Lily-jolie a enfin accouché le 31 juillet 1980 vers deux heures et demie du matin, bien après Alice Londubat qui elle a opté pour une naissance à l'horaire plus convenable de vingt-deux heures et quart la veille. Sirius avait beau se coucher tard, il préférait ne pas tarder trop longtemps après minuit ou il n'était plus bon à rien pendant un jour entier, et il sentait déjà que ce serait le cas une fois les embrassades et félicitations d'usage terminées. Ce que l'amour lui faisait faire, tout de même !

Deux bébés, donc, nés pratiquement ensemble. Deux petits garçons, un arborant d'emblée de fins cheveux noirs promettant de devenir aussi rebelles que la tignasse de James, l'autre chauve comme un lavabo pour reprendre l'expression d'Alice, où l'avait-elle donc pêchée ? Tous les deux rose et potelé, emballés dans leurs couvertures jaune et blanc, câlinés par leurs mamans éreintées d'avoir expulsé un être humain entier de leur corps et néanmoins fières comme pas permis.

James avait beau renifler et se tamponner les yeux, ses joues étaient trempées de larmes, à croire qu'il essayait de se métamorphoser en fontaine, tandis que Frank ressemblait tout à coup à un Serpentard – à Lucius Malefoy, oh infamie, imitant les fameux paons de la nouvelle belle-famille de Cissy tant il débordait de contentement. Même Rémus était à deux doigts de les assommer pour leur apprendre à mieux se tenir.

Ça aurait dû être une occasion joyeuse. Il s'agissait d'une occasion joyeuse, malgré la guerre qui ne cessait d'empirer et le Sombre Idiot qui refusait de rendre un service bénéfique au monde et de mourir subitement, malgré l'ombre projetée par le destin sur ces deux naissances – une prophétie, il ne manquait plus que cela, ce genre d'histoire ne terminait jamais bien pour l'un ou l'autre des participants, la prédiction trouvait toujours moyen de vous prendre en traître.

Peut-être était-ce à cause de ces ombres que la venue au monde de Harry Potter et Neville Londubat était source de telle joie. Peut-être parce qu'il s'agissait d'un rappel que la vie pouvait et allait continuer malgré tout, que l'existence ne se résumait pas uniquement à combattre un détraqué prêchant le conflit et le racisme dont le message influençait de plus en plus les masses. Un moment de paix dans la tourmente.

Peut-être était-ce à cause de cela que Sirius ne pouvait pas tout à fait rentrer dans le moment. Parce qu'il était un Black, il avait souvent du mal à profiter entièrement de la possibilité de se détendre, il finissait toujours par trouver une raison de broyer du noir.

Alors qu'il roucoulait devant son filleul tout nouveau tout beau, il ne pouvait pas s'empêcher de penser à deux autres bébés, pour la naissance desquels il n'avait pas été présent, sur lesquels il n'avait encore jamais posé les yeux. Deux bébés qui n'étaient plus si petits, ça leur faisait maintenant six mois, et Sirius ne savait même pas à quel point ils avaient grandi au cours de cet intervalle de temps.

Sirius ne savait rien de ses propres neveux exceptés leurs noms et leur date de naissance. Merci à tante Cassiopeia pour le faire-part, en passant.

Astérion Célestin et Talitha Isadora Black, nés le 23 janvier 1980. Deux lignes à l'encre noire sur du papier cartonné blanc, voilà ce qu'étaient ses neveux.

Sirius ne savait pas si les peluches qu'il avait envoyé comme cadeau pour les bébés étaient bien arrivées à destination, si son frère les avait acceptées ou jetées dans la cheminée. Avec Reggie, ça pouvait aller dans l'un ou l'autre sens, et sans prévenir. Oh, ce n'était pas si inhabituel pour un Black d'être imprévisible, mais ça surprenait davantage venant de Regulus. La faute de sa docilité coutumière, on ne se méfiait pas de lui.

En tout cas, ça lui avait réussi d'être imprévisible : lui que Sirius voyait d'emblée finir vieux garçon dans sa bibliothèque personnelle ou laquais parfaitement dressé de l'établissement puriste, il avait réussi à fuir ces deux possibilités en un seul coup de maître rien qu'en faisant le mariole avec Bethany Bones. Et regardez-le donc à présent, respectablement marié et père, parfaitement préservé du danger vu son déménagement sur la Côte d'Azur avec tante Lulu.

En fait, ça avait si bien terminé pour Reggie que Sirius se demandait vaguement si son frérot n'avait pas prémédité toute l'affaire. Un Serpentard n'aurait certainement pas hésité, encore moins un Black, et Reggie insistait pour suivre la tradition familiale en tout et pour tout.

Suivrait-il la tradition au point de refuser de mentionner l'existence même de Sirius, le frère aîné dévoyé ? Est-ce que ses neveux sauraient qu'ils avaient un oncle paternel, ou grandiraient-ils persuadés que Regulus avait grandi en fils unique ?

Sirius ne voulait pas se sentir mal à cause de cette perspective. Il ne le voulait vraiment pas – il ne devrait pas. Il avait choisi de rompre avec ses parents, choisi de laisser derrière lui une famille qui lui faisait honte et à qui il faisait honte. Soupirer après le foyer à l'ambiance délétère n'était pas une conduite recommandée pour son bien-être mental, c'était le syndrome du chien battu trop stupidement loyal pour ne pas réaliser qu'il était à deux doigts de crever.

Fléamont et Euphemia Potter l'avaient mieux traité que Walburga et Orion Black, et il n'était même pas leur fils biologique. Et question frère, il s'entendait nettement mieux avec James qu'il n'y était jamais parvenu avec Reggie, lequel ne comprenait pas pourquoi il se conduisait comme il le faisait. Pourquoi aimer quelque chose – quelqu'un – dont la nature vous échappait, que vous ne pourriez jamais véritablement comprendre ?

Non, c'était mieux pour tout le monde de couper les ponts. Et donc, Sirius n'était pas désolé d'avoir manqué la naissance de ses neveux. Il n'était pas désolé de ne pas avoir assisté au mariage de son petit frère. Il n'était pas désolé de s'être dérobé à l'enterrement de son père.

Il avait eu les Potter à la place. Il avait été là pour soutenir James quand la dragoncelle avait emporté Fléamont et Euphemia. Il avait été le témoin de la cérémonie où Lily Evans était officiellement devenue Madame Potter. Et maintenant, il avait été l'un des premiers à être présenté à bébé Harry. Il n'avait pas matière à se plaindre. Il n'avait pas le droit de se plaindre.

Alors il souriait nonchalamment, le portrait même de l'insouciant qui se rit des râteaux que la vie ne cesse de lui envoyer, et s'il riait un peu trop fort, et bien, ce bon vieux Sirius, ce sacré Patmol avait tendance à l'enthousiasme depuis tout jeune, il n'avait jamais su se tenir, alors ça ne veut rien dire, n'est-ce pas ? Rien de rien, tout va très bien, Madame la Marquise, tout va très bien. Rien à voir, vraiment, aucune raison de s'inquiéter.

Aucune raison de regretter seul le soir, une fois la nuit tombée et tout le monde parti, les choix commis sur lesquels on ne pouvait pas revenir, autant parce que c'était une question de fierté que parce que c'était impossible dans les faits.

Aucune raison de faire le deuil des opportunités d'une vie qui ne se réaliserait pas, ne pouvait plus se réaliser parce que les chemins à emprunter menaient loin l'un de l'autre.