« Ma très chère grand-tante, j'ai cru comprendre que vous venez de vous livrer à un de vos petits jeux avec mon épouse » récapitula Regulus de sa voix la plus polie.
C'était étonnamment facile de se rappeler les bonnes manières en dépit des circonstances. Son père serait extrêmement fier de lui, Orion Black ayant seriné à ses rejetons tout au long de leur enfance que la marque d'un homme digne de ce nom était sa capacité à demeurer courtois peu importe les circonstances, contrairement aux animaux, et tu n'es pas un animal, n'est-ce pas Sirius ?
La leçon n'avait jamais véritablement pénétré la caboche têtue de Sirius, mais elle avait bien pris ses aises dans le crâne de Regulus.
Bon, ce qu'il s'apprêtait à faire n'aurait pas eu l'approbation de l'auteur de ses jours, qui croyait fermement qu'une femme était en mesure de livrer ses propres batailles et que la chevalerie galante était bonne pour ces idéalistes enragés de la maison des lions. À cela, le deuxième-né d'Orion répondrait aimablement que Bethany n'était pas Walburga et ne considérerait pas comme une insulte personnelle de se voir défendre par l'homme auquel elle avait porté deux enfants.
Assise sur le canapé en face de lui, Cassiopeia renifla et roula des yeux.
« Ne me dis pas qu'elle est partie pleurnicher sur ton épaule ? Je la croyais taillée dans un bois plus robuste que cela » grommela la vieille dame.
Le jeune homme eut un petit sourire en coin.
« Elle est partie essayer de cacher ses larmes dans la chambre des enfants, plutôt. Quand je suis rentré dans la pièce pour la prévenir que le dîner était servi, j'ai vu les traces de larmes, alors j'ai demandé à tante Lulu si je pouvais emprunter sa cheminée pour amener grand-maman Melania de toute urgence » avoua-t-il.
« Pas un mauvais plan » reconnut son interlocutrice, les sourcils remontant haut sur son front pour exprimer qu'elle approuvait plus qu'un peu la stratégie.
C'était en effet très loin d'être un mauvais plan. Rien de tel qu'une grand-mère aux instincts consolateurs sur-développés, qui plus est une grand-mère fermement attachée à sa petite-fille par alliance et de nature un peu fouineuse dès qu'il était question d'affaires de famille, pour vous tirer la vérité du désastre au clair.
« Grand-maman désire vous écorcher » avoua Regulus. « Comment a-t-elle décrit cela… ah oui, vous priver de votre peau avec toute la virtuosité qu'elle a gagné en épluchant des pommes et des patates, jeter la peau susnommée sur le fumier, et vous-même aux cochons de la ferme d'à côté, puis racheter les porcs et les noyer dans la Manche pour empêcher quiconque de goûter leur viande et d'être contaminé par votre manque de moralité. »
« Très inventif ! » approuva Cassiopeia avec une sincérité presque désarmante. « Je devrais peut-être lui marcher davantage sur les pieds, si notre délicieuse Melania est capable d'être aussi créative quand on la bouscule un peu. Mais les blaireaux en général s'avèrent adorablement vicieux quand ils sortent de leur tanière, alors ce n'est pas comme si je pouvais être surprise. »
« Tout comme vous ne pouvez pas être surprise de vous faire mordre jusqu'au sang par une vipère, grand-tante » lui rappela le jeune homme.
La vieille dame le considéra d'un regard aussi sombre qu'acéré.
« Dois-je te remettre en mémoire combien c'est mauvais goût pour les serpents de se manger entre eux ? » commenta-elle, le ton badin dissimulant un certain intérêt.
Le sourire de Regulus demeurait fixé sur ses lèvres. Il avait l'impression de porter un masque – mais pour dissimuler quoi ? C'était la question, car ce qu'il ressentait…
Ce qu'il ressentait ressemblait fort à un champ couvert de neige sous un ciel plombé, quand la température dehors est si froide que s'aventurer sous les flocons sans la protection de plusieurs couches d'habits chauds revenait à signer son arrêt de mort. Quand les stalactites festonnant les branches d'arbres et les rebords de fenêtre brûlaient les doigts privés de gants qui se posaient dessus.
« Dois-je vous remettre en mémoire que Bethany est ma femme, et donc que ses ennemis sont les miens ? » décida-il de riposter.
« Artie ne serait pas convaincu par cet argument, et tu le sais » renifla Cassiopeia.
« Ce n'est pas Arcturus Black qui se trouve actuellement dans la même pièce que moi, et j'ai conscience que ce serait très sot d'agir sous le coup de mes sentiments. Vous pouvez même dire que ce serait suicidaire » musa le jeune homme. « Quelle chance pour moi d'avoir de l'expérience en ce qui concerne la sottise suicidaire, ne trouvez-vous pas ? »
Un ange passa. Ce ne fut pas une traversée rapide.
Un large sourire apparut sur le visage fripé de la vieille sorcière.
« Le mariage te réussit, cher neveu. Oser me menacer de la sorte, jamais tu n'aurais osé avant de quitter Poudlard, et même pendant l'année après l'obtention de ton diplôme ! »
Elle soupira.
« Je ne m'excuserais pas. Il me fallait quelqu'un pour tester les pouvoirs de cette bague, comprends-tu ? »
« Quelqu'un qui aurait pu être vous » rétorqua son interlocuteur sans la moindre sympathie, ce à quoi elle eut un geste irrité.
« Et comment cela n'aurait-il pas échoué ? » se plaignit-elle. « Cette pierre vise à convoquer les ombres de ceux autrefois aimés par l'invocateur, si nous en croyons le conte. Oui, j'ai aimé et j'ai perdu ces amours, mais trop de temps a passé depuis, j'ai fait mon deuil et je sais que je serais bientôt réunie avec eux. Je ne ressens pas de désespoir, pas de déchirure assez viscérale et profonde pour défier les règles régissant les interactions du vivant avec l'Autre Côté. Il est des formes de magie qui nécessitent plus qu'une incantation et une baguette, mon garçon, il faut un état d'esprit bien précis et c'est précisément ce que je n'ai pas. »
« Rien ne garantit que vous tenez la bonne hypothèse quand au fonctionnement de votre artefact nécromantique. »
« Bien sûr que non, mais il faut bien débuter quelque part » se défendit Cassiopeia. « De plus, je ne suis pas entièrement imprudente, sais-tu, évidemment que je vais d'abord tester la méthode décrite dans le matériel d'origine qui a eu un résultat pas immédiatement délétère. »
« Pas d'accord sur la question de votre prudence » déclara Regulus. « Autrement, vous n'auriez pas tourmenté la mère de mes enfants comme vous l'avez fait. »
« Tu en reviens encore et toujours à cela. Et bien ? Qu'as-tu donc en tête pour ta pauvre grand-tante chérie ? » s'enquit Cassiopeia qui voulait se donner des airs pathétiques mais ne réussissait qu'à arborer l'expression excité d'une gamine qui découvre son nouveau poney.
« Oh, vous allez être déçue » se lamenta Regulus. « Ce ne sera pas pour aujourd'hui, en vérité, ni même pour demain. J'ai besoin de réfléchir un long, long moment à ce que je vais vous infliger. Peut-être que ça me viendra au milieu de la nuit, ou pendant la semaine prochaine, ou d'ici quelques années quand les jumeaux seront capables de parler et de marcher sans se casser le nez... »
Tout à coup, son sourire revint. Parfaitement poli, parfaitement aimable, et on ne savait pourquoi c'était exactement le genre de sourire qui poussait toute personne dotée d'un instinct de survie en vague état de marche à loucher désespérément vers la porte.
« Dans l'intervalle, pourquoi ne pas vous ronger les sangs à ce propos ? » suggéra le jeune homme.
Cassiopeia cligna des yeux.
« Quand je pense qu'Artie s'inquiétait à la perspective de la jeune génération n'étant pas à la hauteur. Attends un peu que je lui raconte ça, il ne pourra pas en croire ses oreilles. »
