Chapitre publié le 4 juin 2022.

Chapitre 32 : Pressentiment

Loin du calme paisible de la ville, la fête battait son plein sur la plage noire de monde de la petite île.

C'était une tradition parmi les jeunes de l'île : qui voulait faire la fête invitait toujours sur l'une des îles secondaires de l'archipel. Ainsi, cela permettait aux fêtards de ne pas avoir à mesurer leurs démonstrations de joie, tout en ne dérangeant pas la tranquillité si chère aux autres habitants. Généralement, c'était sur la petite île faisant face à la ville que se déroulaient pareilles festivités : en effet, c'était la plus facile d'accès et la mieux aménagée, disposant des plages les plus larges parmi les îles secondaires.

Sur le sable se divertissaient des dizaines de lycéens de tous niveaux, l'esprit insouciant. La pression retombante avec la fin des examens et le début des vacances, était plus que perceptible. Le soleil n'était pas encore couché, n'avait qu'à peine effleuré la surface des eaux translucides à l'horizon, et pourtant, le sol était déjà jonché de détritus en tous genres – bouteilles de boisson, gobelets vides, miettes de nourriture, emballages... Naminé se demanda dans quel état serait la plage à la fin de la soirée.

Quand elle en avait fait la réflexion à Selphie, cette dernière lui avait dit en rigolant :

« T'inquiète ! Les vieux du village sont très stricts là-dessus : ils nous laisseront pas accoster à la ville tant que la plage n'aurait pas été complètement ratissée pour faire disparaître tous les déchets ! C'est vrai, insista-t-elle en prenant l'air surpris de Naminé pour du doute. En plus, du coup, les terminales le savent bien et ne laisseront personne s'en aller tant que tout n'aura pas été nettoyé. Et puis aussi, tu as dit « la soirée » ? Ah ! Ça c'est pour les collégiens ! Chez les lycéens, ça se finit au matin ! »

Elle avait les yeux qui brillaient. C'était la première fois que la jeune fille avait l'occasion de participer à ce genre de fête, avait deviné Naminé, et elle espérait bien en profiter. De son côté, Naminé, qui contemplait les festivités d'un air poli, sagement assise sur les quais en bois auxquelles étaient amarrées, dans le plus grand chaos, les très nombreuses barques qui avaient amené tout ce monde ici – on aurait dit que le port modeste de la ville avait été dévalisé – aurait préféré s'abstenir. Toute cette agitation, c'était un peu trop intimidant pour elle. Mais bon, la curiosité l'avait emporté. Ça, et la volonté de ne pas décevoir Selphie.

Un groupe de jeunes était enfin parvenu à faire fonctionner les enceintes géantes installées de manière bancale dans le sable, et une musique lourde s'en échappait avec tant de force qu'elle devait sans doute être entendue jusqu'au village. Étrangement, cela ne semblait pas déranger les lycéens qui poursuivaient leurs conversations sans broncher, rassemblés en petits groupes sur chaque mètre carré de la plage, un verre de boisson à la main et riant aux éclats. Certains s'étaient allongés sur le sable, près de l'écume, et profitaient de la présence de la mer pour s'y rafraîchir. Quelques-uns, qui avaient revêtu un maillot de bain – ou ne s'en souciaient pas et plongeaient tout habillés – barbotaient dans les eaux qui clapotaient doucement. Un groupe avait même déniché un ballon et se faisait des passes par-dessus les vagues, tandis que deux filles et un garçon de seconde tentaient en vain d'attraper à main nue des poissons avec plus de grands cris que de réussite.

Des tables pliables avaient été dressées en bordure des arbres de la jungle occupant l'essentiel de l'île. Des volontaires y avaient entassé toutes sortes de mets dans une ébauche de buffet – charcuterie, fruits frais dans de grandes corbeilles, bonbons, cakes et gâteaux, biscuits, pizzas, bouteilles de soda – déjà à moitié pillé.

Naminé entraperçut Selphie, Tidus et Wakka dans la foule ; assis non loin de l'eau, ils semblaient absorbés par une discussion passionnée. Selphie gesticulait tout en expliquant quelque chose qu'elle ne pouvait entendre.

Elle reconnut également Vanille, qui grignotait un morceau de cake près du buffet, et Fang, qui observait avec amusement un groupe de garçons s'échinant en vain à déplacer une table à travers la plage bondée.

Poc !

Surprise, Naminé tourna la tête quand une embarcation frappa son pied. Un garçon en équilibre instable sur une barque lui jeta un regard penaud.

« Désolé. J'y suis allé un peu fort. »

En tentant d'accoster, il avait avec son véhicule heurté une barque déjà amarrée, la propulsant contre les jambes de la jeune fille. Cette dernière lui fit un grand sourire.

« Il n'y a pas de mal. »

Le garçon entreprit d'attacher sa barque à un anneau de fer tout en continuant de lui lancer des regards étranges, face auxquels Naminé se contenta de sourire. Sans doute la trouvait-il bizarre, à rester assise sur le quai au lieu d'aller rejoindre les festivités.

Comme si elle avait lu dans ses pensées, Selphie surgit soudainement de nulle part et se précipita à côté de Naminé.

« Kairi ! On savait pas où tu étais passée ! Qu'est-ce que tu fais encore là ? Viens !

-Je profitais de la tranquillité du quai pour rêvasser, répondit sincèrement Naminé tout en se levant et en époussetant sa jupe.

-Ah bon. Bizarre, d'habitude tu n'es pas si... Tiens, viens prendre quelque chose au buffet avant qu'il n'y ait plus rien », s'écria Selphie en l'entraînant par la main.

Naminé la suivit docilement, évitant avec soin les groupes de fêtards. Ses pieds nus s'enfonçaient dans le sable chaud, et le soleil lui rosissait la nuque et les épaules. Une atmosphère qui dégageait une odeur de nostalgie qui n'aurait pas dû lui appartenir.

Selphie se pencha sur la première table, posée de manière instable sur le sable, et fronça les sourcils.

« Bon sang, quel bande de goinfres ces terminales ! J'arrive pas à croire qu'ils aient déjà mangé tout ça, ronchonna-t-elle à la vue des moules à tarte ne contenant plus que des miettes et des plats, où subsistaient quelques vestiges de mets, éparpillés sur la surface inclinée.

-C'est l'école qui a cuisiné tout ça ? » s'enquit Naminé, par pure curiosité.

Selphie ouvrit la bouche, mais se fit couper l'herbe sous le pied par un grand jeune homme qui se tenait debout non loin d'elles, dos à la table.

« Bien sûr que non, qu'est-ce que tu crois ? dit-il avec un rictus amusé en remuant une bière à moitié entamée dans sa main. Ils ont bien autre chose à faire, comme corriger plusieurs tonnes de copies. Non, la tradition veut que ce soient les terminales qui organisent la fête et apportent le matériel, à boire et à manger... Autrement dit, si vous profitez de la soirée, c'est grâce à nous, s'enorgueillit-il en bombant le torse.

-Oh, c'est plutôt sensé, remarqua Naminé en hochant la tête. C'est normal que ce soient les plus âgés qui prennent ça en charge. J'imagine que c'est aussi une façon de dire au revoir. »

Le garçon lui lança un regard mi-perplexe mi-hautain, sourcils haussés.

« Ouais, enfin, ce serait bien que les secondes et les premières y mettent un peu du sien, aussi. Ou qu'ils reconnaissent au moins nos efforts, ces ingrats. Sans nous, y aurait même pas eu de fête.

-Mais les autres années, toi aussi, tu as dû profiter de leur travail, non ? » souligna Naminé.

Il haussa les épaules en faisant la moue et but une gorgée de bière.

« Possible. »

Pendant ce temps, probablement satisfaite que Naminé ait trouvé à qui parler, Selphie s'était mise à errer parmi les tables, cherchant de quoi se ravitailler.

« Si tu es en terminale, dit Naminé, une pensée venant de lui traverser l'esprit, tu as fini l'école ? Ou alors, tu vas aller à l'université ?

-L'université ? C'est quoi, ça ? »

Ah... Ils ne connaissaient donc pas ce concept dans les Îles du Destin. Naminé, de son côté, avait entendu parler d'une université située dans la Cité du Crépuscule. En fait, c'était Riku qui lui en avait parlé : il lui avait décrit tout un ensemble de bâtiments et de jardins à l'orée de la ville dans lequel il s'était égaré en pistant un membre de l'Organisation. Naminé avait trouvé cela tout à fait fascinant.

Mais il était naturel qu'un monde aussi petit que les Îles du Destin ne possède pas toute la complexité possible d'une société humaine. Sans doute n'avaient-ils nullement besoin d'universités.

« Je veux dire, qu'est-ce que tu vas faire maintenant ? reformula-t-elle.

-Hé bien, je suppose que je vais essayer de me trouver un apprentissage », dit-il, le front plissé, l'air hésitant. De toute évidence, il n'y avait pas encore vraiment réfléchi. « Mon père connaît un sculpteur de bois qui recherche des apprentis. Je pourrais essayer, pour voir... Si ça me plaît pas, je chercherai autre chose. Enfin... » Il baissa les yeux, l'air un peu amer. « En admettant que je réussisse les examens.

-Qu'est-ce qui se passe si tu échoues ? demanda Naminé d'une voix un peu trop légère qui fit s'accentuer sa grimace.

-Bah... Soit je redouble, soit je quitte quand même l'école avec un bulletin de merde. Ça m'avantagera pas devant des employeurs potentiels.

-Oh... Alors, si tu ne réussis pas tes examens, tu ne trouveras pas de travail ? Jamais ? »

Elle n'aurait pas pensé que la société des Îles du Destin puisse être aussi cruelle.

« Bah si, mais que des boulots de merde mal payés, ronchonna le garçon qui semblait regretter de plus en plus de lui avoir adressé la parole.

-Mais... c'est triste. »

Le jeune homme haussa les épaules et se détourna.

« C'est la vie. D'où tu sors, toi ? »

A cet instant, un de ses amis l'interpella et il s'éloigna, manifestement ravi d'avoir une excuse pour quitter cette conversation gênante. Naminé se retourna vers Selphie qui l'avait rejointe, une assiette de chips à la main.

« Tu as entendu ? Si on ne réussit pas les examens, on ne pourra pas trouver un bon travail. C'est vrai ?

-Mes parents me répètent ça quand ils me voient jouer au lieu de faire mes devoirs, confia Selphie en grignotant un chips. Tiens, tu en veux ? J'ai pris l'assiette, comme ça on les a rien que pour nous. Non, mais en vrai, c'est du vent. Ma cousine a eu de très mauvaises notes pendant tout le lycée, elle a quand même réussi à se faire embaucher dans une boutique prestigieuse du centre-ville. C'est juste que c'est pas bon pour ton image. La plupart des gens préféreront recruter des personnes qui ont un bon niveau sur le papier, du moins dans les domaines importants pour le poste en question. Du coup, on arrête pas de nous répéter que plus tu as de bonnes notes, plus d'opportunités s'ouvrent à toi, mais en fait de toute manière c'est pas comme s'il y avait un grand choix non plus...

-Pourquoi dis-tu ça ?

-Bah, qu'est-ce que tu veux faire comme métier ici ? C'est soit pêcheur, soit agriculteur, ou alors travailler dans les petites boutiques et ateliers de la ville. Ou alors à la mairie. Y a pas besoin de beaucoup plus ici, dit Selphie en haussant les épaules, l'air peu intéressée.

-Oh. » Elle comprenait bien mieux à présent le désir ardent de Riku de s'enfuir de son île natale et de voir par-delà les flots, peu en importait le prix. Même si, pour elle qui avait toujours été confinée aux profondeurs d'un manoir ou l'autre, cette contrée lui offrait une liberté terrifiante, pour quelqu'un épris de liberté, ces fragments de terre au milieu de l'océan devaient être horriblement étouffants. Sans doute en grandissant avait-il réalisé qu'il n'avait aucun intérêt pour la maigre diversité de vocations qui l'attendaient. « En fait... sur une petite île comme celle-ci, il ne doit pas y avoir une grande variété d'avenirs possibles.

-Je veux dire... » Selphie parut un instant songeuse, comme à court de mots. « C'est plus simple comme ça, non ? Pourquoi se prendre la tête ? Je vois pas pourquoi tu voudrais aller voir ailleurs... Enfin, même si c'est vrai que parfois j'aimerais bien partir à l'aventure, voir ce qu'il y a de l'autre côté de l'océan... Mais c'est comme ça. Bon, et maintenant... » Elle lui mit l'assiette sous le nez d'un geste presque agressif. « On arrête de parler des examens. C'est du passé, on ne peut plus rien y faire. On est là pour se détendre, pas se prendre la tête ! Allez, je déclare le sujet interdit pour la soirée ! »

-Qu'est-ce qui est interdit ? » Wakka venait de les rejoindre, en short de plage et un ballon sous le bras. Il zieutait d'un air gourmand leur assiette de chips. « Miam ! Je peux en prendre ?

-Kairi était en plein dans des réflexions déprimantes, ironisa Selphie et Naminé se contenta de sourire. Vas-y, sers-toi. C'est tout ce que j'ai pu récupérer. » Elle jeta un regard si affligé dans la direction du buffet que Naminé se retint de rire.

« Avec Tidus, on a décidé de faire une partie de blitzball ! Vous voulez nous rejoindre ? Des secondes de la classe 4 ont déjà décidé de participer. Y en a deux trois qui sont assez balèzes, un peu de renfort ne ferait pas de mal !

-Je viens juste pour regarder, dit Selphie en croisant les bras. Tu sais bien que je comprends rien aux règles de votre jeu, là.

-Moi non plus, je ne sais pas y jouer, dit Naminé en secouant poliment la tête.

-Bon sang les filles vous pourriez être plus sympas, gémit Wakka.

-C'est bon vous jouez pas votre vie non plus, holàlà... Et puis d'ailleurs, où est-ce que vous allez le faire, votre match ? Parce que là, avec le monde qu'il y a... remarqua Selphie en promenant son regard sur la plage.

-Tidus a trouvé un coin tranquille tout au fond. »

Ils entreprirent de remonter la plage bruyante en se faufilant entre les bandes de lycéens éparpillés un peu partout. Une musique entraînante s'élevait maintenant des enceintes, attirant toujours plus de filles et de garçons sur une piste de danse improvisée résonnant d'éclats de rire. Naminé s'attarda pour les observer avec intérêt et dut courir pour rattraper Selphie et Wakka qui n'avaient pas remarqué qu'elle traînait derrière.

« Super fête, hein ?! Dommage pour ceux qui n'ont pas pu venir ! » commenta Wakka. Il devait crier pour se faire entendre. « Enfin, m'étonne pas de Lightning. Elle a jamais aimé ce genre de fête. Si ça se trouve, elle a même dû interdire à sa sœur de mettre les pieds ici, vu qu'elle est tellement coincée...

-Ah t'es pas au courant ?! Serah a disparu ! répondit Selphie sur le même ton.

-Non ? Elle a fugué ? Elle ? J'y crois pas ! »

Naminé se mordit la lèvre et retint son envie de répondre. Après tout, elle n'avait aucune preuve, mais... elle redoutait quelque chose de bien plus sinistre.

Son regard se tourna vers l'orée de la jungle plongée dans la pénombre de la fin de l'après-midi et elle marqua un nouveau temps d'arrêt. Maintenant qu'elle était là... ne pouvait-elle pas... ?

Quand ils atteignirent l'autre extrémité de la plage, légèrement moins animée que la partie nord – ce qui était compréhensible, car là s'y situaient les quais par où tous les participants avaient débarqué, et c'était également là-bas qu'on avait dressé le buffet - il s'avéra qu'il n'y avait aucun match de blitzball ou autre en cours. A la place, un groupe dense de lycéens regroupés près de l'eau, qui semblaient occupés par une discussion mouvementée. La musique y était moins forte, si bien que des éclats de voix leur parvinrent rapidement, indiquant une dispute. Tous trois échangèrent un regard.

« Bon, qu'est-ce qui se passe encore ? s'exclama Wakka. Qu'est-ce qu'ils fabriquent ?

-On dirait qu'ils se disputent, nota Selphie, la main en visière. Peut-être qu'ils arrivent pas à se mettre d'accord pour la composition des équipes... »

En s'approchant, ils repérèrent très vite Tidus au sein du groupe de lycéens, dont la plupart étaient inconnus à Naminé. Un ballon sous le bras, il essayait d'expliquer quelque chose à un groupe tout aussi remonté que lui. Un garçon lui répondit d'un ton féroce avec de grands gestes.

« C'est les secondes 4 ? crut deviner Naminé.

-Non, ça c'est des terminales... Hé Tidus ! s'époumona Wakka pour fendre le brouhaha ambiant. Ils veulent quoi ? Vous jouez pas ? »

Tidus se tourna vers eux, l'air irrité.

« Ils veulent pas nous laisser la place ! Alors qu'on était là avant eux !

-Mais bien sûr. Non, c'est nous qui avions ce terrain avant que vous débarquiez, riposta une fille du groupe rival sur fond d'exclamations indignées.

-N'importe quoi ! Vous étiez en train de bronzer sur vos serviettes là-bas, au fond de la plage ! rétorqua une autre fille du groupe de Tidus que Naminé identifia vaguement comme étant Linoa, en classe de première.

-Oui mais on était en train de finir les équipes pour notre match ! On allait aller dans l'eau d'une seconde à l'autre. On est même venu vous le dire, mais vous nous avez pas écoutés !

-Ouais ben premier arrivé, premier servi. Vous avez qu'à aller plus loin. La plage est grande.

-Hé bien dans ce cas, pourquoi vous y allez pas vous-même ? » lui retourna le garçon qui semblait être le chef, croisant les bras, un air de défi sur le visage.

Bien entendu, la proposition de Tidus était de mauvaise foi. A part dans ce coin moins fréquenté, le reste de la plage était envahi par des lycéens qui se jetaient dans l'eau avec des cris de joie, jouaient à la balle ou cherchaient coquillages et poissons. Naminé, qui avait relégué la dispute dans l'arrière de son esprit, attendant patiemment qu'elle trouve sa résolution, ne put s'empêcher de placer l'évidence :

« Pourquoi ne pas jouer l'un après l'autre, tout simplement ? »

La plupart se contentèrent de lui jeter un rapide coup d'œil sans se donner la peine de lui répondre, mais un garçon dit néanmoins :

« Oui mais... le soleil se couche déjà. On va pas avoir beaucoup de temps pour jouer. De nuit, c'est vraiment pas pratique.

-Oh, mais c'est sûr que se disputer ainsi, ça va nous faire gagner du temps ! commenta Selphie, les poings sur les hanches. Bon sinon j'ai une autre idée. On veut tous jouer au blitzball, non ? Pourquoi ne pas jouer tous ensemble alors ?

-Quoi ? Mais voyons, on est beaucoup trop nombreux ! C'est pas possible !

-Bah vous avez qu'à faire deux grandes équipes !

-Ça se voit que t'as jamais joué au blitzball...

-Hé ! J'essaie de vous aider, moi !

-De toute façon, hors de question que je joue avec des secondes.

-Bah, joue pas alors. On sera moins nombreux.

-Moi je ne joue pas, dit Naminé, voulant aider. Ne me comptez pas.

-Moi non plus ! »

Finalement, après force grognements et plaintes, les deux camps se mirent d'accord pour composer deux équipes et entrèrent dans l'eau, derrière Tidus qui avançait avec de grandes éclaboussures, l'air passablement énervé.

« Bon ! Maintenant que c'est réglé, on peut enfin commencer ! »

Il lança la balle avec tant de force qu'elle disparut dans l'éclat du soleil.

« Tu ne vas pas jouer avec eux ? demanda Selphie qui était restée à côté de Naminé, sur la plage. Avant, tu aimais bien ça. Y a trop de monde, c'est ça ?

-Oh je n'ai pas vraiment envie, merci.

-Bah, je ne vais pas me plaindre, comme ça je vais pas rester toute seule sur la plage comme une idiote. Viens, on s'assoit ? »

Naminé enfonça sa main dans le sable chaud, le regardant couler entre ses doigts. De son autre main, elle ramena sur ses genoux le petit sac en bandoulière qui ne l'avait pas quittée. Selphie suivit son geste du regard.

« Pourquoi t'es venue avec un sac au fait ?

-C'est de quoi dessiner, répondit honnêtement Naminé.

-Ah tu as l'air passionnée par le dessin ces derniers temps ! Tu avais peur de t'ennuyer ? »

En partie, mais c'était loin d'en être la raison première. Elle comptait en effet chercher l'occasion de poursuivre le travail commencé deux jours plus tôt.

Ces deux derniers jours, elle avait passé le plus clair de son temps le nez dans son carnet de dessin. Aucun signe de Riku, mais elle était déterminée à mettre en œuvre sa nouvelle idée. Pour être honnête, cela s'était révélé aussi difficile qu'elle l'avait prévu. Mais que faire d'autre ? Elle ne pouvait retourner auprès de Sora, et de toute manière, la plupart des souvenirs appartenant au garçon étaient bloqués, enfermés avec Roxas et Xion. Alors, puisqu'elle vivait maintenant au milieu des connaissances de Sora, elle avait l'opportunité de tenter de leur rendre leurs souvenirs du garçon. Même si agir sur les souvenirs de tous ces inconnus était loin d'être chose aisée, il s'était avéré que ce n'était pas complètement impossible.

Si elle restaurait la chaîne des souvenirs en commençant par un autre bout que celui sur lequel elle s'était échinée sous les ordres de DiZ, peut-être qu'en retour, tout au bout de cette chaîne, les souvenirs de Sora reviendraient, du moins ceux concernant sa vie sur les Îles. C'était bien la limite de ce qu'elle pouvait faire : les souvenirs concernant son aventure entre les mondes, depuis la terrible nuit de la destruction de son pays natal, n'étaient pour le moment pas entre ses mains.

« Enfin, continuait Selphie, je suis contente que tu aies trouvé quelque chose qui te passionne puisque Riku... Enfin... qu'est-ce que tu comptes faire pendant les vacances ? se hâta-t-elle d'ajouter quand elle se rendit compte qu'elle s'aventurait en terrain supposément glissant.

-Je ne sais pas trop encore... » avoua Naminé. Ce n'était pas complètement faux. Une fois qu'elle aurait achevé sa tâche et rendu à Sora ses souvenirs, que lui resterait-il à faire ?

Après sa mission... Elle avait naturellement pensé qu'elle finirait bien par rejoindre Kairi. Mais les choses avaient tant évolué qu'elle ne savait plus que penser.

« Moi je te propose quelque chose ! Tu sais, le père de Wakka ? Il propose des expéditions en plongée sous-marine autour des îles. L'année dernière, j'avais voulu y participer, mais j'étais encore en dessous de l'âge minimum selon lui. Du coup, ça te dirait d'aller explorer les grottes immergées des Îles du Destin ? Il paraît qu'on peut y trouver toutes sortes de traces d'anciennes civilisations. »

Ah ? Des promenades sous les flots ? Cela semblait fascinant... et un peu effrayant.

« Ce n'est pas trop dangereux ?

-Je me suis dit la même chose, mais il restera tout le temps avec nous, alors pas de souci ! Ah mais par contre, c'est pas possible les deux premières semaines. Je dois aller aider mes grands-parents dans les champs, au centre de l'île... ronchonna Selphie en battant des pieds dans le sable. C'est tous les étés la même chose.

-Et toi, qu'est-ce que tu comptes faire cet été, à part ça ? lui retourna Naminé en souriant.

-Hmm... » Selphie parut longuement considérer sa question. « Aller jouer sur les îles, peut-être ? Non, on est plus des enfants... Et puis on les connaît par cœur maintenant... Sinon, il y a la bibliothèque... Mais j'ai plus envie d'y remettre les pieds avant un moment... Hmm... Que faire d'autre ? »

Hé oui, songea Naminé. Les possibilités sur un si petit archipel ne pouvaient qu'être limitées. Ça ne la dérangeait pas. Pour une fille qui n'avait connu que deux pièces de sa vie, ces îles étaient bien assez grandes. Mais quelqu'un qui y passait toute sa vie avait à étouffer de telles réalisations avant qu'elles ne hantent son esprit et ne transforment son monde en prison.

Cinq minutes plus tard, Tidus se laissa tomber à côté d'elles, l'air boudeur.

« Alors pas trop déçu de ta défaite ? plaisanta Selphie.

-Les terminales ont triché, bougonna-t-il. Les équipes n'étaient pas équitables. »

Selphie lui tapota l'épaule avec sympathie.

« Tiens donc, tous ces après-midis à te croire le meilleur joueur de blitzball n'ont pas eu raison d'eux ?

-Avec qui tu jouais au blitzball ? demanda soudain Naminé.

-Euh bah... Wakka, Riku... énuméra Tidus sans tenir compte des gros yeux de Selphie à la mention de ce nom. Et puis euh... » Il se gratta la nuque, l'air troublé. « Je crois qu'il y avait un autre garçon, mais je me souviens plus trop, c'était il y a longtemps. »

Naminé le regarda attentivement. Était-elle sur la bonne voie ? Commençait-il à se souvenir de ce qu'il avait oublié suite aux manipulations de l'esprit du Héros ?

« Est-ce qu'il s'appelait Sora, par hasard ?

-Hmm... Peut-être bien. Cela dit, je sais pas du tout en quelle classe il est maintenant. » Tidus haussa les épaules et se désintéressa de la conversation, se levant et s'étirant, l'air plus motivé que jamais de prendre sa revanche.

« C'est qui ce Sora ? demanda Selphie en le regardant se diriger vers son équipe en trottant. Moi, maintenant que j'y pense, ce nom me dit quelque chose. Peut-être qu'on le connaissait à l'école primaire.

-Moi aussi, mais je ne suis pas sûre. Je cherche encore », éluda Naminé. Il serait bien trop compliqué d'expliquer tout cela à Selphie.

Le silence s'installa alors que le soleil disparaissait peu à peu à l'horizon en même temps que le contenu de leur assiette de chips. Les deux filles suivaient avec un intérêt tranquille la seconde partie de blitzball qui s'était engagée quand Naminé ressentit le besoin d'aller faire un tour, vérifier ce qui lui trottait dans la tête depuis le début de la soirée. Elle saisit la première opportunité de se séparer de Selphie sans être suivie.

« Tu me gardes la place, je reviens, dit-elle en se levant, récupérant l'assiette. Je vais chercher un peu plus à manger !

-Ok ! A toute ! »

Naminé ne se dirigea pas vers le buffet. Elle longea le bord de la plage, là où le sable cédait brusquement la place à de la terre et où se dressait une barrière dense de végétation, évitant soigneusement les meutes de lycéens qui se déchaînaient sur le sable ou couraient dans l'écume des vagues, cherchant des yeux la petite mare ombragée qui était dans les souvenirs de Sora.

Sur le chemin, elle avisa un petit groupe de secondes qui jouait à la bagarre avec des épées en bois, sous les acclamations de quelques supporters. Ah mais oui ! Sora et Riku passaient leur temps à affûter leur rivalité à l'épée, pendant ces après-midis ensoleillés. Il arrivait que Selphie et Tidus se joignent à eux...

La jeune fille s'assit à nouveau sur le sable, coinça une mèche rebelle derrière son oreille, sortit son carnet et sa trousse de crayons de son sac et se mit à façonner l'accroche d'un souvenir. Un souvenir d'un petit groupe d'enfants, qui se chamaillaient gentiment et réglaient leurs différents par des combats amicaux, éclats de bois frappant l'un contre l'autre.

Personne ne fit attention à la jeune fille plongée dans son carnet à dessin.

Elle ne sut dire combien de temps elle passa sur ce dessin en particulier, mais le cri de dépit du perdant du duel la ramena à la réalité. Il commençait à faire sombre, et elle n'avait guère envie d'aller explorer la cachette secrète dans le noir. Elle remballa son matériel et poursuivit son chemin, se sentant agréablement satisfaite.

Un peu plus loin, sous un voile de feuillage dans un petit renfoncement, un ruisseau émergeait d'un monticule rocheux et retombait en glougloutant joyeusement dans une mare de petite taille, deux mètres plus bas. Elle était entourée de rochers lisses à présent occupés par deux garçons et deux filles rassemblés autour d'un plateau de bois sur lequel s'avançaient quatre pions. Chaque joueur avait en main un tas de cartes qu'ils regardaient intensément. Tentant en vain de deviner la règle de leur jeu, Naminé passa à côté d'eux avec un sourire poli et s'engagea dans le petit sentier à moitié dissimulé par le feuillage des buissons et des arbres qui s'enfonçait dans la jungle.

Bien vite, le calme revint autour d'elle ; la musique et l'excitation de la plage ne lui parvenaient plus que sous la forme d'une clameur étouffée. Il faisait très sombre ; presque aucun rayon de la lumière agonisante du soleil ne perçait le feuillage si dense qu'elle avait l'impression de se retrouver dans un tunnel de végétation. Cette dernière tombait si bas qu'elle devait parfois se pencher. Elle arrivait à peine à voir la suite de son chemin.

Finalement, au bout d'une courte avancée, Naminé écarta un rideau de lianes et tomba sur un pan de falaise dans lequel se découpait, à l'ombre d'une branche et d'un rocher, une étroite ouverture, invisible pour qui ne connaissait pas sa présence. Silencieusement, la jeune fille s'y glissa.

C'était le noir complet. Elle sentait sous ses pieds que le chemin descendait en pente douce. Une odeur de terre lui monta aux narines ; elle voulut laisser le temps à ses yeux de s'habituer à l'obscurité, en vain. La luminosité avait trop baissé. Mais pourtant, une petite voix lui soufflait qu'il faisait un peu trop noir, comme si elle avait sous les yeux un abysse d'où ne s'échappait aucune lumière. Une impression angoissante serra son cœur et elle hésita, soudainement anxieuse. L'oreille aux aguets, elle retint son inspiration dans les ténèbres, tentant d'écouter, tentant de sentir ce qu'elle redoutait de reconnaître. Il y avait... il y avait quelque chose. Quelque chose de béant, quelque chose qui aspirait ceux qui s'aventureraient par là, une brèche dans la barrière du monde, une ouverture vers quelque chose d'immense. Elle en était quasiment certaine. C'était très proche de la sensation qu'elle avait ressenti durant tout son séjour au manoir Oblivion. Une odeur... de ténèbres.

Non... Elle ne pouvait pas y aller maintenant, alors qu'il faisait presque nuit. Si c'était ce qu'elle pensait, elle ne pourrait rien faire.

Prudemment, le cœur cognant dans sa poitrine, Naminé recula de quelques pas.

Elle ne fut rassurée que lorsqu'elle émergea de nouveau sur la plage et put se redresser pleinement. Le murmure de la cascade sonna comme un accueil chaleureux à ses oreilles. Néanmoins, son esprit n'avait pas quitté la grotte ; elle croyait sentir dans son dos le souffle d'un trou béant vers les étoiles.

« Salut ! T'es Kairi, c'est ça ? La fille du maire ? »

Naminé tourna la tête vers l'une des filles installées au bord de la mare qui lui lançait un sourire avenant. Elle s'aperçut qu'elle tremblait de tous ses membres et se secoua pour avoir l'air naturelle et hocher la tête, se dirigeant d'une démarche à peine fébrile vers les quatre joueurs.

« Tu veux faire une partie ? »

Naminé hésita. Elle était certaine qu'aucun souvenir de Sora n'était lié à ce jeu. Mais elle ne s'était pas attendue à être interpellée, et la fille avait l'air gentille, et surtout, elle avait désespérément besoin de se changer les idées alors... même si ça n'avait rien à voir avec sa mission, pourquoi pas ?

Elle s'accroupit à côté des jeunes et la fille se lança dans de grandes explications.

« Alors, tu as un pion, comme ça... Tu pars de là et tu dois aller jusque là. Pour avancer, tu dois utiliser une carte. Certaines cartes te permettent d'avancer plus ou moins loin, mais parfois, il faut une carte spéciale pour franchir un obstacle...

-Et certaines cartes servent à tendre des pièges aux autres joueurs, compléta un garçon. Tiens, regarde, avec celle-là je ne peux plus avancer que d'une case à la fois.

-Et certaines cases te demandent de faire quelque chose en particulier. Si tu réussis, ça peut te donner un bonus. »

Naminé les écoutait en silence, mais son esprit était ailleurs, aspiré par l'odeur des ténèbres qui émanait du trou dans le feuillage... ou était-ce son imagination ? Les Îles allaient-elles être englouties cette nuit ?

« Là, c'est la pioche. Tu prends une carte avant de jouer.

-Non, c'est après avoir joué. Je te l'ai déjà dit. Sinon, c'est trop facile.

-Je vois pas en quoi. Tu vas l'avoir cette carte de toute manière alors avant ou après...

-Non non. Surtout que si tu peux pas jouer, tu te retrouves avec une carte en plus si tu pioches avant.

-Oui mais dans ce cas, tu dois te débarrasser d'une carte !

-Quoi qu'il en soit... si tu as deux cartes comme ça, tu peux jouer deux fois. Et si tu utilises cette carte, tu peux faire revenir un pion de dix cases en arrière, mais par contre tu passes ton tour. Et cette carte...

-Bon, tu vas quand même pas lui expliquer toutes les cartes du jeu ? On lui dira au fur et à mesure.

-On fait comment alors ? On recommence une partie ?

-Ben oui, sinon elle va être super désavantagée !

-Quoi, mais c'est pas juste ! J'étais presque arrivé au bout ! »

Kairi ouvrit avec difficulté les yeux. Ses paupières résistèrent, tirant vers le bas. Son esprit confus enregistrait vaguement ce qui l'avait tirée de son sommeil ; une dispute d'enfants. Quelque chose à propos d'un jeu de cartes.

Avec lassitude, elle tenta d'émerger des brumes du sommeil et de se redresser. La couverture sale qu'elle avait dénichée avait glissé pendant son sommeil et gisait à présent sur ses pieds. Sans doute était-ce pour cette raison qu'elle avait l'impression qu'un camion lui avait roulé dessus. Son dos était moulu de courbatures et sa nuque raide après qu'elle soit restée pelotonnée durant des heures contre un mur de pierre froide.

Kairi se frotta les yeux et s'étira en baillant. Ce petit recoin dans le mur dans les ruines extérieures du château était la meilleure cachette qu'elle avait dénichée lors de sa fuite éperdue de la veille. Loin d'être l'abri idéal mais... elle ne voulait plus faire courir d'autres risques à Léon et aux autres.

Kairi récupéra son petit sac qui traînait à côté d'elle. Ouf, personne ne l'avait détroussée pendant la nuit. Elle avait toujours un peu d'argent, quelques potions, et ses matérias. En revanche, elle avait mangé le dernier morceau de pain et n'avait plus de fruit... Elle devait impérativement se ravitailler. Elle dévissa avec des doigts raides le bouchon de sa gourde et en but les dernières gorgées.

Quelque chose changea. Les enfants à portée d'oreille criaient toujours mais la nature de leurs cris avait changé. Ce n'étaient plus des cris de colère et de frustration, mais... on aurait dit des hurlements de terreur...

Se remettant maladroitement sur ses pieds, ignorant son estomac vide qui criait famine, Kairi enjamba le tonneau poussiéreux derrière lequel elle s'était cachée et passa la tête à l'angle de sa cachette.