Bethany avait eu l'occasion de se rendre dans un restaurant chic pour évènements notables dans la famille – genre les fiançailles d'Oncle Benjy – et préférait de loin en rester là. Toute Bones qu'elle était, les serveurs guindés et la clientèle huppée la mettait sur les nerfs.
Même en pleine dépression, ça ne changeait guère. Pourquoi, oh pourquoi son beau-père tout neuf avait-il décidé de la traîner à la Fontaine de Nimue ? Question chic et raffinement, ce devait être quasi impossible de trouver pire !
Oh, attendez, elle avait besoin de se changer les idées. Parce que c'est bien connu, pour guérir la dépression, il faut flanquer tête la première le déprimé dans une situation qui ne manquera pas de le stresser ! Les Black méritaient bien leur réputation de fous.
Heureusement – et ça en disait long sur la situation qu'elle recoure à ce terme-ci – Cassiopeia Black et son mari de fraîche date s'étaient refusés à la laisser aux griffes d'Orion. Jusque là, aucun des deux jeunes gens n'avaient eu besoin de proférer deux phrases d'affilée, comme la vieille dame et le père de famille avaient passé tout le repas à se lancer des piques.
« Vraiment, Orion, ton palais n'est plus ce qu'il était. Un Cantermerle pour le déjeuner ? Et je te rappelle que ta belle-fille n'est pas en état d'apprécier le vin. Boire devant elle sans qu'elle puisse profiter du cru, c'est plus que de l'impolitesse, c'est de la cruauté. »
« Pardonnez-moi, Tatie, je pensais seulement que le Cantermerle serait bien assez pour vous. En passant, pourriez-vous poser cette cigarette ? Je ne pense pas devoir vous remémorer que la nicotine est tout à fait déconseillée à notre chère Bethany pour le moment, même si ce n'est que par procuration. »
Le tout sur le ton le plus poli du monde. Regulus semblait prêt à décamper à la première occasion, et très franchement, Bethany ne pouvait pas le lui reprocher. En fait, elle aurait volontiers couru derrière lui, et certainement pas pour le ramener.
« Ma petite, vous avez à peine touché à votre assiette. Le saumon en papillote n'est-il donc pas à votre convenance ? »
La jeune femme parvint à grand-peine à retrousser la commissure de ses lèvres pour créer une illusion de sourire rassurant. Vu le reniflement incrédule produit par Regulus, l'illusion n'était guère convaincante.
« Je n'ai pas très faim, en ce moment » se borna-t-elle à éluder, s'attirant un haussement de sourcils de la part de Cassiopeia.
« Forcez-vous. Vous ne pouvez pas vous permettre de jouer avec votre santé, surtout dans votre condition présente. »
Sa condition. Bien sûr que les Black la chouchoutaient honteusement, vu qu'elle était supposée accoucher de leur futur héritier l'année prochaine. A la longue, ça commençait à lui courir un peu sur le haricot : elle était tout de même autre chose que l'incubateur d'un autre Black, non ?
La porte d'entrée explosa.
Vu le contexte de terrorisme actuel, on aurait pu croire que les clients du restaurant feraient quelque chose de plus productif que de se mettre à crier et se pétrifier de terreur. Genre se sauver à toutes jambes, ou tirer des sorts sur les silhouettes masquées emmitouflées dans leurs capes noires qui envahissaient présentement les lieux.
Bethany aurait dû avoir peur. A la place, elle se demanda seulement si les visages cachés par les masques étaient les mêmes que ceux ayant assisté à la mort de ses parents et de ses petits frères.
L'une des capes s'était avancée vers leur table, et une voix féminine s'extirpa de sous le masque.
« En voilà une charmante sortie de famille. Pourquoi n'ai-je pas été conviée, je me le demande ? »
Cassiopeia porta son fume-cigarette d'ivoire à ses lèvres fripées pour inspirer une généreuse dose de fumée. Orion arborait l'air ennuyé de qui vient de découvrir une mouche dans sa soupe. Les doigts glacés de Regulus se posèrent délicatement sur le poignet de Bethany.
« Il s'agit d'une affaire réservée » répondit calmement Orion. « Druella aurait dû mieux t'apprendre les bonnes manières, Bellatrix. Non seulement tu n'as pas été invitée, tu troubles notre repas. »
Pour un peu, Bethany vit presque la moue boudeuse de Lady Lestrange sous le masque impassible.
« Mais c'est pour la bonne cause, mon oncle » protesta-elle d'un ton presque geignard. « Je n'allais tout de même pas vous laisser subir la présence d'une immondice à table ! »
Inutile de demander de qui elle voulait parler, ça crevait les yeux. L'étreinte sur le poignet de Bethany se resserra, et elle dut pincer la bouche pour ravaler un cri.
« Tu parles de ma femme, Bella » s'éleva la voix de Regulus, aussi paisible et accueillante qu'un sépulcre. « La mère du futur Lord Black. »
« La mère du Lord Black, ça ? » siffla Lady Lestrange, le timbre dégoulinant de venin. « Cette petite pute de caniveau moldu ? Sa place est dans un charnier et celle de son bâtard au fond d'un puits ! »
Bethany ne pouvait plus sentir sa main, Regulus serrait trop son poignet à présent.
« Bellatrix Lestrange, je te conseille de présenter tes excuses à Bethany Black, née Bones, de la Noble et Très Ancienne Maison Black. Sinon, tu n'aimeras pas les conséquences » lâcha le jeune homme, le visage granitique.
« Je les endurerais avec joie » rétorqua orgueilleusement sa cousine. « De même que ta gratitude… pour ça ! »
Jamais encore Bethany n'avait vu quelqu'un tirer si vite sa baguette magique pour lancer un sort – elle en ignorait la nature, mais la couleur violet hématome n'augurait rien de bon. Si Regulus ne l'avait pas violemment tirée sur le côté, nul doute que le résultat de la collision n'aurait guère été plaisant. En l'état des circonstances, le maléfice alla creuser un trou dans le mur tandis que Bethany tombait à la renverse sur son mari, les précipitant tous deux par terre.
Le chaos se déchaîna dans le restaurant. Le temps que le couple se relève, les sorts volaient de partout, les clients couraient se mettre à l'abri en hurlant, Orion se battait en duel avec Bellatrix dont le masque avait volé à l'écart et Cassiopeia affrontait à elle seule les trois autres capes noires, ricanant comme une démente.
« Regulus ! » aboya Orion lorsqu'il vit son fils debout, la main sur son porte-baguette. « Dehors ! Ta femme aussi ! »
Les quelques secondes nécessaires pour ce cri permirent à Bellatrix de lui envoyer un maléfice jaune citron qui lui frôla l'oreille dans un piaulement sinistre et alla liquéfier une sirène de plâtre décorant le mur.
Après une seconde d'hésitation, Regulus saisit Bethany au bras et la traîna vers les cuisines.
« Qu'est-ce que tu fais ? » feula-t-elle, sa loyauté de Poufsouffle se rebellant à l'idée d'abandonner sa famille sur le champ de bataille – par alliance et indésirable, peut-être, mais elle était une Black maintenant.
« C'est toi que veut Bella » répondit son mari en lui faisant franchir les portes, son regard balayant les lieux à la recherche de la porte de service. « Si un sort te touche, le bébé sera en danger. Je suis une bille en duel et tu es ma femme – vous serez plus en sécurité comme ça. »
Bethany sentit le rouge lui chauffer les pommettes. Non, ce n'était pas le moment de faire sa dinde sensible, se rappela-t-elle tandis qu'ils sortaient dans la rue.
« Tu as un moyen de contacter ta tante ? Un miroir sans tain, des feux d'artifice, un sifflet ultrasonique ? Quelque chose ? »
La blonde se rappela un truc développé par Marlène MacKinnon. Un dérivé du Patronus, mais pas contre les Détraqueurs.
« J'ai peut-être quelque chose… »
« Alors dépêche-toi » lui ordonna Regulus, « parce que sinon, toute la rue va partir en fumée. Oh, et dis à ta tante d'amener ses meilleurs Aurors. Bella, c'est une sacrée coriace. »
Quand la Brigade d'Elite des Tireurs de Baguette Magique arriva sur les lieux, Regulus et Bethany s'étaient sauvés chez Florian Fortarôme. Le glacier avait été la bonté même, promettant de lancer le pire sortilège qu'il puisse imaginer à la moindre cape noire qui s'aventurerait dans les parages.
« Bethany, tu ne peux pas continuer à m'effrayer de la sorte » déclara tante Amelia, après s'être assuré que sa nièce ne portait aucune éraflure. « Heureusement que ton mari t'a mis à l'abri, ce n'était pas joli là-bas… »
« Remerciez plutôt mon père » glissa Regulus, « c'est lui qui nous a demandé d'évacuer le restaurant. »
A la mention de M. Black, tante Amelia tiqua. Pas beaucoup, mais l'œil vigilant d'un Serpentard ne pouvait rien manquer, et Regulus ne manqua certainement pas cette réaction.
« Directrice Bones ? »
« Maître Black » fit tante Amelia d'une voix soigneusement mesurée, « lors de notre arrivée, votre père avait été touché par un sortilège de Découpe. Aucun organe majeur n'a été touché, mais la perte de sang à elle seule… »
Regulus cligna lentement des yeux, le visage dépourvu de toute expression, comme s'il venait d'entendre que le ciel était vert.
« Toutes mes condoléances. »
Bethany aurait voulu crier. D'accord, elle n'appréciait pas tellement Orion Black – l'homme avait été trop froid et autoritaire pour cela – mais il avait été son beau-père, et il l'avait défendue face à une folle cherchant à la tuer. Et maintenant, il était mort.
Regulus demeurait figé comme une statue. Elle hésita, puis lui toucha l'épaule du bout des doigts.
« Est-ce que ça va ? » demanda-t-elle, se tançant intérieurement pour la stupidité de sa question.
Il mit une bonne minute à vocaliser une réponse.
« …Je ne crois pas, non. »
