Bethany ne savait pas ce que Reggie s'en était allé dire à sa vieille rombière de grand-tante, mais elle espérait que ça avait été vilain. Peut-être était-ce cruel de prier pour la détresse d'une femme tellement âgée qu'elle avait un pied dans la tombe, mais quand l'aïeule en question vous avait cruellement tentée avec la possibilité de revoir vos parents et vos petits frères perdus…

Alors non, la jeune femme ne se repentirait pas de ses pensées revanchardes. Pas tant que son cœur continuerait de lui faire mal.

Pourquoi ça ne voulait pas s'arrêter ? Elle croyait… bon, elle savait que le deuil prenait du temps, que le chagrin ne s'évaporait pas en un jour, mais le rappel de leur mort avait piqué cruellement. Allait-elle passer le restant de sa vie à regarder par-dessus son épaule, se demandant quand viendrait le prochain rappel et si elle pourrait l'endurer sans voler en éclats ?

Bethany pouvait vivre avec le chagrin. Ce qu'elle ne supportait pas, c'était la perspective que cette épée lui glisse d'entre les côtes seulement pour lui poignarder à nouveau le cœur quand elle ne s'en méfierait plus.

« Oh, mon trésor » avait soufflé Melania d'un ton désolé quand la jeune femme avait confessé cela – elle n'avait pas voulu, mais Melania Black née Macmillan avait l'avantage de plusieurs décennies passées mariée dans l'une des familles les plus manipulatrices de Grande-Bretagne et l'expérience d'une grand-mère aguerrie. « C'est ça, le plus dur, les moments où tu oublies qu'ils ne sont plus là. »

A sa honte immense, Bethany avait mis une poignée de secondes à se rappeler que la vieille dame était l'aïeule paternelle de Regulus, la mère du défunt Orion Black, et qu'elle avait été obligée d'apprendre que son fils était mort assassiné des mains de cette folle furieuse de Bellatrix Lestrange.

La sorcière fraîchement diplômée n'hésiterait pas à admettre qu'elle était tombée dans la maternité contre son gré et ne s'était pas adaptée avec beaucoup de grâce à la situation, même si elle ne se relâchait pas dans ses efforts. Néanmoins, la simple suggestion qu'un de ses bébés pourrait mourir avant elle – non, son cerveau bloquait. C'était juste trop monstrueux, trop contraire aux lois de la nature pour qu'elle parvienne à s'y résoudre. C'était une aberration, la preuve la plus accablante étant qu'il n'existait aucun mot pour désigner la situation.

Vous deveniez veuf ou veuve quand votre conjoint mourait, vous deveniez orphelin quand vous perdiez un parent, mais après la mort de votre enfant, qu'est-ce que vous deveniez ? Il n'y avait tout bonnement aucun terme créé pour cela, et Bethany songeait que la race humaine n'en inventerait probablement pas un de sitôt.

« Comment vous faites, vous ? »

Melania garda ses sourcils froncés dans une mine navrée.

« Mon chat, pourquoi donc crois-tu que je détiens les réponses ? Je ne suis pas une vieille source de sagesse, je suis tout simplement vieille. »

Bethany renifla.

« Quoi, vous allez faire mentir la croyance populaire qui associe les cheveux blancs avec des paroles qui tapent constamment dans le mille ? » interrogea-t-elle de sa voix la plus nonchalante histoire de se redonner une contenance.

Son interlocutrice plus âgée leva les yeux au ciel, visiblement amusée.

« Il ne faut pas se laisser duper, ma petite » proclama-t-elle. « L'avantage d'être vieille, c'est que personne n'ose te dire en face que tu leur racontes un charabia incompréhensible. »

« Pas vrai, regardez un peu Dumbledore » protesta la jeune femme par réflexe. « A Poudlard, les préfets et plein d'autres élèves n'arrêtaient pas de râler qu'il perd la boule. »

« Est-ce le cas ? » musa Melania.

Bethany se mordilla la lèvre inférieure. Son ancien directeur d'école sombrait-il réellement dans le gâtisme ? Morgane et Circé, elle priait pour que ce ne soit pas le cas, vu que Dumbledore s'efforçait de combattre la vague de terrorisme occupée à déferler sur le Royaume-Uni magique – du moment que c'était contre le frappadingue prêchant meurtre et ségrégation au nom de la pureté raciale et sa bande de fanatiques, elle accepterait n'importe quelle organisation cramponnée à une cause – et l'incapacité de se remémorer l'heure passée porterait un sacré coup à toute tentative de mener la lutte.

Mais d'un autre côté, Dumbledore était vraiment un drôle de personnage. S'il n'y avait eu que ses vêtements, passe encore, la mode constituait un univers parallèle abjectement incompréhensible malgré les ères et les emplacements géographiques, mais quand il laissait le professeur de Défense pour cette année transformer une aile du château en course d'obstacles assez dangereux pour vous arracher un pied ou un bras, soi-disant parce que c'était éducatif… Ou quand il permettait de redécorer la Grande Salle en rose bonbon pour la Saint Valentin… Et bien sûr, toutes les frasques commises par les Maraudeurs, certaines frôlant presque la méchanceté et si nombreuses que c'était un pur miracle pour les quatre bonhommes de ne pas avoir été expulsés tellement ils étaient incontrôlables…

Forcément, quand elle additionnait les éléments un par un, Bethany sentait son optimisme concernant la rationalité de son ancien directeur menacer de plonger dans ses chaussettes, voire de dégringoler dans la cave de tante Lulu.

« … C'est difficile à déterminer » finit-elle par dire, non sans une bonne louche de couardise mais elle n'avait pas été envoyée à Gryffondor, hein.

« Et ceci, c'est un oui qui ne s'assume pas » soupira Melania. « Oh, mon trésor, ne secoue donc pas la tête. Comparé à Phineas Nigellus Black et Armando Dippet, je t'assure que ces deux-là n'étaient pas comiques du tout, Albus Dumbledore fait figure de clown. Plus qu'un petit peu, je dois dire. »

« Il reste l'un des sorciers les plus puissants de Grande-Bretagne » rappela Bethany.

« Ce Jedusor aussi est l'un des sorciers les plus puissants de Grande-Bretagne, mais que fait-il de son pouvoir, hm ? » interrogea la vieille dame. « Non, mon chat, la sagesse ne vient pas avec le pouvoir, elle ne vient pas avec l'influence politique, elle ne vient pas avec la nationalité, et elle vient encore moins avec l'âge. Si seulement c'était si facile d'en obtenir une miette, le monde ferait bien meilleure figure. »

Des propos pour le moins choquants dans la bouche de Melania qui incarnait l'idéal de la grand-mère joviale et replète, éternellement disposée à vous remonter le moral. Le contraste était aussi agréable qu'une gifle en pleine figure, et Bethany en loucha presque.

« Attention, grand-maman » déclara-t-elle précipitamment pour se redonner une contenance, « ce que vous venez de dire, ça sonne affreusement comme de la philosophie et quand on philosophe, on devient automatiquement une référence. »

« Pas de la philosophie, mon trésor, rien que du bon sens » rectifia Melania. « Et peut-être aussi les ragots dont ma fille tient à me garder informée, la plupart du temps cela concerne des choses et des gens qui ne me font ni chaud ni froid, mais je ne vais quand même pas dire à ma Lulu d'arrêter de me parler, elle le prendrait mal. »

« Tante Lulu est un ange, elle vous pardonnerait » proclama la jeune femme qui n'avait pas de maison à elle et devait squatter chez la tante en question.

« Un ange ! » s'esclaffa la vieille dame. « Ma Lulu un ange ! Oh, si jamais elle finit par se retrouver là-haut, elle aura du pain sur la planche avant de recevoir une auréole et des ailes. Elle donnerait exprès les mauvais conseils aux gens rien que pour admirer le désastre ! »

« Une épouse de diplomate n'oserait pas, quand même ? »

« Ne t'y trompe pas, mon cœur, dans sa jeunesse, Lulu était une Black endurcie. Elle s'est calmée après son mariage à Ignatius seulement parce qu'elle n'avait plus besoin de causer le chaos, le chaos venait à elle de lui-même. »

Melania soupira et tapota la main de Bethany.

« Attends de voir grandir tes propres bambins, et tu verras de quoi je parle, mon chat. La Maison de Black est incapable de normalité, y compris quand ils essaient de l'être. »