Regulus passa le lendemain de Samhain dans un état abjectement vaseux, pas d'autre terme pour décrire la sensation que lui procurait son esprit, ni liquide ni solide, un résidu gluant qui s'infiltrait entre les orteils, qui rentrait dans les pores et laissait la peau glacée et dégoûtante.

Le Seigneur des Ténèbres venait de se faire anéantir, et même pas dans un glorieux duel à mort contre l'un des ardents défenseurs du Royaume-Uni actuel ni dans une tentative de maîtriser les forces arcanes dépassant la compréhension humain. Non, soit il venait de se faire abattre par une sang-de-bourbe qui prouvait donc que son idéologie de pureté raciale valait tripette, soit il s'était spectaculairement raté en cherchant à assassiner un bambin encore incapable de se moucher tout seul ou d'aller aux latrines de son plein gré.

Afin de faire carrière en politique, il était nécessaire de se construire une réputation, et il était crucial de ne pas perdre la face pour que vos partisans s'abstiennent de déserter et que vos opposants vous considèrent comme une sérieuse menace. Après un échec aussi retentissant, Lord Voldemort aurait besoin d'un coup de génie pour regagner sa crédibilité de mage noir.

Regulus et les siens savaient, contrairement à ce que proclamaient les gros titres de la Gazette et des autres périodiques parus en Grande-Bretagne magique, que le Seigneur des Ténèbres n'était pas mort, pas alors qu'il lui restait encore un seul Horcruxe et malgré leurs efforts, ceux-ci n'avaient pas été tous neutralisés. Non, ce serait seulement une fois la quête aux phylactères terminée que ce serait vraiment, réellement fini.

Fini. Le terme n'avait pas un goût de réel dans la bouche du jeune homme. Était-ce possible, que l'ombre ayant pesé sur sa vie s'évapore de la sorte ? Sans crier gare ? Exactement le genre de blague nulle qui plaisait infiniment à Bella…

Bella. Comment vivait-elle la disparition de son Maître adoré ? En son for intérieur, Regulus adressa une prière aux frères Lestrange, ils se trouvaient dans l'environnement immédiat de sa redoutable cousine et ils n'étaient certes pas des bras cassés en matière d'esquive, mais Bella devait être dans une humeur absolument abominable.

Comment avait-elle appris la nouvelle, au fait ? Par la Marque, celle-ci étant supposée indiquer aux Mangemorts quand le Seigneur des Ténèbres les convoquait, ou quand il était en colère ou satisfait, sûrement quelque chose d'aussi grave et marquant que le décès aurait eu un effet ?

Regulus ne pouvait rien avancer sur le sujet – sa propre Marque était… bizarre, depuis un certain temps, au moins depuis qu'il avait essayé de détruire le médaillon de Serpentard sans rien dire à personne, peut-être même avant…

(il n'est pas idiot, il sait précisément depuis quand la Marque n'a plus d'emprise sur lui, depuis cette nuit qu'il tente de noyer dans les tréfonds de sa mémoire et il sait que Bethany fait de même)

Le crâne vomissant un serpent n'était plus d'un noir de jais, le noir d'un tatouage fraîchement appliqué, virant à une teinte plus terne, vaguement grisâtre sur les contours qui se brouillaient et gauchissaient tel le parchemin racorni dans les flammes. Se réveillerait-il un jour pour ne contempler qu'une tache indistincte sur son avant-bras, impossible à différencier d'une marque de naissance encombrante ?

La perspective de perdre la Marque lui procurait un effet semblable à ce qui lui arrivait quand il voulait boire plus de deux verres d'alcool, un vertige qui lui coupait les jambes et obligeait ses yeux à se fermer s'il ne voulait pas contempler une pièce tanguant désespérément, le laissant écœuré après coup et pourtant étrangement détendu.

La perspective de perdre la Marque, c'était presque tricher, n'est-ce pas ? Sans plus rien pour le rattacher au Seigneur des Ténèbres, sans un souvenir indélébile inscrit sur sa peau, sur son corps, n'était-ce pas l'équivalent d'un mensonge proclamant son innocence ?

Il savait ce que nombre de partisans et de fidèles faisaient en ce moment même, se lamentant à grands cris qu'ils avaient été des victimes au lieu de bourreaux, que leurs pensées avaient été manipulées, que jamais ils n'auraient agi de la sorte si le choix leur avait été offert. La stratégie s'imposait, sans le Maître pour les couvrir de son ombre terrifiante et le Ministère criant vengeance pour les années de terrorisme. Personne ne voulait devenir un coupable, être attrapé dans la nasse des Aurors.

Regulus savait déjà qu'il ne tomberait pas dedans. Bella avait toujours été plus voyante que lui, plus impatiente de se distinguer, le laissant en retrait et en sécurité, et c'était avant qu'il épouse la propre nièce d'Amélia Bones et se fasse expédier en France, loin du danger et des soupçons. Même si un Auror plus zélé que ses collègues venait fouiner du côté de chez tante Lulu, Arcturus Black s'empresserait d'intervenir pour que l'enquête capote afin de ne pas perdre son Héritier, le garçon qui lui succéderait quand sa santé se dégraderait trop et qui prendrait soin des jumeaux appelés à reprendre le flambeau.

Regulus savait comment se jouait ce jeu des politiques, pas besoin de prendre l'option Divination pour voir comment ça se terminerait. Il n'était pas stupide, ce dont il n'était pas certain, c'était d'être méritant.

C'était toujours la question avec lui, après tout. Il hériterait les propriétés et le titre de Lord Black seulement parce que Sirius ne voulait plus faire partie de la famille, il avait épousé Bethany et engendré les jumeaux en raison d'une erreur de jeunesse arrogante, et à présent il échapperait aussi à Azkaban en raison d'un manque de preuves établissant sa culpabilité.

Aurait-il été courageux comme Sirius, Regulus se serait dénoncé tout seul mais la perspective de se retrouver dans une cellule sombre et humide entourée de Détraqueurs ne lui faisait aucunement envie. Il était un Serpentard, pas un lion – remarque, Pettigrow n'avait jamais précisément incarné l'esprit Gryffondor pendant les années partagées à l'école par le moins remarquable des Maraudeurs et le fils cadet Black.

Sirius. Comment prenait-il cette histoire ? Se réjouissait-il de la chute du Seigneur des Ténèbres ou bien pleurait-il la mort de Potter, le frère qu'il s'était choisi et n'avait jamais cessé de proclamer de loin supérieur au frère partageant les mêmes parents que lui ?

Une joie méchante se répandit dans la poitrine de Regulus alors qu'il s'imaginait la scène, Sirius pleurant à chaudes larmes au-dessus d'un cadavre aux lunettes de travers, aux cheveux en bataille, réalisant enfin combien c'était horrible de perdre un frère, se demandant encore et encore comment il aurait pu empêcher cela, comment il aurait pu éviter de se retrouver avec un trou béant dans la poitrine là où son cœur était supposé battre.

Cruel, certes, mais Regulus ne prétendrait jamais être du côté des anges, il n'aidait pas les gens par pure bonté d'âme, sans avoir besoin d'un coup de pied au derrière. Il avait été éduqué pour penser à la Noble et Très Ancienne Maison de Black d'abord et avant tout, et il ne voyait pas de raison pour que cela change. Il avait été encouragé à se montrer rancunier, calculateur et lent à pardonner pendant son enfance et son adolescence, dans l'espoir que cela pousse son esprit dans une direction précise.

Il avait été conçu pour devenir le Serpentard modèle, et il ne comprenait toujours pas comment Sirius avait évité de se couler dans le moule alors que c'était si facile pour lui. Mais d'un autre côté, Sirius n'avait pas entièrement échappé à son hérédité, regardez un peu l'incident avec Rogue quand il avait seize ans.

Les gens devenaient ce que leur famille faisait d'eux, Regulus savait cela, et il se demandait vaguement ce que deviendraient les jumeaux en grandissant, surtout dans un monde où il n'y avait plus de Seigneur des Ténèbres pour menacer leurs perspectives futures.

Il – avait plutôt envie de voir ça. Ce qui arriverait.