Le pont du Prométhée oscillait doucement sous ses pieds, suivant le rythme apaisé de l'océan. La nuit enveloppait le navire d'une obscurité apaisante et seules les étoiles scintillant au-dessus d'Ophélie se reflétaient sur les vagues paisibles. Accoudée au bastingage, la jeune femme se sentait l'âme d'une exploratrice, la digne descendante de ces pionniers et pionnières qui avaient découvert de nouveaux continents du temps des premiers Hommes. Elle aurait sans doute été plus convaincante dans ce rôle si elle n'avait pas passé les deux premières semaines du périple à vomir abondamment tous ses repas … Mais c'était de l'histoire ancienne, elle avait maintenant le pied aussi marin que n'importe quel membre de l'équipage. Certes, sa maladresse lui jouait encore quelques tours et il lui était arrivé de renverser un flacon d'encre sur une carte maritime … mais personne ne lui en avait tenu rigueur … Deux flacons d'encre peut-être ? Mais qui se souvenait des comptes exacts pour ce genre de détail ? À part Thorn. Ophélie laissa un sourire apparaître sur ses lèvres. Thorn savait à quoi s'en tenir quant à son inépuisable maladresse et il l'aimait tout autant. Il avait renoncé à faire annuler leur mariage par la justice du Pôle, et qu'il ait interrompu une démarche administrative légitime était une preuve d'amour dont seuls ceux qui le connaissaient vraiment pouvaient prendre la mesure.

Une légère brise chargée d'embruns la sortit de ses rêveries. Le navire faisait cap au Sud-Est, direction Vespéral, et ils devaient atteindre leur première escale d'ici quelques jours. Les canons qui flanquaient les tourelles de l'ancien destroyer avaient été remplacés par des équipements de recherche de pointe, mis au point par les avant-coureurs. Ophélie n'en avait pas vraiment compris le fonctionnement mais ils permettaient aux visionnaires, olfactifs et acoustiques d'analyser à distance les côtes. Ils pouvaient ainsi y repérer des villes et déterminer si elles étaient abandonnées ou occupées par des réinversés. La mission première de ce type d'expéditions consistait à porter assistance à ces nouveaux occupants du monde, lesquels en avaient souvent besoin. Ils étaient revenus de plusieurs siècles passés dans l'Envers dépourvus de langage et naïfs comme des enfants. Ils menaient une existence simple et survivaient de cueillette, mais l'arrivée de l'hiver risquait de mettre à mal les groupes isolés.

L'Observatoire ne faisait cependant pas mystère de leur autre motivation : approfondir les connaissances sur cette moitié du monde qui avait ressurgi de l'Envers, comprendre les us et coutumes de ses habitants, cartographier ses océans et ses terres, … Ce n'était pas seulement un voyage à la surface des mers, c'était un voyage à travers le temps, vers le passé de l'humanité. C'est dans cet objectif qu'Ophélie et Thorn avaient été sollicités pour intégrer la mission. Le Professeur Wolf avait fait valoir les connaissances historiques et les talents de liseuse d'Ophélie ainsi que les capacités de mémorisation et d'analyse de son mari. Wolf et Blasius avaient fait le déplacement jusqu'au pôle pour les convaincre d'embarquer avec eux. Ophélie, qui avait laborieusement lutté pour que Thorn ne reprenne aucune activité professionnelle après son retour de l'Envers, avait dû capituler. La perspective de se lancer dans cette expédition était trop tentante pour Thorn comme pour elle, et l'idée de pouvoir la partager avec ses deux amis babéliens ne gâchait rien ! C'est ainsi que tous les quatre avaient embarqué sur le Prométhée, découvrant par la même occasion l'océan, la navigation et le mal de mer.

Le murmure du ressac était seulement troublé par le bruit du moteur à vapeur, tel un ronronnement qui se propageait depuis les entrailles du navire. Ophélie ferma les yeux un instant, laissant les sensations de la nuit l'imprégner. Cela faisait bien longtemps qu'elle n'avait pas été si apaisée. Elle avait le sentiment d'être à sa place, de faire quelque chose d'utile, entourée de personnes qu'elle respectait.

La jeune liseuse ouvrit les yeux et sourit à l'obscurité. Elle aurait reconnu la démarche de Thorn entre mille. L'armature qui maintenait sa jambe avait été remplacée par un prototype conçu sur Anima par un prothésiste spécialisé. Ce nouvel assemblage réagissait à l'animisme de Thorn et lui permettait de marcher tout à fait normalement. Néanmoins, Ophélie parvenait à distinguer la légère asymétrie qui rythmait désormais ses pas. Le timbre grave de son mari fit vibrer l'air autour d'eux :

- Tu évites la foule ? N'est-ce pas mon rôle habituel ? Thorn l'enlaça, croisant ses longs bras autour d'elle pour atteindre le bastingage et contempler l'obscurité avec elle.

- Tu exagères, tu es comme un poisson dans l'eau parmi cette bande de premiers de la classe !

- J'admets qu'ils ne sont pas aussi limités intellectuellement que ce que l'on pourrait attendre, après des années d'endoctrinement chez les avant-coureurs …

- Affreux personnage !

- Je n'ai rien contre l'idée de passer la soirée en petit comité, chuchota-t-il à son oreille.

Elle se retourna et leurs yeux se croisèrent un instant avant que la voûte céleste ne disparaisse derrière l'immense silhouette de Thorn. Ses baisers portaient toujours en eux une certaine urgence, comme s'il ne croyait toujours pas à sa chance et se hâtait d'en profiter avant que ces instants de bonheur ne lui soient confisqués. Ophélie ne s'en lasserait jamais. Elle rompit néanmoins leur étreinte et soupira à regret.

- Impossible, il nous faut absolument assister au dîner ce soir, Lady Katheline veut consulter tout l'équipage à propos du cap à suivre demain.

Thorn acquiesça d'un grognement.

- Je suppose qu'elle aura besoin de soutien face à Thomalotru.

- Ne l'appelle pas comme ça, gronda Ophélie sans parvenir à réprimer un fou-rire.

- Thomabruti ? Thomafreu ?

Sir Thomas était un ancien Lord de LUX. Sa fortune familiale lui avait permis de rester influent même après le démantèlement de l'organisation par le tribunal interfamilial. Au grand dam de Thorn et d'une bonne partie de l'équipage, il était le mécène de l'expédition et en finançait les trois quarts. Les armoiries de sa famille envahissaient la totalité du bateau, de la poupe jusqu'aux broderies ornant le linge de lit. Il était peu dire qu'il ne partageait pas entièrement la passion du reste de l'équipe pour la quête de savoir, mais les avant-coureurs n'avaient pas pu se montrer trop exigeants sur l'origine des fonds. Après le désastre de la première mission, il était miraculeux qu'ils aient réussi à trouver un financement tout court.

À cette pensée, Ophélie sentit un vide creuser son estomac. Personne ne savait au juste ce qu'il était advenu de l'équipage précédent. Les premières semaines, ils avaient multiplié les escales et transmis des rapports enthousiastes. Des fournitures avaient été distribuées aux réinversés, des artefacts avaient été catalogués, des amitiés improbables avaient vu le jour … Mais l'histoire s'était brutalement terminée sur un dernier appel de détresse. Les aéronefs de secours dépêchés sur place n'avaient plus réussi à établir le contact avec le navire. Une des raisons pour lesquelles l'expédition du Prométhée avait été si rapidement montée était l'espoir qu'entretenaient les avant-coureurs de secourir d'éventuels rescapés.

La capitaine devenait terriblement silencieuse lorsqu'on évoquait le sujet. Tous ceux qui embarquaient savaient que l'océan était bien plus dangereux que n'importe quelle mer ayant jamais existé sur les arches. Les tempêtes, les récifs inconnus, les courants capricieux, … Ils avaient accepté le risque comme une part entière de leur mission. Le prix à payer pour faire partie de cette nouvelle page de l'Histoire de l'exploration humaine. Mais pour Lady Katheline et les autres avant-coureurs, il s'agissait d'abord de collègues et d'amis qui avaient disparu, et la menace de connaître un sort similaire pesait sur tous.

Alors qu'elle se dirigeait vers le mess au bras de Thorn, Ophélie entendit les rires de l'équipage émerger du brouhaha des conversations et elle parvint à retrouver un peu de sa sérénité. Leur entrée fut saluée par une jeune femme agitant frénétiquement les bras pour les inciter à se joindre à sa table, où Blasius et Wolf se racontaient déjà leur journée l'air complice. Sarah était responsable des communications et cette fonction collait à merveille avec son caractère enjoué et extraverti. Elle était tellement bavarde qu'Ophélie l'avait déjà surprise en train de commérer avec de parfaits inconnus sur le poste de radiocommunication du Prométhée. Thorn aurait sans doute préféré s'installer à la table du capitaine ou avec les mécaniciens, mais il savait qu'Ophélie et Sarah s'étaient liées d'amitié. Il se résigna donc à prendre place entre Ophélie et Blasius et à subir un flot de paroles ininterrompu pour accompagner son dîner.

- Les toilettes du deuxième sous-sol ont encore débordé, vous avez dû entendre la nouvelle ? Ou la sentir au moins ? Quelle horreur, je plains ceux qui étaient de service au nettoyage ! J'ai vu passer Roger blanc comme un linge !

Peu importaient les pouvoirs, la spécialité ou le niveau d'expertise des membres de l'équipage, tous devaient participer aux tâches quotidiennes du navire. Le petit gabarit d'Ophélie l'avait tenue éloignée des besognes trop physiques et elle avait rencontré Sarah dans l'équipe de la blanchisserie où elles passaient de longs moments à rire et à bavarder de tout et de rien. En revanche, le nettoyage des espaces communs était assurément la pire des corvées et faisait ressurgir chez Ophélie des souvenirs déplaisants, vestiges de son passage chez la Bonne Famille. Son activité préférée était sans conteste les cuisines, mais la capitaine gérait les rotations avec une impartialité implacable. Sir Thomas était, sans surprise, l'exception qui entachait ce système équitable.

Pendant que Sarah continuait son récit avec des détails qui n'étaient clairement pas adaptés à l'heure du repas, Ophélie coula un regard vers Lady Katheline. La capitaine devait avoir une quarantaine d'années, mais ses cheveux courts étaient déjà d'un gris très clair, presque blancs, évoquant un ciel hivernal sur Anima. Comme beaucoup de membres de l'équipage, sa peau mate était illuminée par la lueur rouge de ses yeux de visionnaire. En toute circonstance, son expression était telle la surface d'un lac : son calme dissimulait les tourments qui pouvaient agiter les profondeurs. Et Sir Thomas était, à nouveau sans surprise, ce qui agitait Lady Katheline en cet instant.

Déterminée à découvrir ce qu'il était advenu de l'expédition précédente, la capitaine du Prométhée avait mis le cap sur la dernière position connue du navire disparu. L'équipage ne s'était accordé aucune escale ni aucun répit, enchaînant les quarts pour rejoindre le plus rapidement possible leur destination. Sir Thomas ne l'entendait cependant pas de cette oreille. Il avait la ferme intention de détourner le navire vers une île qui avait été repérée par les équipes de secours, plusieurs centaines de milles avant leur destination. La raison évoquée tenait du plus pur altruisme : cette terre inexplorée pourrait être peuplée d'hommes et de femmes de l'ancien monde, lesquels pouvaient être à court de ressources depuis la Réinversion. Cependant, à la lecture des comptes rendus, aucune observation des secouristes ne laissait penser que l'île en question soit habitée. Ophélie soupçonnait Sir Thomas de cacher les véritables raisons de ce projet, mais elle n'avait jusqu'à présent pas réussi à comprendre ses motivations. S'agissait-il seulement de prouver qu'il était aux commandes ? Ce détour revenait à perdre presque une journée pour satisfaire le caprice d'un nanti … Un puissant nanti néanmoins. Jusqu'à présent, Katheline n'avait pas réussi à le faire plier.

Sir Thomas était occupé à parler la bouche pleine, relatant à sa tablée l'un de ses exploits d'étudiant datant de son passage à l'académie de la Bonne Famille. Il n'avait obtenu aucun diplôme, mais sa position sociale lui avait permis d'y multiplier les frasques sans jamais subir la moindre réprimande. Son pouvoir gustatif ne semblait pas servir d'autre objectif que de satisfaire un appétit insatiable. Il parlait si fort qu'Ophélie pouvait l'entendre depuis l'autre extrémité du mess. Il avait un visage jovial encadré d'une barbe brune qui masquait mal la jeunesse de ses traits, mais Ophélie savait que cet abord enjôleur pouvait basculer très rapidement en accès de colère incontrôlable.

Reportant son regard sur la capitaine, Ophélie constata que son calme habituel était teinté par un imperceptible froncement de sourcils. Prenant une profonde inspiration, Lady Katheline se leva et le silence se fit soudain dans la salle, seulement interrompu par Sir Thomas qui continuait de pérorer. Lady Katheline toussota et obtint enfin l'attention de toute l'assemblée.

- Maria et Jeremy viennent de me faire un point sur leurs dernières prévisions météorologiques. Les nouvelles ne sont pas excellentes. Comme on s'y attendait, le climat de la région est instable et nous détourner vers l'Ouest nous rapprocherait dangereusement d'une dépression menaçante. Je propose donc de maintenir notre cap au Sud-Est et de revenir explorer ces eaux et leurs archipels lors de notre retour vers Babel.

Bondissant de sa chaise, Sir Thomas explosa sans laisser le temps aux météorologistes d'exposer leur rapport :

- On repousse notre exploration de l'île sur la base des visions farfelues d'un Devin ? C'est absurde, tout le monde sait qu'ils ne sont pas capables de percevoir quoi que ce soit de tangible sur une fenêtre de 24 heures !

Maria, visionnaire spécialisée dans l'observation de l'atmosphère, toisa l'homme de son regard écarlate. Sa réponse fut aussi froide que celle de Sir Thomas avait été explosive.

- Jeremy est capable de prévoir des événements bien au-delà de trois heures, et il recoupe ses prévisions avec mes observations. Ce que je perçois de la pression atmosphérique, de l'humidité de l'air et de la direction du vent est on ne peut plus tangible. Nous avons vérifié les calculs avec Lord Thorn et tout concorde. La dépression est bien réelle et ce serait de la folie de foncer dessus.

Sir Thomas se rassit, l'air faussement amusé.

- Nous prendrons le risque. Mais je ne crois pas que nous essuierons la moindre précipitation, le temps a été atrocement ennuyeux et atrocement sec depuis notre départ. Vous n'êtes qu'une bande de scientifiques effarouchés pressés de repêcher les corps de vos congénères. Mais je vous le répète, nous ne trouverons personne. S'il y avait eu le moindre survivant, mes équipes de secours l'auraient trouvé.

Un silence de plomb retomba sur le mess. Ophélie était horrifiée par tant de cynisme. Elle jeta un coup d'œil à Thorn tout en pensant que c'était une excellente chose qu'il n'ait plus ses griffes de Dragon. Pourtant, il observait la scène d'un air neutre, dos vouté, menton appuyé sur ses longues mains croisées. Son regard bleu glacier croisa celui de la capitaine. D'un imperceptible hochement de tête, il sembla lui transmettre un signal qu'elle seule comprit.

Bien que les jeunes mariés aient rejoint l'équipage à la dernière minute, Thorn avait su gagner la confiance de Lady Katheline. Elle s'appuyait désormais sur ces capacités d'analyse et son indéfectible honnêteté. Ophélie aurait pu être agacée par leur complicité, mais elle était en réalité soulagée que son mari se soit fait des amis parmi l'équipage. Sa vie sociale au Pôle avait été particulièrement désastreuse, mais dans un contexte moins toxique, Thorn réapprenait à faire confiance aux autres. Ophélie ignora la pointe de jalousie qui poussait à la périphérie de son esprit et se concentra sur l'estime qu'elle portait à leur capitaine.

Katheline avait ramené son attention vers Sir Thomas et repris la parole, un ton plus grave qu'à l'accoutumée.

- Non, nous n'irons pas.

- Comment ?

- Je suis la capitaine de ce bateau et la seule responsable de la sécurité de son équipage. Ma décision est prise et elle est finale.

- Sans moi vous vous entasseriez tous sur un radeau en rondins ! Vous ne pouvez pas décider quoi que ce soit sans mon aval !

- Pourtant je viens de le faire.

La salle s'embrasa sous les acclamations de l'équipage. Thomas grommela une réponse qui fut perdue dans le brouhaha et le débat fut clos pour la soirée. L'ancien Lord de LUX termina son repas tout en lançant des regards assassins tous azimuts, puis pris congé sans un mot.

L'atmosphère retrouva progressivement son calme au fur et à mesure que chacun regagnait ses quartiers. Les derniers camarades s'étaient regroupés autour d'une même table pour partager le café préparé par Blasius. Ophélie trouvait que le breuvage en question tenait plus du carburant pour dirigeable que du café, mais l'effet était garanti : ceux qui seraient de quart cette nuit ne souffriraient pas de somnolence. Tous avaient exprimé leur soutien à Katheline et leur soulagement de la voir tenir tête à cet homme qui imposait sa volonté depuis trop longtemps.

La capitaine prit finalement congé de la joyeuse tablée, prenant la direction de la timonerie.

- N'est-ce pas Juan qui s'occupe de la navigation cette nuit ? lui demanda Wolf.

- Si, mais je serai plus tranquille en prenant le relais moi-même. De toute façon je ne pourrai pas trouver le sommeil, j'ai bu la moitié de la cafetière !

Thorn et Ophélie avaient rejoint leur cabine peu de temps après. Blottie sous les couvertures, Ophélie écoutait le vent s'acharner contre la paroi du bateau. L'orage était loin, mais des éclairs zébraient l'horizon, illuminant brièvement la petite pièce. Les vagues se brisaient contre la coque du navire avec une fureur croissante. Pourtant, elle se sentait en sécurité dans les bras de Thorn. Elle posa sa tête contre sa poitrine, écoutant le rythme régulier de son souffle alors qu'il laissait ses doigts jouer dans ses cheveux dans un demi-sommeil. Même s'ils devaient traverser une tempête, elle se sentait prête à affronter tous les défis que l'océan pourrait leur réserver, à ses côtés.