Lorsque Cassiopeia Black décidait de rendre visite à quelqu'un, soit vous éteigniez les lumières et vous couchiez par terre en priant pour qu'elle pense que vous étiez absent et s'en aille – peu de chances de réussite, elle défoncerait la porte afin de vérifier avec ses propres yeux et là vous étiez plus cuit qu'un rôti de bœuf oublié un quart d'heure trop longtemps au four – soit vous n'étiez pas la victime désignée et étiez autorisé à fuir dans la ville voisine ou à assister à l'hécatombe – les Black adoraient se donner en spectacle, surtout les moins recommandables – soit vous étiez résigné à votre sort et prêt à affronter l'orage plus ou moins vaillamment, espérant que vous sauriez toujours comment vous vous appeliez une fois l'épreuve finie.

C'était très peu charitable de traiter une vieille dame à la manière d'une catastrophe naturelle, mais c'était une stratégie chaudement recommandée par Melania Black née Macmillan et tante Lulu qui avaient eu des années pour se familiariser avec l'oiseau, alors Bethany se trouvait encline à les écouter, surtout parce que Cassiopeia Black ne voulait pas la laisser tranquille, vous croiriez pourtant que l'obligation de se rendre dans un pays situé de l'autre côté de la Manche dissuaderait les plus endurcis, mais voilà, Cassiopeia Black refusait de se conduire en être humain rationnel pour le plus grand malheur de la Grande-Bretagne entière.

« Dis-moi, ma petite, est-ce que tes parents t'ont raconté l'histoire des Trois Frères ? Parce que les traditions se perdent avec les générations, Artie n'arrête pas de rouspéter là-dessus et ça me donne mal aux dents de l'entendre rabâcher à n'en plus finir, mais il n'a pas réellement tort. »

Par exemple, elle vous parlerait de conte de fées après vous avoir traîné là où personne ne viendrait vous sauver – en l'occurrence, le salon au deuxième étage de la maison de tante Lulu. Bethany s'abstient de sourire, ça ne l'amènerait à rien et elle n'en avait de toute façon aucune envie alors qu'elle détectait déjà une migraine faisant de son mieux pour lui percer la peau du front, juste au-dessus du sourcil gauche.

« Les Trois Frères qui rencontrent la Mort en allant se promener, et rencontrent un destin plus ou moins funeste à cause de cela » résuma-t-elle en haussant les épaules. « En matière d'histoires sanglantes et déprimantes, j'ai toujours pensé que Hans Christian Andersen se débrouillait nettement mieux, même s'il ne connaissait rien à la vraie magie. »

Sérieusement, Les Souliers Rouges, La Petite Sirène et La Petite Marchande d'Allumettes pour ne citer que trois exemples avaient dû traumatiser des dizaines d'enfants depuis leur parution. D'un autre côté, La Princesse au Petit pois et Les Habits Neufs de l'Empereur penchaient davantage vers le farfelu et pouvaient être lus et relus avec le même plaisir que la première fois, alors… Elle hésiterait avant de condamner le bonhomme pour sa carrière d'écrivain.

« Puisque tu habites présentement en France, lis donc les histoires de Charles Perrault à tes bambins » suggéra nonchalamment la vieille dame en agitant la main, faisant bruisser la dentelle noire ornant ses poignets, « et dans le texte original, les enfants ont un don pour apprendre les langues, il ne s'agirait pas de le laisser perdre. Mais pour en revenir aux Trois Frères, que penses-tu de ce récit ? »

« Ce que j'en pense ? » renifla Bethany. « Que c'est le conte classique où il vaut mieux ne rien accepter d'un étranger, même quand ça paraît complètement inoffensif. »

« Tu n'aurais pas voulu de la cape, alors ? » questionna son interlocutrice plus âgée, l'air finaud – et elle mijotait un mauvais coup, mais quoi exactement ?

Les méninges en plein triturage, la jeune femme blonde haussa les épaules pour se donner une contenance.

« Et bien, quand vous lisez le texte, il est sous-entendu que le troisième frère a passé toute sa vie caché sous la cape. Ça fait combien d'années coupé du reste du monde, incapable de parler vraiment à quelqu'un ou de vivre comme tout le monde, sous peine de voir la Mort lui fondre dessus ? En fait, ça m'étonne qu'il ait toléré ça assez longtemps pour avoir un fils et lui léguer la cape, plutôt que de craquer au bout de trois ou quatre mois. »

Vraiment, si Bethany avait été à la place des trois frères sur ce chemin et qu'elle avait aperçu la longue silhouette de la Mort se profiler à l'horizon, elle aurait immédiatement rebroussé chemin à toute berzingue. Ça lui apparaissait comme la meilleure solution.

Cassiopeia arqua un sourcil décoloré par la vieillesse, un bruit de contentement s'échappant de sa gorge.

« Excellent argument, ma petite, on ne s'y attendrait pas venant d'une fille encore assez jeune pour s'arrêter aux apparences et refuser de fouiller plus en profondeur. Et la bague, est-ce qu'elle te tenterait davantage ? »

Bethany avala sa salive avec difficulté – tout d'un coup, elle se sentait la gorge étonnamment sèche.

« Quand le résultat me rend malheureuse au point que je me suicide, pour un ersatz de présence disparue ? Je dirais que la réponse est assez claire pour ne pas avoir besoin de la formuler à voix haute. »

« Et pourtant, plus d'une personne considérerait cela un faible prix à payer, rien que pour un ersatz, comme tu l'as si joliment formulé » commenta la sorcière plus âgée, occupée à jouer avec quelque chose dans sa main gauche, ça ressemblait un peu à une bague mais Bethany n'était pas familière avec les bijoux de Cassiopeia. « Parce que l'humanité recherche par-dessus l'amour, et le perdre… c'est assez difficile à digérer, impossible de le nier. »

« J'aimerais que vous arrêtiez de tourner autour du pot » grinça la diplômée de Poufsouffle qui sentait ses nerfs sur le point de lâcher à force de tension.

Un petit bruit sec retentit quand la vieille dame cessa de jouer avec sa bague pour déposer le jonc d'or sur la table basse. Très sobre, comme bijou, peut-être un peu trop large pour une main de femme et serti d'une pierre noire éraflée – non, pas des éraflures, c'était trop régulier et formait un emblème, un œil triangulaire à la pupille fendue. Bethany sentit une fugace impression de familiarité, mais où avait-elle déjà vu ce symbole ?

« Je connais les Poufsouffle » décréta Cassiopeia, la scrutant de ses yeux sombres. « Et je connais les filles aimantes. Que donnerais-tu exactement, rien que pour une chance de parler à nouveau à tes parents ? »

La gorge de Bethany lui faisait l'effet de papier de verre, à présent. Les Trois Frères. La pierre pour ramener l'ombre des morts. La pierre frappée d'un blason, incrustée dans l'or de la bague. Mais non, c'était juste une histoire. Rien qu'un conte pour terrifier les marmots à l'heure de se coucher.

Rien de plus.

« Vous êtes une horrible vieille femme » parvint-elle à articuler, sa voix si froide qu'elle devait avoisiner le zéro absolu, « et je devrais vous réduire le nez en gangrène infectée. »

« Inventif » laissa tomber Cassiopeia d'un ton nonchalant. « Maintenant, ma mignonne, si tu tentais ta chance ? »

Pour une vieille rombière, elle fit preuve d'une rapidité inattendue lorsque la petite pendule ornementale en forme de globe soutenue par le Titan Atlas – représentant les sphères célestes en dépit de la certitude fausse que le Titan avait été condamné à porter la planète Terre sur ses épaules – fit mine de vouloir s'écraser sur son visage.

« Encore et toujours ta visée qui manque de précision ! » se lamenta la sorcière vêtue de noir alors que Bethany décochait sa baguette pour commencer à tirer des maléfices. « Décidément, mon chou, à croire que tu ne fais aucun effort malgré mes critiques ! »

« Ce n'est pas la motivation qui me manque ! » rugit la jeune femme, sa chevelure blonde bouffant sous l'effet d'étincelles bleues et mauves auréolant sa tête à la manière d'une crinière.

« Il n'aurait plus manqué que cela ! »

Sur la table basse, la bague avait été oubliée. Mais elle attendait.