Lucretia Prewett née Black avait longtemps été heureuse de se cantonner à la Grande-Bretagne, mais sa santé déclinante l'avait vue décider d'emménager à Nice, suivant le raisonnement que le climat ensoleillé et chaud ainsi que la proximité de l'air marin l'aideraient à conserver le peu de force et de vigueur qui lui demeuraient.

La famille Black étant ce qu'elle était, aussi arrogante que riche, cela signifiait s'installer dans une large demeure aux allures de palais gréco-romain, dont la position sur le flanc du mont Boron offrait un spectaculaire panorama sur la ville et la mer. Tout comme le 12, square Grimmaurd, la villa se trouvait dans un quartier moldu – mais prenant en compte la distance entre les propriétés de ce quartier, il n'y avait même pas besoin de jeter des sortilèges pour imposer la discrétion et l'intimité, vu que les voisins seraient trop loin pour remarquer quoi que ce soit.

De toute façon, la société magique française ne voyait pas ce type d'arrangement comme particulièrement notable. C'était la faute de la Révolution qui avait vu la chute de plus d'une noble famille – celles-ci souvent confondues avec des aristocrates et traînées à la guillotine – et le conflit déchaîné par Grindelwald n'avait rien arrangé, ravageant la population et l'infrastructure au point que cela coûtait nettement moins en temps et en ressources de s'insinuer parmi les non-magiques que de tout reconstruire séparément.

À l'avenir, peut-être les choses changeraient-elles. Dans le présent, il faudrait s'adapter pour Regulus ainsi que sa petite famille, fraîchement débarqués d'Angleterre.

« Reggie ! Comme tu as grandi, le portrait de ton père – toutes mes condoléances au fait, mais je suppose que tu en as assez qu'on te rappelle ça. C'est ta femme, alors ? Bethany Bones, la nièce d'Amélia ? Elle fait parler d'elle, mais rassurez-vous, que du bien ! Et laissez-moi embrasser les deux nouveaux membres de notre famille – quels amours, d'ici trois ans, le monde entier leur mangera dans la main. »

Lucretia – qui avait aussitôt insisté pour être appelée tante Lulu, vous êtes de la famille et je suis trop vieille pour toutes ces formalités, mes trésors, mettez-nous plutôt à l'aise – avait autrefois été une beauté aux yeux aussi noirs que ses cheveux insolemment bouclés, dont l'amour pour les fêtes et la danse avait résulté en une silhouette agréablement capitonnée. Elle avait aimé la nourriture, la musique, le vin et les ragots, et elle ne s'en était aucunement privé tant qu'elle avait pu.

Avec l'âge, Madame Prewett avait été forcée de ralentir, et tomber malade avait sonné le glas de sa vie sociale telle qu'elle la connaissait. L'enthousiaste et exubérante mondaine était devenue une recluse, que même les visites de son mari – dès que celui-ci pouvait s'échapper des obligations de son poste d'attaché diplomatique contraint de bouger constamment entre pays – ne parvenaient pas à consoler.

Autant dire que pour elle, l'irruption de plusieurs membres de sa famille faisait office de distraction bienvenue. Regulus doutait qu'elle les laisse repartir avant un an, au strict minimum – ce qui lui allait parfaitement, vu l'actuelle situation politique en Grande-Bretagne.

Et puis, Lucretia – tante Lulu, chéri, ou je vais finir par t'appeler Monsieur Black, on verra comment tu aimes – était assez attachante, à sa manière légèrement exaspérante et étouffante. Si Cassiopeia Black faisait figure de mauvaise fée, Lucretia Prewett avait tout à fait l'allure d'une grand-mère investie dans sa descendance – dodue, joyeusement bavarde, et insistant pour vous resservir une deuxième fois à chaque repas.

C'était difficile de croire qu'elle souffrait de problèmes de santé, s'il n'y avait eu la difficulté de sa démarche, la pâleur maladive de son teint et la multitude de potions et de pilules qu'elle ingurgitait religieusement à diverses heures de la journée.

« Les excès de ma jeunesse dissolue » avait soupiré la vieille dame la première fois que ses nouveaux locataires l'avaient vu boire un de ses remèdes. « Je le paie cher maintenant, mais je ne regrette rien. Si je n'avais pas mené la vie que j'ai vécue, laissez-moi vous le dire, je me serais mortellement ennuyée. »

Ennuyée, la pauvre Lucretia semblait bien l'avoir été, dans sa retraite méditerranéenne. À en croire le témoignage de l'elfe résident – dénommé Casimir pour des raisons probablement vouées à échapper au commun des mortels – celle-ci s'était essayée à la sculpture, la peinture, la poterie, la tapisserie et autres activités avec des résultats spectaculairement désastreux et désolants, à croire qu'elle le faisait exprès sauf que c'était entièrement involontaire.

Pour cette raison, l'elfe durement éprouvé s'était laissé aller à exprimer l'opinion que peut-être, avoir une compagnie permanente parviendrait à calmer sa maîtresse et l'empêcher d'infliger des dégâts irréversibles à la villa. En temps normal, jamais un elfe n'exprimerait pareil avis, ce qui en disait long sur la situation précédant l'arrivée de la jeune génération Black. D'un autre côté, Regulus avait toujours réussi à se connecter facilement avec les elfes de maison – ceux de Poudlard l'avaient pris en affection à peine cinq secondes après l'avoir rencontré, et ne parlons même pas de Kreattur.

La vieille dame ne parviendrait probablement pas à suivre quand Bethany insisterait pour traîner tout le monde dehors afin de pratiquer l'escalade ou la nage, mais pour visiter la Vieille Ville ou vadrouiller sur la Promenade des Anglais, ça devrait aller. Et dans le pire des cas, elle serait sans doute satisfaite d'écouter le compte rendu des escapades de ses neveu et nièce par alliance.

Le plus dur risquait de résister aux menus qu'elle ne manquerait pas de leur servir : Lucretia adorait manger, l'opportunité de goûter à d'innombrables cuisines étrangères alors qu'elle secondait son mari dans ses devoirs de diplomate n'avaient réussi qu'à amplifier cela, et son actuel isolement n'avait rien fait pour calmer son appétit ordinaire – il aurait plutôt contribué à le décupler, étant l'un des derniers plaisirs auxquels elle avait encore droit.

Si Regulus n'y prenait pas garde, les jumeaux ressembleraient à des sphères au lieu d'êtres humains quand ils recevraient leur lettre d'inscription à Poudlard. Bethany insistant pour leur faire faire de l'exercice ne pourrait que leur être profitable, mais même ainsi, il se méfiait. Ce serait dur de résister, plus dur que décider de couper entièrement les ponts avec les Mangemorts et le Seigneur des Ténèbres – oui, même un mage noir pratiquant le terrorisme et la purge ethnique sans restrictions constituait un obstacle moins ardu qu'une vieille tante déterminée à remplumer un neveu qu'elle jugeait trop maigre.

Peut-être pourrait-il dévier l'enthousiasme de la vieille dame en la persuadant de lui raconter des anecdotes de sa carrière d'hôtesse diplomatique ? Au cours de quarante ans de carrière, elle avait dû en accumuler assez pour constituer toute une série de gros volumes. Bon, il ne rédigerait aucune de ces histoires, il ne voulait pas qu'un chef d'état quelconque lui lance un tueur à gage aux trousses pour indiscrétion politique et divulgation de secrets présidentiels ou royaux compromettants.

Si ça arrivait, il se cacherait derrière Bethany. Ce n'était pas de la lâcheté quand votre chère et tendre moitié était naturellement plus agressive et capable de briser des crânes à mains nues que vous – dans de pareilles circonstances, se réfugier sous ses jupes serait plutôt appelé du bon sens.

Un bon Serpentard savait toujours quelle personne se débrouillerait au mieux afin de réaliser une tâche particulière.