CHAPITRE 11

Comme d'habitude, Regulus était entré dans sa chambre sans frapper, en digne émissaire de ses parents. Attablés dans la grande salle à manger du 12, square Grimmaurd, ceux-ci attendaient depuis un bon quart d'heure que leur fantasque aîné daignât descendre. Mais Sirius n'avait toujours pas digéré le repas de midi, au cours duquel sa mère, après avoir jeté un œil au journal de son mari, avait jugé, « vu la déliquescence actuelle », « salutaires » les idées de ce « Lord » dont les forfaits commençaient à défrayer la chronique. Tout en aspirant des ortolans rôtis, le taciturne Orion s'était borné à regretter que des Sangs-purs se salissent les mains, quand des mercenaires existaient. Regulus avait demandé l'autorisation de découper l'article en cause sans susciter, chez ses parents, autre chose qu'une condescendance attendrie.

Regulus avait quatorze ans ; des traits aussi fins que ceux d'une fille ; une silhouette fluette qui rappelait l'enfant souvent malade qu'il avait été ; des boucles châtain qu'il couperait sans pitié quelques mois plus tard, après la fugue de son frère, pour marquer leur différence et, surtout, une naïveté teintée de présomption dont Sirius adorait se moquer. Féru d'arts occultes, Regulus lisait tous les livres qu'il trouvait sur le sujet, y compris les moins recommandables, et se découvrait sans cesse de nouvelles idoles – divinateur, astrologue, alchimiste, nécromant ou mage noir. Sa mère disait qu'il se cherchait un peu. Sirius, lui, pensait qu'il passait trop de temps seul pour être un garçon épanoui.

« Mère dit que si tu ne descends pas immédiatement, tu seras condamné à mendier ta pitance pour le restant de tes jours », avait ânonné Regulus de sa voix argentine.

Il n'avait pas encore mué, détail que Sirius, en pleine floraison de virilité, ne se privait pas de lui rappeler chaque fois qu'il osait le sermonner.

« Qu'est-ce que tu fais ? avait alors spontanément demandé Regulus en s'avançant dans la pièce.

– T'as besoin que je te fasse un dessin, microbe ? » avait ricané son aîné.

Debout en chaussettes sur son lit, vêtu d'un t-shirt déchiré à la mode moldue qui dévoilait un tatouage en forme de chien sur le flanc droit, Sirius terminait tranquillement d'accrocher des posters montrant des filles en maillot de bain alanguies sur des carrosseries coruscantes. Il les avait détachés de magazines de moto achetés sous le manteau trois jours plus tôt dans une bouquinerie du chemin de Traverse.

« T'avoueras que cette déco a une autre gueule que tes collages sur Voldemort », avait-il ajouté en plantant une dernière punaise dans la soie gris-argent.

Cependant les yeux cristallins de Regulus, si semblables aux siens, faisaient le tour des murs avec une espèce de dégoût apeuré, qu'aujourd'hui, Sirius n'interprétait plus de la même manière :

« On leur voit même le ventre, à ces… ! Décroche-ça tout de suite, Sir' ! Mère va devenir folle si elle tombe dessus !

– Tsssss… Et qu'est-ce que ça changerait, mon petit Reg' ? La vioque a déjà un pet-au-casque. C'est une baraque de fous ici.

– Tu ne crois pas si bien dire, car de tous, c'est toi le plus atteint ! »

La répartie avait plu à Sirius : il appréciait que son frère sortît de sa réserve, fût-ce pour proférer des horreurs sur lui. Cette hargne finirait bien par devenir de la révolte, se disait-il, et déborder vers d'autres cibles. Et, ce jour-là, ils seraient vraiment frères, et pas seulement, comme aujourd'hui, des animaux de la même portée.

Sirius s'était montré plus réservé lorsque le même Regulus, cédant à un accès de pudibonderie, avait bondi sur l'un des posters – son préféré, celui qui montrait une blonde à la bouche ouverte se faisant un soutien-gorge avec ses mains – pour le mettre en pièces. Sautant à terre, Sirius avait retenu de justesse son frère par les poignets alors qu'il s'apprêtait à faire subir le même sort à un autre, où une brune écartait ses cuisses fuselées de manière suggestive.

« C'est parce qu'elles sont moldues que tu te sens obligé de les faire disparaître de ta vue ? l'avait raillé Sirius. Quel puceau hypocrite tu fais ! Alors qu'en vrai, tu rêves de te branler sur elles, avoue ! »

Son petit frère l'avait toisé avec une expression scandalisée :

« Tu es vraiment un sale con répugnant ! » avait-il fini par lui cracher au visage, dans un écart de langage que seule l'indignation pouvait provoquer chez lui.

Ravi de sa réaction, qui prouvait qu'il lui restait le pouvoir de le choquer, Sirius avait éclaté de son rire rude et âpre, qui ressemblait à un aboiement. Sa manifestation d'hilarité avait dû s'entendre depuis le rez-de-chaussée, car, aussitôt, en réponse, une voix stridente s'était mis à vomir des imprécations. Cela n'avait eu que pour effet que de rendre le rire de Sirius plus tonitruant encore, au point de couvrir la partie adverse.

Un pas léger avait fait vibrer l'escalier et un être cacochyme, pas plus haut qu'un jeune enfant, s'était montré dans l'embrasure de la porte. Il s'était incliné devant Sirius avec l'obséquiosité caractéristique des elfes domestiques :

« Maître, madame votre mère me prie de vous dire que… »

Sirius n'avait pas laissé à Kreattur, qu'il exécrait – comme il exécrait tout ce qui était servile – le temps de finir en deux enjambées, il était sur lui. Il l'avait attrapé par son pagne raide de crasse et soulevé dans les airs comme un tubercule qu'on arrache du sol avant de le lancer dans l'escalier où la créature, qui avait eu le réflexe de se recroqueviller sur elle-même, avait roulé de marche en marche, couinant de douleur à chaque heurt.

Regulus s'était précipité pour retenir l'elfe, mais Sirius, qui s'était accoudé à la rampe pour ne rien manquer du spectacle, avait donné un tel élan à son projectile que la course de celui-ci s'était achevée sur le palier du dessous dans un bruit d'os broyés.

« Espèce de monstre ! lui avait crié Regulus.

– Moi, un monstre ? avait répliqué Sirius avec cynisme. Sans blague ? Tu l'as regardé, lui ? Mais t'inquiète, c'est pas la première fois, ces choses sont increvables. »

Une gorgone était apparue trois étages plus bas, furieuse qu'on eût cassé son jouet. De sa main griffue, couverte de dentelle noire jusqu'à la naissance des phalanges, elle avait agrippé la rampe de l'escalier. Cependant qu'elle gravissait les marches, ses longs pendants d'oreilles en jais cliquetaient en rythme. Elle tenait à la main un tisonnier chauffé à rouge – son instrument de correction favori ; elle trouvait que le martinet était trop doux pour ce qu'elle avait à mater.

Se dressant sur ses ergots de jeune mâle, Sirius avait tenté de l'affronter. Hélas, bien vite, malgré ses rodomontades, il s'était retrouvé devant sa mère comme un petit garçon. Ce qui le terrifiait chez elle, ce n'était pas tellement son maquillage histrionesque, d'un blanc crayeux barbouillé de brou de noix, conçu pour le jour rare de l'antique demeure ; c'était sa voix – outrancière, sortant à torrent d'une bouche aux commissures tombantes, dont la sonorité grinçante et rouillée charriait toute la hideur de son âme. ll n'avait même pas cherché à esquiver les coups. Heureusement, Walburga tenait à ce que les apparences fussent sauves ; elle ne frappait pas au visage.

À chaque fois que cela se produisait – et cela produisait de plus en plus souvent, car Sirius le cherchait – il se claquemurait dans sa chambre, meurtri et humilié, pour étouffer ce qu'il lui restait d'humanité dans son oreiller. Alerté par le douloureux ressac de ses sanglots, son frère, dont la chambre se trouvait juste en face de la sienne, venait s'asseoir à côté de lui, les genoux serrés. Il restait là, sans rien dire, ni vraiment compatir, mais il ne se moquait pas non plus. Quand Sirius se calmait, Regulus se levait et retraversait le palier en sens contraire, sur la pointe des pieds. Évidemment, ils n'en avaient jamais parlé entre eux. Ni de ça. Ni du reste.

Sirius heurtait en vain ses pieds l'un contre l'autre : il ne les sentait plus. Tout comme ses mains, tassées dans les poches de son blouson. Il n'y avait pas d'échappatoire : il fallait retourner au cottage, à son quotidien, à cette vie sans Regulus que, de son vivant, il n'avait été fichu ni d'aimer ni de comprendre. La neige était épaisse et collante. Pour se faciliter la tâche, Sirius marcha dans ses propres pas.

En approchant du cottage, il vit Hagrid, entortillé dans une peau d'ours, qui ronflait à la belle étoile, sous l'appentis à bûches. Il passa comme une ombre devant le séjour, où Doge et McGonagall étaient occupés à essayer de régler la fréquence de la radio, et gagna la chambre à l'étage. Comme il s'y attendait, James était déjà endormi, les lunettes posées sur le plateau en marbre de la table de chevet, les mains jointes sur son pyjama impeccablement repassé. Sirius s'assit sur le lit jumeau et l'observa, se faisant la réflexion qu'il aurait tout donné pour être lui. Il lui arrivait de le détester à cause de cela.

Le lendemain, James se leva de si bonne heure que Sirius ne remarqua le lit vide à côté du sien que lorsque son ami, valise à la main, remonta pour lui lancer par la porte entrouverte un « au revoir » expéditif, qui ressemblait à une fuite. Sans doute James fut-il pris d'un remord car, au moment où il s'apprêtait à franchir le seuil du cottage, il fit une volte et, d'une voix joviale, proposa à Sirius de venir, ce soir, aux Trois Balais. L'Association des Alumnis, dont il venait de devenir le trésorier adjoint, avait privatisé le lieu pour le réveillon du Nouvel An ; c'était l'occasion de revoir de vieilles têtes et d'entretenir son réseau, lui vendit-il avec ce sourire charmeur, factice, qu'il arborait en société. Il lui payerait le billet de Magicobus et le dépannerait d'une veste. Parce que, franchement, ce vieux blouson…

Sirius, mal réveillé, considéra l'invitation sans enthousiasme. Pourquoi James et lui ne pouvaient-ils pas se voir sans que la terre entière fût là ? Et en quoi la circonstance d'être passé par la même école l'aurait-il rendu proche de ces gens avec lesquels James tenait tellement à s'amuser ? Lui, en tout cas, ne voyait pas l'intérêt d'écouter ses anciens voisins de dortoir étaler les succès de leur jeune carrière. Avec ses études poussives – il n'était encore qu'à mi-chemin de sa formation d'Auror – il savait qu'il ressortirait de là avec le sentiment d'avoir gâché sa jeunesse.

« Vaut mieux que je reste ici, répondit-il sans l'ombre d'un dilemme. Je suis pas à jour de ma cotisation. »

En réalité, il n'avait même pas retourné le bulletin d'adhésion. Comme James le regardait avec commisération, il prétexta :

« En plus, Molly m'a dit que je buvais trop ; elle n'a peut-être pas tort, au fond.

– Te fais pas de souci, il y aura aussi du jus de citrouille, argua James. Quasiment toute la promo sera là. Mary a prévu une rétrospective photo. On jouera au Bavboules, on fabriquera des philtres amusants et on fera des courses de balais la tête en bas comme à Poudlard. Ça te rappellera le bon vieux temps…

– Ça me rappellera surtout que ce temps-là est fini… », maugréa Sirius en frottant ses yeux battus par l'insomnie.

Parce que l'occasion était trop belle, il ajouta :

« … Et que je ne suis plus, à tes yeux, qu'une connaissance parmi d'autres…

– Les grands mots ! s'exclama James, en prenant un air blessé qui paraissait un peu joué. Hier, tu sais, j'aurais pu repartir juste après la réunion. Mais j'ai préféré passer la nuit ici. Pour être avec toi. Alors ne me fais pas passer pour le mauvais ami que je ne suis pas !

– Tu es si bon, répliqua Sirius d'une voix mielleuse. Pardonne-moi de ne pas t'en être reconnaissant. »

Cette fois-ci, une franche vexation se peignit sur le visage de James. L'éclaircie qu'avait connue sa personnalité, la veille, semblait déjà un lointain souvenir.

« Mais qu'est-ce que je t'ai fait, Sirius ? lui demanda-t-il d'un ton agacé en lâchant la poignée de la porte. Je sais que tu broies du noir en ce moment, mais ça ne t'autorise pas à être insupportable !

– J'en ai marre que tu joues à cache-cache avec moi ! » réagit Sirius avec une virulence qui le surprit lui-même.

Derrière James, la porte était restée grand ouverte et la neige, poussée par le vent, s'engouffrait par brassées dans le vestibule. D'un geste sec, Sirius s'avança pour refermer, bousculant James au passage. La seule lumière provenait désormais de l'imposte en vitrail au-dessus de leur tête, si bien que les deux amis se retrouvèrent à flotter dans un demi-jour laiteux. James ne lâchait toujours pas sa valise, mais son assurance semblait s'être craquelée.

« Tu me gardes rancune d'hier, n'est-ce pas ? demanda-t-il à brûle-pourpoint. Je savais bien que j'aurais mieux fait de me taire.

– Pourquoi ne me l'as-tu pas dit plus tôt ? lui cria Sirius, sans chercher à contenir la colère qui montait en lui. Ça explique tellement de choses ! T'avais peur de quoi, au juste ?

– Que tu m'accuses de parler sans preuve ! répliqua vivement James. Ce n'est pas le genre de choses qu'on affirme à la légère !

– Parce que, pour toi, c'était mal ? gronda Sirius. Pire que d'être Mangemort ? »

L'argument était un peu malhonnête, car Sirius lui-même, tout ouvert d'esprit qu'il voulait être, ne serait jamais allé le crier sur les toits. Mais il était décidé à se payer la tête de James.

« Ce n'est pas ce que je voulais dire ! tenta de se rattraper l'intéressé, dont l'élocution avait perdu sa netteté habituelle. C'est parce que… parce qu'il y avait Rogue dans l'histoire. Et comme je savais à quel point tu le…

– Tu as oublié qu'il était aussi ta tête de turc ! l'interrompit Sirius. Et ne détourne pas la conversation !

– Tu penses bien que je ne porte aucun jugement sur… sur ce qu'était ton frère.

– Alors pourquoi t'imaginais-tu que je l'aurais mal pris ? s'insurgea Sirius. Je ne t'ai pas assez prouvé que je n'avais pas les stupides préjugés de mon milieu ? »

James regarda autour de lui, comme s'il cherchait une personne à prendre à témoin de l'absurdité de la situation.

« Parce que tu es dans le déni, se décida-t-il à lâcher. Et que j'avais l'impression que tu voulais y rester.

– Le déni de quoi ? le pressa Sirius, intrigué, car il n'était absolument pas certain de voir à quoi James faisait allusion.

– Tu sais bien…, répondit James dans un soupir, le regard bas.

– Je ne t'ai pas traité de menteur, se défendit Sirius. Ne pas croire sans preuves, c'est ça que tu appelles du déni ?

– Parlais pas de ça…, balbutia James, qui paraissait de plus en plus mal à l'aise.

– De quoi, alors ? Tu me fais tourner en bourrique avec ta manie de parler par devinettes ! »

La réplique fusa :

« De ton comportement avec moi.

– Pardon ? s'étrangla Sirius.

– Tu es tellement... comment dire… sur moi. Surtout depuis la mort de ton frère. Ça pourrait prêter à confusion, tu sais. »

James n'osait plus le regarder, à présent. Sirius en resta bouche bée. C'était donc ça, l'explication à sa froideur. La peur de l'équivoque. De tout ce qui pourrait dissoner. Pourtant, Sirius avait toujours été ainsi : tactile, lyrique et, surtout, possessif. Et son ami s'en accommodait très bien, autrefois. Du temps de Poudlard, ils passaient tout leur temps libre ensemble, à faire les quatre cents coups et à se répéter qu'il n'y avait jamais eu sur terre meilleurs amis qu'eux. Remus et Peter n'étaient là qu'en guise de distraction, lorsque leur relation devenait trop étouffante. Parfois, James laissait Sirius le rejoindre dans ses draps et, derrière les rideaux pudiquement tirés du lit à baldaquins, ils refaisaient le monde jusqu'au lever du jour. Mais Sirius ne voyait rien d'ambigu à cela car ce qu'il ressentait pour son ami était fort, noble, pur. Malgré leur proximité physique, et même s'ils avaient un jour échangé leur bave sous l'emprise de l'alcool, ça ne ressemblait ni de près ni de loin à de l'amour, pour ce qu'il en savait. Et il avait eu suffisamment de filles dans son lit pour savoir.

« J'aimerais qu'on ait désormais une relation… normale », murmura James d'une voix sans timbre.

Sirius sentit son cœur se glacer : il croyait comprendre ce que James mettait derrière le mot « normal » : quelque chose de tiède, d'étriqué, d'oppressant, dans lequel lui, tout en excès, ne se reconnaîtrait jamais. Car pour Sirius, être amis, ce n'était pas se voir une fois par mois pour fumer un cigare et parler placements financiers : c'était tout partager.

« Moins encombrante, tu veux dire.

– Moins passionnelle », rectifia James.

Sirius se sentit rougir jusqu'à la racine des cheveux. Lui n'aurait pas employé ce mot.

« Je ne suis pas comme Reg', si c'est de ça dont tu as peur », grommela-t-il.

Le regard toujours fuyant, James haussa les épaulettes :

« Ce n'est pas ce que je voulais dire. »

Mais tout, dans son attitude, sa façon de se tenir hors de portée, hurlait le contraire.

« J'espère que tu me pardonneras », dit encore James – et il paraissait sincère.

Sincère, mais à côté de la plaque, songea Sirius, qui n'avait pas cherché à le retenir – à quoi bon ? Longtemps, après le départ de James, il resta dans le vestibule, à se souvenir de leurs rires, de leurs mauvais coups, des confidences qui se faisaient, de ce qu'ils avaient été l'un pour l'autre, de tout ce qu'ils n'étaient plus en cette froide matinée d'hiver. Le silence était à peine troublé par de vagues bruits de plomberie – quelqu'un devait se doucher – et la rumeur, au loin, d'une conversation. Maugrey disait à McGonagall que l'effondrement, la veille, d'un viaduc, à Ribbleshead, n'était certainement pas un accident. Doge acquiesçait. Hagrid proposait du thé. Et Sirius, appuyé contre le chambranle de la porte, se demandait : comment le monde pouvait-il continuer de tourner après ça ?