Il avait oublié que le commun des mortels ne venait pas au lycée avec le dernier modèle de coupé-cabriolet, ni en costume-lunettes de soleil, ni en se baladant comme s'il possédait la planète tout entière. Pourtant, c'était ce que faisait Tony, devant le portail de son ancien lycée, accompagné de nulle autre que son fidèle acolyte-personnage-secondaire-soutien-du-protagoniste, j'ai nommé : Morgane (ou le Démon, selon le très honorable Dr. Stephen Strange).
Alors, bien sûr, les deux Stark ne passèrent pas inaperçus au milieu de la foule de boutonneux du lycée. Mais Tony n'en fit pas tout un fromage (d'abord parce que le fromage en Grande-Bretagne c'est la misère, ensuite parce que c'est Tony) : il fit monter Morgane sur ses épaules et traversa la cour jusqu'au bâtiment principal en laissant couler les exclamations et autres réactions surexcitées qui flambaient sur son passage. Après tout, il s'était rendu jusqu'ici avec un objectif bien précis en tête.
Il constata avec plaisir que peu de choses avaient changé depuis ses années lycée et retrouva facilement la vieille bibliothèque de l'établissement, au bout du deuxième étage. Le lieu était peu peuplé, si ce n'était pour la documentaliste juchée derrière son bureau, qui elle aussi ne semblait pas avoir bougé depuis vingt ans (ce qui effraya quelque peu notre génie-milliardaire-papa car déjà à l'époque, les rumeurs sur la potentielle condition vampirique de la documentaliste allaient bon train). La vieille femme l'accueillit avec un hoquet de stupeur :
« M. Stark ?
-Mrs. Schmidt, c'est un plaisir de vous revoir ! Vous vous souvenez de moi ?
-Si je me souviens de vous ! Votre nom figure toujours sur l'intégralité de nos livres ! Et qui est donc cette jolie jeune fille ?
-Je m'appelle Morgane, expliqua la petite perchée sur les épaules de Tony.
-Je lui fais visiter mon ancien lycée, poursuivit l'inventeur, j'imagine qu'il serait optimiste d'envisager que nous repartions avec un livre ?
-Oh M. Stark, prenez le livre que vous voulez, nous vous devons bien ça ! Mais je ne suis pas sûre que nous ayons des ouvrages adaptés à l'âge de Morgane…
-Ne vous en faites pas, elle est déjà très en avance pour son âge. Je vais faire un petit tour alors, merci beaucoup Mrs. Schmidt. »
Il conclut son petit manège d'un petit clin d'œil par-dessus ses lunettes qui fit mouche sur la documentaliste et sur les deux ou trois élèves visiblement perdus dans le lycée (accompagné bien sûr d'un grand sourire de Morgane, capable d'annihiler même la plus redoutable des créatures, genre Jean-Marie Le Pen en 40-44, 40-44 n'étant évidemment pas ici une pointure d'Air Max Plus).
Alors Tony partit se cacher entre les étagères et commença à feuilleter quelques livres au hasard. Il savait à peu près quels livres n'étaient jamais empruntés, et tomba très rapidement sur ce qu'il cherchait. Sur les étiquettes d'enregistrement des livres, il trouva son nom. Un Tony Stark gribouillé à la hâte au stylo-bille. Et directement au-dessus, figurait une autre signature : S.V.S.
Trois, quatre, cinq autres livres plus tard, et les deux signatures se suivaient toujours. Une simple recherche Ecosia lui confirma que S.V.S n'était autre que Stephen Vincent Strange et qu'ils avaient été étudiants dans le même lycée (il découvrit au passage l'impressionnante renommée du neurochirurgien, qui lui avait octroyée l'un des plus prestigieux signes de célébrité : une page Wikipédia). C'était donc ça, cette impression de déjà-vu. Il leva la tête vers Morgane, lui lança un regard triomphant et embarqua le premier livre qui se trouvait devant lui.
.
La sonnerie retentit dans les couloirs blancs. Quelques secondes suffirent pour que des élèves grouillent de partout entre les salles de classe. Il était midi, et à cette heure-là Tony Stark ne suivait pas ses compères sur le chemin du self. Non, depuis quelques semaines, il passait tout son temps dans la bibliothèque du deuxième étage. Au début, Mrs. Schmidt l'avait regardé comme s'il lui avait poussé une seconde tête : Tony n'avait jamais daigné mettre les pieds dans cet endroit (il savait presque déjà tout). Mais son professeur de littérature l'y avait contraint pour un exposé, alors il avait franchi les portes de ce sanctuaire des âmes ennuyées (et, selon lui, ennuyeuses) à contre cœur. Du moins, jusqu'à sa rencontre avec un certain S.V.S.
.
– Le lendemain –
Rituel du matin du (très appréciable) Dr. Stephen Strange :
- Se lever en pensant à insulter la planète tout entière
- Insulter la planète tout entière
- Passer devant sa collection anti-humanité pour se convaincre que c'est bien d'insulter la planète tout entière
- Marquer l'emphase sur sa veste au jus d'orange bio gâchée par Morgane-Stark-le-Démon
- Froncer les sourcils en pensant aux Stark
- Sortir chercher le courrier et jeter sa pub chez les voisins (si possible les Stark)
- Emettre un cri de Loch Ness pour effrayer le chien du voisin
- Trouver un livre dans sa boîte aux lettres
Minute. Trouver un livre dans sa boîte aux lettres ? Ça, ça ne faisait pas partie de ses coutumes matinales.
Mise à jour du rituel du matin du (fort sympathique) Dr. Stephen Strange :
- Découvrir que le livre n'est autre que Le Misanthrope, ou l'Atrabilaire amoureux, de Molière
- Se rappeler qu'on n'a jamais commandé de littérature française, surtout pas du Molière
- Se rappeler que personne ne l'aime assez pour lui offrir un cadeau (d'autant plus aussi ironique que Le Misanthrope, ou l'Atrabilaire amoureux, de Molière)
- Décider de jeter le livre, avec les publicités, chez le voisin
- Ne pas le jeter chez les Stark, ils trouveraient le moyen d'aimer ça ces hurluberlus
- Jeter le livre chez l'autre voisin : Finn Gallagher
- Reprendre le chemin de sa maison avec la satisfaction d'avoir réalisé le Mal
- Être interrompu par un Stark
Mais ça n'allait vraiment jamais s'arrêter ?
« Bonjour docteur ! Est-ce que je peux vous parler une minute ? »
C'était celui du milieu, le garçon… Peter ? Oui, oui, ce devait être ça, Peter. M'enfin, quelle importance ? Il n'allait plus s'abaisser à parler même pour une minute à un Stark, il valait mieux que ça. Il fit deux pas vers la porte d'entrée de sa maison quand Peter reprit :
« Si vous ne m'écoutez pas, je peux aussi bien aller réveiller Harley et Morgane et gâcher votre matinée. »
Stephen plissa les yeux. Comme si t'étais pas déjà en train de ruiner ma journée le moustique. Mais quand même, ce garçon-là avait l'air moins problématique que Harley-la-Terreur et Morgane-le-Démon. Le docteur fit un pas en arrière et haussa un sourcil dans l'expectative. Peter sourit et continua :
« Je vais commencer des études de médecine en septembre, je voulais savoir si je pouvais vous accompagner à l'hôpital juste pour observer un peu ce que vous faites. »
Les sourcils de Strange se plièrent en une profonde expression de perplexité. Ce gamin-là était soit très naïf, soit très débile, ou les deux. Il répondit :
« Non. »
Peter le fixa avec des yeux proches de ceux de Morgane-le-Démon (donc des yeux brillants, globuleux, quasi-angéliques), et Stephen fixa le jeune homme avec les yeux de Dark Vador (donc des yeux noirs, en plastique, sans âme). Puis Stephen eut une idée, une idée merveilleusement maléfique. Il reprit :
« Finalement oui. Je pars dans trente minutes. »
Puis il rentra chez lui pour finir de se préparer, tandis que Peter affichait un sourire victorieux. Jamais il n'aurait pensé qu'il soit aussi facile de convaincre Strange. C'en était presque inquiétant…
.
Finn Gallagher était un homme somme toute plutôt ordinaire : professeur d'histoire-géo dans la quarantaine, éternel célibataire, vivant seul avec son chien Prokof, le Saint-Bernard le plus intelligent d'Angleterre. En outre, Finn Gallagher était un homme banal et gentil, certainement pas de taille à se mesurer au très impérial Dr. Stephen Strange. Alors, tous les jours depuis bientôt dix ans, il ramassait les catalogues et autres brochures publicitaires dont se débarrassait son éminent voisin avec une passivité proche du fatalisme leibnizien (vous n'avez pas compris, moi non plus).
Seulement voilà, ce matin-là ne devait pas être un matin comme les autres, car Finn Gallagher trouva Prokof, d'habitude caché dans les buissons après avoir reçu les foudres de Strange (et non pas celles de Thor car là ce serait du propre et plus du figuré, vous me suivez), occupé à fouiner frénétiquement dans le petit tas de publicités. Finn s'approcha et aperçut le petit livre qui dépassait de la gueule de son chien. Qu'était-ce ? Il tendit la main et Prokof lâcha le bouquin avant de se mettre à aboyer comme un fou. Mais qu'avait-il donc ce matin ? Le livre était un ouvrage classique, du théâtre français d'après ce qu'il put lire. Très bien, pour une fois qu'il avait autre chose que de simples catalogues destinés à finir dans sa poubelle. Il glissa le livre dans la poche arrière de son pantalon, fit volte-face pour rentrer chez lui, mais en fut empêché par Prokof, qui s'était assis sur les trois petites marches de l'escalier entre la porte et son maître, en continuant d'aboyer. Il fallait le comprendre : Prokof avait vu, la veille au soir, le nouveau voisin, Tony Stark, mettre ce livre dans la boîte aux lettres de Strange. Prokof savait donc que ce livre devait retourner à Strange et non pas être conservé par Finn. Mais hélas, Finn n'étant pas Bernie, Prokof n'étant pas Corneil, sa condition de chien l'empêchait de parler.
« Prokof pousse-toi, tenta alors Finn sans grand succès. »
Le professeur réitéra son injonction, qui tomba une nouvelle fois à l'eau, puis il se résolut à tenter d'enjamber son énorme chien. Tentative qui bien sûr, déboucha sur un échec. Mais sur un échec mons-tru-eux (comme celui de Pécresse aux présidentielles 2022, ou Gibraltar 14-0 contre la France à l'Euro 2023), parce qu'en voulant enjamber Prokof, Finn se retrouva coincé dans une position à l'équilibre encore plus précaire que mon budget étudiant. Position qui, ne pouvant être tenue très longtemps (un peu comme un château de sable par jour de tsunami), se solda par une chute de trois marches plus un Saint-Bernard donnant un total d'une chute équivalente à sept marches supplément cri de souffrance des abîmes qui alerta toute la rue.
Aussitôt, la porte de la maison des Stark s'ouvrit pour laisser passer la tête blonde échevelée d'Harley. En quelques secondes, le garçon se retrouva devant la maison de Finn et comprit que ce dernier venait de se casser la jambe. Ni une ni deux, il composa le numéro des secours.
.
Au départ Tony s'était simplement contenté de prendre le livre demandé par son professeur : du Shakespeare, qu'il avait lu aussitôt. Puis, plus par ennui qu'autre chose, il avait pris un autre livre, puis un autre, et il avait bien fini par remarquer les trois petites initiales qui semblaient se trouver sur tous les exemplaires qu'il empruntait. Alors il avait d'abord ri intérieurement : un autre intello dont le seul passe-temps consistait à lire tout ce qui lui passait sous la main. Pathétique. Puis il avait réfléchi. Il vérifia rapidement l'ensemble des livres : le « S.V.S » se trouvait sur la plupart d'entre eux, et pour chacun, la date d'emprunt remontait à plusieurs semaines tout au plus. C'était donc récent. Mais Tony était sûr qu'il ne connaissait personne dont le nom était S.V.S parmi ses camarades. Et Tony connaissait tout le monde, parce que Tony appartenait à cette classe supérieure privilégiée que constituait l'élite de tout établissement scolaire digne de ce nom : les gens populaires (d'ailleurs le jeune prodige attendait patiemment le jour où il aurait sa propre page Wikipédia). Donc Tony se mit à venir de plus en plus souvent à la bibliothèque, pour lire ce que prenait S.V.S, mais surtout pour tenter de le coincer la main dans le sac : il y voyait là la seule façon de rencontrer ce drôle d'intello-fantôme passé jusqu'ici sous ses radars…
