Parfois, Regulus se demandait pourquoi il s'obstinait à lire les journaux en provenance de Grande-Bretagne – oui, y compris ceux de la presse moldue, tante Lulu insistait que ça fournissait un excellent point de vue alternatif et permettait de vérifier si la population non-magique demeurait bienheureusement ignare de la réalité sorcière ou commençait à nourrir des soupçons sur l'existence de celle-ci – à moins d'être indécrottablement masochiste et déterminé à boire le calice jusqu'à la lie – une figure de style qui lui donnait à présent des sueurs froides et la nausée alors qu'il se souvenait de la grotte et du lac rempli d'Inferi et du liquide verdâtre menaçant de lui consumer les entrailles.
La situation n'était pas bien brillante, et ce malgré l'ascension remarquable de Bartémius Croupton dans les rangs des forces de l'ordre, une ascension si remarquable que le jeune homme ne pouvait s'empêcher de penser qu'il devrait peut-être avertir Amélia Bones de la possibilité qu'elle se fasse souffler sa place en tant que dirigeante du département judiciaire. D'un autre côté, il était nettement plus plausible que Croupton ne s'arrête pas en si bon chemin, un département constituait une perspective des plus alléchantes mais pas autant que le poste de Ministre de la Magie, une fois que Millicent Bagnold aurait terminé son mandat.
Peut-être même que l'étoile de Croupton survivrait à la possible découverte des activités certainement peu légales de son propre fils. Barty junior était un amour de garçon, un brin trop tendre pour Serpentard, et cela avait fait son malheur car les élèves plus âgés avaient rapidement exploité la docilité et la naïveté du blond à l'allure frêle en échange d'un ou deux mots doux. Vraiment, ce n'était pas une surprise que Barty se soit laissé entraîner chez les Mange-Morts.
Regulus pensait à Barty avec autant de regret que d'affection – ils avaient été deux garçons plongeant tête la première dans une embrouille politique qui les dépassait beaucoup trop pour qu'ils osent espérer s'en dépêtrer sans perdre de plumes, mais Regulus avait eu Bethany pour le ramener de force sur la rive, pour l'obliger à réfléchir au futur et à se concentrer sur sa famille. Barty – qui Barty avait-il ? Bella et les frères Lestrange ? Quelle bonne blague, à moins que Bella n'éprouve suffisamment d'attachement envers un jouet utile pour le préserver de la mort et de mutilations graves ? Le Seigneur des Ténèbres ? En dépit de ses grandioses proclamations de fraternité, le dément ne chérissait personne d'autre que lui-même, et cela ne pouvait pas être beaucoup vu qu'il s'était psychiquement mutilé sous le coup de son obsession pour l'immortalité.
Regulus pensait à Barty, à une soirée un peu trop arrosée et au goût du champagne sur les lèvres de l'autre garçon, à une main maladroite se perdant dans ses boucles noires pour les décoiffer tandis qu'il se raccrochait à des épaules osseuses pour ne pas perdre l'équilibre, et il espérait que le garçon aux cheveux de paille, trop gentil pour survivre intact à Serpentard, trop brillant pour ne pas donner tout ce qu'il avait et tout ce qu'il était à une cause, ouvrirait les yeux avant qu'il ne soit trop tard et décamperait du côté de l'Australie, ou pourquoi pas de la Chine – les mages qui se réclamaient de la pensée Taoïste avaient exploré plus loin que personne la voie de l'Alchimie et des rituels, et Barty adorait ça, il s'amuserait comme un petit fou à étudier les textes dans le dialecte originel et à comparer avec les traditions européennes. Il s'amuserait assez pour écrire un livre !
C'était un beau rêve, comme les rêves qui ne se réaliseront jamais l'étaient souvent. Un beau rêve que Regulus n'avouerait jamais à personne, et surtout pas à Bethany. Il ne pensait pas qu'elle comprendrait.
(en son for intérieur, il compare la couleur paille des cheveux de Barty, la couleur blé mûr des cheveux de Bethany, et il se demande si peut-être il a une préférence)
Faisant de son mieux pour chasser le moindre souvenir de Barty dans les recoins les plus poussiéreux, les moins fréquentés de son esprit, Regulus continuait de lire les journaux.
La Gazette s'illustrait par son inutilité, incapable de renoncer au sensationnalisme alors qu'il était littéralement question de vie ou de mort pour une grande partie de son lectorat – quand Sorcière Hebdo fournissait des informations en plus grande quantité, plus fiablement et de qualité supérieure, c'était que franchement…
Et malgré le barrage opposé à l'information, la conclusion vers laquelle s'acheminait la Grande-Bretagne magique ne payait pas de mine : le temps était compté pour le gouvernement légal avant que celui-ci ne s'effondre sous le coup des pressions internes autant qu'externes, c'était déjà bien beau que la lutte se soit prolongée pendant un peu plus de la moitié d'une décennie.
Du côté français, les périodiques ne manquaient pas de commenter régulièrement sur le lent écroulement du Royaume-Uni à chaque rubrique consacrée aux nouvelles étrangères, mais le Ministère français ne manifestait guère d'empressement à intervenir dans ce qui était considéré comme des troubles internes, dans un pays qui s'était fréquemment querellé avec la patrie des mangeurs de grenouilles sur le plan politique et militaire depuis des temps immémoriaux.
À titre personnel, tante Lulu considérait que l'Europe était bien contente de voir l'Angleterre s'enliser piteusement face à un soi-disant Seigneur des Ténèbres, après avoir été contrainte de se débrouiller avec les forces de Grindelwald pendant plusieurs décennies seulement pour que Dumbledore fasse irruption à la toute fin du conflit afin de terrasser le mage noir et de prétendre que c'était lui qui avait effectué le gros du travail.
Certes, l'homme qui avait réussi l'exploit d'être expulsé de Durmstrang pour avoir dépassé les limites de leur tolérance en ce qui concernait la pratique de la magie noire avait été un redoutable adversaire, si puissant et talentueux que les rapports de ses hauts faits avec une baguette ressemblaient à de la fiction éhontée plutôt qu'à des événements réels, et le vaincre n'avait pas dû être une promenade de santé. Mais gagner une guerre, ce n'était pas seulement décapiter le général donnant les ordres au camp d'en face, il s'agissait aussi de capturer ces soldats avant qu'ils ne puissent infliger avanies et exactions diverses à vos citoyens, de remettre sur pied l'économie et l'infrastructure qui avaient forcément souffert du conflit, et surtout de prendre des mesures pour empêcher le retour du désastre dans un avenir plus ou moins proche.
La bibliothèque de tante Lulu avait été une mine de renseignements, avec sa collection de romans historiques et de traités historiques et d'études portant sur les nombreux conflits ayant ravagé l'Europe depuis que les Gaulois avaient jugé que ce serait une idée fantastique de s'installer dans le coin pour ne plus en bouger – en dépit d'avoir accru l'anxiété de Regulus en ce qui regardait le futur de la Grande-Bretagne sorcière, puisque la tâche qui attendait les vainqueurs de la lutte, peu importe leur identité, serait plus sisyphéenne que herculéenne, un châtiment n'étant pas sensé finir plutôt qu'une corvée ardue et quasi impossible à effectuer.
Dans le cas où son ancien Maître gagnerait enfin sa campagne de terreur, une perspective de plus en plus probable avec le temps, Regulus lui souhaitait bien du plaisir pour ce qui était de se débattre avec la bureaucratie. Mais l'avantage de la tyrannie, c'était qu'on pouvait obliger autrui à faire le travail à votre place, sous la menace si besoin s'en faisait sentir.
Et Lord Voldemort appréciait infiniment de créer un climat de menace, en vérité.
