Le brouillard. C'était le brouillard. Une brume opaque telle qu'il n'en avait jamais vue. Elle était là, à l'intérieur de son esprit. Si celui-ci ne comportait plus aucune lésion physique, tout ne fonctionnait pas correctement. Pas encore.
Stiles erra longuement dans sa propre tête sans savoir qui il était. Puis, les informations lui parvinrent par bribes. Il réapprit son nom, son prénom. Retraça le fil de sa propre vie à une vitesse soudainement vertigineuse. Vit des visages, les associa vaguement à des noms. Sentit un regard bleu océan le brûler de l'intérieur alors que quelque chose lui souffla que ledit regard était éteint à jamais.
Son cœur lui fit mal et il ne sut pas trop pourquoi. Plus tard, il comprit. Fit le lien. Quelque chose se mit brutalement à le ronger de l'intérieur alors même qu'il était incapable d'exprimer sa douleur, d'exploser comme il en aurait eu besoin.
Après la reconnaissance des principaux protagonistes de sa vie, vinrent les souvenirs. A partir de là, ce fut le désordre complet. Les pièces du puzzle de sa vie voletaient partout dans sa tête et il peinait réellement à les attraper pour essayer de les ordonner. Au départ, il fut incapable de faire les choses correctement. Puis, le vide se fit en lui.
Le vide d'émotions.
Elles ne disparurent pas, bien au contraire. Cependant, il les relégua inconsciemment dans une cage mentale qu'il créa de toutes pièces. Stiles utilisait la Dissonance sans s'en rendre compte et ainsi, il réussit petit à petit à recoller les morceaux de son âme. A démêler le vrai du faux. A revisionner certains éléments de sa vie avec une froideur à toute épreuve. Sa souffrance, aussi grande soit-elle, fut étouffée par la Dissonance qui le maintint dans cet état de lucidité glaciale, lui permettant lentement de reconstruire certains pans de son esprit.
Mais de l'extérieur, Stiles ressemblait pour l'instant à un légume, qui entrouvrait à peine les yeux de temps à autres. Il était nourri à l'aide de perfusions et ses brefs réveils n'étaient pas assez marqués pour être relevés et considérés comme tels. Loin de se douter le chaos glacial dans lequel était plongé l'hyperactif, Moira continuait de veiller au grain. Elle était fatiguée, très fatiguée, mais elle tenait le coup, et on la relayait lorsqu'il était nécessaire pour elle de dormir un peu. En soi, il n'y avait plus de réels soins à apporter au double cardinal : tout ce qu'il fallait, c'était le surveiller. Vérifier que son cœur battait encore, que son état quasi végétatif ne déclinait pas. C'était tout ce que l'on pouvait espérer pour le moment. Moira elle-même n'ayant jamais été confrontée à cette situation ne savait que prévoir. Il fallait maintenant s'en remettre au temps et à la chance. Sur le plan physique, tout fonctionnait : le psychisme était obscur et Moira ne se voyait pas s'introduire dans son esprit pour voir s'il s'y passait quelque chose. Elle le pourrait, si elle le désirait, mais la M-Psi ne s'y risquerait pas. Elle avait voulu le faire pour vérifier, quelques jours plus tôt, son hypothèse de boucliers concernant Derek. Toutefois, l'intervention de l'hyperactif lui avait fait réviser ses plans et il était vrai qu'un viol mental… Ne laisserait personne indemne. Il faut croire que les souvenirs de Stiles, ceux qui lui avaient explosé à la figure lorsqu'elle l'avait sauvé, l'avaient grandement influencée…
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Ce soir, Liam et Jackson étaient de corvée de cuisine tandis que Lydia et Derek restaient près d'Isaac. Il allait bien, simplement… Lui aussi avait manqué de mourir, quelques jours plus tôt et son mutisme presque perpétuel ne rassurait personne. Il souriait, restait expressif, comprenait ce qu'on lui disait… Mais il se bornait à garder le silence le plus longtemps possible. Rares étaient les mots qu'il avait prononcés depuis son agression. On ne savait pas s'il les économisait ou si parler était devenu une épreuve pour lui. De manière plus générale, personne ne savait à quoi il pensait et le plus perturbant, c'était son odeur, étonnamment pas alarmante. Il avait l'air… D'aller bien. Et il fallait avouer que le contexte poussait chacun à ne pas approfondir ses investigations de son côté. Tout était trop dur, trop vaste, trop… Inconnu. Isaac lui-même faisait sans doute de son mieux pour alléger le fardeau mental de ses amis, en se faisant tout petit. Contrôlait-il son odeur ? C'était impensable. Les émotions ne mentaient jamais et elles étaient irrémédiablement transmises par les phéromones qu'il dégageait.
- On peut me rappeler pourquoi je dois laver le sol ? Râla Peter en passant près du salon.
Précieux, il détestait devoir s'occuper des tâches ménagères. Il se trouvait des traits aristocratiques et de belles mains : ce serait un crime que de leur imposer des devoirs aussi ingrats !
Personne ne daigna lui répondre, mais sa question eut le mérite d'en faire sourire certains. Lesdits sourires étaient faibles, timides, mais présents. L'on avait besoin de ça, en ce moment. De choses légères qui pourraient détendre l'atmosphère lourde qui pesait sur chacun des occupants du manoir.
- Je te signale que j'ai dû changer tous les draps alors je te prie de la fermer ! Entendit-on Théo braire depuis l'étage.
Il n'avait pas parlé extrêmement fort, mais c'était suffisant pour que toutes les oreilles lupines l'entendent. Nouveaux sourires timides. Qu'il était dur de ne pas penser, de ne pas se souvenir et en même temps… De ne pas oublier.
La présence de Stiles brillait par son absence. L'on savait qu'il était là, à l'intérieur du manoir, mais on ne le voyait pas.
Et ça faisait toute la différence.
- Et maintenant… Qu'est-ce qu'on fait ? Demanda Lydia à Derek, qui avait sa main posée sur l'épaule d'Isaac. Je veux dire, on a le manoir, mais… On ne va pas y rester indéfiniment.
L'ancien alpha retint un soupir. Cette question, on la lui avait déjà posée. Pourquoi à lui ? Sans doute parce qu'il était leur aîné et qu'il inspirait davantage confiance que Peter… Ce qui ne lui donnait pas pour autant toutes les réponses. Leur avenir à tous, et il en avait bien conscience, était des plus incertains. La menace Psi était réelle, plus encore qu'ils ne le pensaient et ça, il le savait. Stiles était plongé dans une sorte de coma dont il ne savait pas s'il se réveillerait – mais on pensait positif par besoin –, leur seul abri était un manoir à moitié rénové… Ils avaient bien une Psi de leur côté, une Psi qui leur semblait puissante, mais… Personne ne connaissait ses réelles motivations. Elle avait prouvé sa valeur en sauvant Isaac et Stiles, néanmoins… Trop d'ombres l'entouraient. Et puis, elle ne semblait pas être des plus puissantes. Si la démonstration discrète de ses pouvoirs continuait de les hanter, l'on imaginait fort bien que ses capacités devaient être moyennes étant donné qu'elle avait laissé les rênes du précédent combat à Stiles… Et puis elle l'avait assisté, sans compter tous ces détails que chacun avait retenu, mais décidé de laisser de côté pour l'instant. La mort du shérif flottait silencieusement entre eux, une ombre parmi les ombres.
- On devrait pouvoir rester ici quelques jours, lui dit-il. Ensuite, on avisera.
Derek ne savait pas quoi dire d'autre, tout simplement parce qu'il n'avait pas la tête à réfléchir. Il n'y arrivait plus vraiment. Depuis qu'il était ici, un visage en particulier ne cessait de briller dans son esprit. Un visage dont l'expression était figée, des yeux fermés, coupant l'étincelle d'un regard perdu. Les ecchymoses disparues dansaient sur la peau trop pâle. Des blessures qu'il avait dissimulées. Pas longtemps, mais suffisamment pour que Derek ressente un profond sentiment de dégoût envers un certain alpha qu'il ne considérait plus comme le sien. C'était le cas depuis un moment déjà, mais… Disons que la révélation récente de Moira avait suffi à couper les derniers liens amicaux qu'il gardait en stock.
Lydia hocha timidement la tête mais Derek ne la vit pas faire. Il venait de se lever.
- Je vais dire à la toubib d'aller dormir un peu, indiqua-t-il sans regarder personne en particulier.
Et si c'était ce qu'il comptait effectivement faire, ce n'était pas la raison principale pour laquelle il ressentait le besoin d'aller à l'étage depuis un moment. Il avait résisté, longuement, inquiet pour Isaac, mais… Isaac allait bien. Il était entouré.
Pas Stiles.
Et Derek ressentait l'immense besoin d'être là pour lui, de rattraper tout ce temps perdu à devoir se rattacher à des attitudes de convenance. Récemment, il avait failli le perdre trop de fois pour se permettre de ne pas faire assez attention à lui. Même si rien ne garantissait que l'hyperactif redevienne celui qu'il avait été, il était en vie pour l'instant et… C'était tout ce qui comptait. Derek avait besoin de se raccrocher à cette étincelle de vie qu'il sentait encore en lui. Si son cœur battait, l'espoir restait de mise.
A l'étage, Derek croisa Moira qui sortait justement de la chambre qu'occupait Stiles. Exténuée, elle n'avait pas attendu l'autorisation de qui que ce soit pour faire une pause. Elle connaissait ses limites et était consciente qu'il valait mieux pour elle de prendre le temps de se reposer plutôt que de s'épuiser à la tâche jusqu'à s'écrouler.
- Où puis-je aller ? Demanda-t-elle toutefois, digne comme à son habitude.
La fatigue n'entachait ni sa posture, ni son attitude froide comme la glace, que seule son odeur pouvait trahir et seulement en partie. La jeune femme se contrôlait divinement bien malgré toutes les fêlures que Derek voyait chez elle et si c'était une chose qu'il aurait pris le temps d'approfondir en temps normal, il décida de remettre cela à plus tard. Disons… Qu'il avait d'autres priorités, qui lui paraissaient amplement plus importantes que celle-ci. Moira était pour lui à peine plus qu'une inconnue : elle avait sauvé deux vies, mais il ne la connaissait pas personnellement. Stiles, par contre…
- La chambre du fond est libre, lui indiqua Derek d'un geste.
- Très bien, merci.
De sa démarche raide mais pas moins féminine, la M-Psi disparut dans la pièce indiquée. Derek s'empressa de prendre la direction inverse. D'un geste doux, il ouvrit la porte car même si Stiles était dans un état où, selon Moira, il ne percevait pas grand-chose, le loup voulait éviter de le déranger au maximum. Et puis… Il désirait passer du temps avec lui, plus que ce qu'il faisait déjà, et qui n'était, au final, pas grand-chose. Stiles méritait qu'on lui accorde de l'attention. Plus que ça : il méritait tout. Tout ce qu'on lui avait refusé jusque-là. Derek avait bien l'intention de réparer ses erreurs et plus encore. Stiles avait tout perdu. Sa vie. Son père. La plupart de ses amis, même si ce n'était pas définitif. Sa confiance en lui. Son amour-propre. Tout ce qui faisait de lui le jeune homme solaire qu'il était. Derek se demanda s'il aurait la chance de revoir son sourire un jour. Faudrait-il déjà qu'il sorte de son état végétatif… Ce qui n'était pas gagné, et pourtant…
… Et pourtant lorsqu'il entra dans la chambre, deux yeux grands ouverts le regardaient. Derek avait régulièrement rendu visite à Stiles depuis que la meute était venue occuper le manoir et il l'avait déjà vu ouvrir vaguement les yeux. Mais cette fois, il s'avait que c'était différent. Parce que les iris de Stiles étaient d'un noir abyssal moucheté d'étoiles blanches. Un regard qui, s'il paraissait inexpressif, brillait qu'une étincelle qui lui fit tout de suite froid dans le dos. Il déploya ses sens.
Ces derniers jours, l'odeur de Stiles était un mélange timide, faible, un chaos silencieux atténué par son état général, son coma mental.
Cette fois-ci, elle était complètement fade et vide de toute émotion.
