Tous les rêves de Madame Yu moururent le jour où Wei Wuxian vint résider au Quai des Lotus.

Pas son mariage celui-là était brisé depuis des années. Mais les espérances qu'elle avait pu avoir pour le futur, les buts – raisonnables selon elle – qu'elle s'était fixé, l'avenir de ses enfants… Rien ne survécut à l'arrivée d'un petit garçon dépenaillé au grand sourire lumineux qu'elle apprendrait à haïr dans les années qui allaient suivre.

Wei Wuxian. Fils de Wei Changze et de Cangse Sanren, dernière disciple de Baoshan Sanren, le Sage de la Montagne Céleste.

Ce n'est pas que Madame Yu n'ait pas toujours su que son mari ne l'aimait pas. Avant même qu'elle rejoigne le Quai des Lotus, les rumeurs allaient bon train sur l'héritier des Jiang et son désir pour la cultivatrice rebelle. Cangse Sanren, de passage à Gusu Lan, le Repaire des Nuages du clan Lan, soi-disant pour y trouver un compagnon, s'était finalement enfuie avec - insulte suprême - un disciple insignifiant venu servir l'héritier des Jiang. Avant de rencontrer Jiang Fengmian, Madame Yu avait pensé qu'elle pourrait effacer le fantôme de sa rivale par sa seule présence. Maintenant qu'elle le connaissait mieux, elle savait que l'absence de l'autre était son principal avantage, Monsieur Jiang étant toujours attiré parce qu'il ne pouvait pas avoir.

Avec le recul, elle avait été bien naïve de croire les rumeurs. Pourquoi une disciple de Baoshan Sanren aurait-elle eu si désespérément besoin d'un compagnon ? Pourquoi venir le chercher dans une des Cinq Grandes Sectes alors même qu'elle s'était vouée à une vie de nomadisme en quittant la Montagne Sacrée ? Pourquoi, enfin, Madame Yu avait-elle cru que l'homme dont elle s'était désespérément amourachée déclenchait des passions partout où il allait ?

Parce qu'il le lui avait dit, devait-elle reconnaitre avec amertume. Parce qu'il le lui avait laissé entendre. Parce qu'il aimait à se présenter comme un personnage romantique persécuté par le sort alors qu'il n'était en fait qu'un homme paresseux, préférant rêver plutôt qu'agir. Parce qu'il aimait être aimé… tant qu'il n'avait pas à faire d'efforts. Être responsable, s'occuper des autres, montrer l'exemple… ça n'était pas Jiang Fengmian, non. C'est pour cette raison que leurs parents avaient arrangé leur mariage, après tout.

Enfin… ses parents à lui. Elle, Madame Yu, avait été extasiée que la famille de l'homme pour lequel elle s'était prise de passion la demande par son nom. Ils la connaissaient ! Certainement Jiang Fengmian leur avait parlé d'elle ! Sa mère avait été bien moins enthousiaste. « Tu t'enflammes tellement vite, petit oiseau, pour un homme que tu connais à peine. La passion est l'épice de nos vies, oui, mais quand elle se sera éteinte, que te restera-t-il ? » « Jiang Fengmian », avait-elle rétorqué avec assurance. Et effectivement, des années plus tard, c'est tout ce qu'il lui restait.

Ses illusions s'étaient dissipées au fil du temps, quoique plus lentement qu'elle aimait à s'en rappeler. Les parents de son mari le connaissaient bien, et leurs euphémismes polis pour lui demander de « le soutenir de son mieux » (ce qu'elle avait accepté avec enthousiasme, pauvre folle) signifiaient en réalité « l'aider à prétendre qu'il régissait le Quai des Lotus en faisant tout le travail à sa place ». « Un travail ingrat, » l'avait avertie Madame Jiang. « Personne ne va remercier la femme du chef de secte de « faire son travail » Par contre, le blâme sera prompt et abondant. Le chef de secte est protégé par sa position, en effet. A qui se plaindre de lui sans être accusé de trahison ? Mais sa femme… Sa femme est censée « représenter » les vertus de la secte… comme si chaque disciple n'en faisait pas autant. »

Madame Jiang avait été une femme pleine de sagesse. Mais quelle victime de son premier amour peut prétendre avoir entendu plus que le bruit du vent et les battements de son cœur ? Aucun conseil avisé, aucun avertissement prudent ne l'avait retenue. Madame Yu, dans l'arrogance de ses seize ans, n'avait pas douté de pouvoir conquérir le cœur de Jiang Fengmian, régner sur sa cour et faire de sa secte – de leur secte ! – le miroir dans lequel chaque cultivateur craindrait de se regarder.

Et maintenant, Madame Yu, dans ses vingt-huit ans encore splendides, voyait son dernier espoir s'effondrer.