Bethany adorait ses deux petits monstres, c'était impossible de prétendre le contraire. Elle ne savait plus exactement depuis quand, impossible de déterminer précisément le moment où elle avait décidé que massacrer l'ensemble des résidents magiques et ordinaires d'Europe serait acceptable du moment que Terry et Tally n'avaient pas à souffrir la moindre égratignure. Le moment où son hésitation s'était muée en une envie désespérée de regarder ces deux bébés grandir, faire tout ce qu'ils avaient envie de faire, devenir tout ce qu'ils désiraient être.
Elle ne se rappelait plus exactement la première fois où elle avait regardé ses jumeaux seulement pour que son cœur lui fasse mal, une douleur sourde et diffuse d'outre prête à éclater parce qu'elle était trop remplie, trop vite pour que le cœur puisse se dilater correctement, plus large que sa poitrine, plus large que Bethany elle-même.
L'amour ne grandissait pas de manière linéaire, après tout. Il suivait une trajectoire exponentielle.
Cela ne voulait pas dire qu'elle n'éprouvait jamais l'envie de les saisir par les chevilles et de les secouer par la fenêtre, surtout lorsque Terry s'avisait de démolir un rosier parce qu'il avait vu un nid dedans et émergeait couvert de griffures et les mains pleines d'oisillons affolés piaillant à qui mieux mieux. Ou quand Tally se sentait d'humeur contraire et rétorquait automatiquement non à l'idée d'aller au bain, de se coucher pour la sieste ou de manger ses carottes.
Bethany adorait ses jumeaux, elle commettrait un millier de meurtres et pire encore pour leur épargner une désillusion, mais ça ne les rendait pas moins insupportables quand vraiment, ils refusaient de se conduire en parfaits angelots de vitrail.
Autant dire que la perspective d'en remettre une couche – de retomber enceinte, d'expulser plusieurs kilos d'être humain par son bas-ventre cruellement malmené et de se coltiner le diablotin trop excité résultant, et bien, ça n'enthousiasmait pas franchement la jeune femme blonde.
Surtout parce que pour tomber enceinte, il faudrait qu'elle couche de nouveau avec Reggie, et après la dernière fois… ni lui ni elle n'en éprouvait l'envie furieuse. Peut-être qu'ils ne l'auraient jamais.
Ce n'était pas grave – plein de sorcières avaient du mal à concevoir, certaines à cause de leur magie familiale, d'autres parce que leurs métiers les exposaient à des substances plus ou moins déconseillées pour la fertilité, mais pour les femmes sang-pure, Bethany soupçonnait que la consanguinité était le facteur décisif. À force d'épouser ses cousins germains, ça augmentait forcément les risques. Alors la famille Black ne s'attendait pas à ce qu'elle devienne la nouvelle Molly Weasley qui avait réussi l'exploit d'enfanter à sept reprises, sans aucune fausse-couche.
C'était déjà bien beau qu'elle ait eu des jumeaux. Deux d'un coup, même si l'un était une fille, c'était plus qu'assez, la marque qu'elle avait réellement donnée de sa personne et fait de son mieux pour fournir un Héritier à sa belle-famille. Personne ne lui demanderait d'élever un autre enfant.
Personne sauf Cassiopeia Black, apparemment, mais avec cette épouvantable vieille peau, il fallait constamment s'attendre à ce qu'elle vous joue un vilain tour qu'elle serait la seule à trouver drôle.
Bon, le pauvre bambin reposant actuellement dans les bras de Bethany ne méritait pas le qualificatif de vilain tour, il était beaucoup trop petit pour pouvoir se montrer délibérément odieux à la manière de sa grand-tante. Beaucoup trop petit, et beaucoup trop vulnérable.
« Rigel Corvus Lestrange » l'avait nonchalamment proclamé la vieille dame en tenue de veuve Victorienne. « Le fils de Bella, et mon délicieux petit filleul. »
Quand Cassiopeia Black commençait à employer des termes affectueux envers quelqu'un, c'était un signe qu'il fallait détaler à toutes jambes. Puisque bébé Rigel était encore trop jeune pour marcher sans se casser la figure, Bethany devrait se résigner à lui servir de rempart.
La jeune mère dénuda les dents à l'intention de l'aïeule décrépite.
« Vous pensez que voler les gamins sans tambour ni trompette pour les imposer à des gens qui ne les ont pas demandés, c'est poli ? » feula-t-elle, se demandant où était passée sa baguette – et chiotte, elle avait posé celle-ci sur la table à café parce qu'elle voulait bouquiner, et maintenant elle avait les deux mains occupées…
Cassiopeia ne manifesta aucune trace de remords. À tous les coups, elle s'était ouvert la poitrine afin d'exciser l'émotion dans sa jeunesse, c'était parfaitement crédible – ou elle trouverait un rituel adéquat dans un grimoire poussiéreux truffé de maléfices, ou elle inventerait elle-même le rituel.
« Il faut bien que ce marmot aille quelque part » proclama la vieille dame, arborant une mine vertueuse soigneusement étudiée qui donnait envie à Bethany de lui arracher les yeux. « Et très franchement, ma toute belle, tu es la meilleure candidate – une cousine par le mariage, fermement du parti vainqueur et déjà maman, le tribunal le plus obtus penchera en ta faveur ! Certainement pas en celle de Romulus Lestrange, ou préfères-tu que le petit demeure sous sa tutelle ? »
Le bambin remua faiblement dans les bras de Bethany, à croire que la mention de son nom de famille venait de le faire tiquer. La jeune femme caressa machinalement ses frisettes noires afin de le calmer – des frisettes presque crépues, différentes des douces ondulations de Tally et Terry qui avaient hérité des cheveux de leur père.
À la réponse de Cassiopeia, il n'y avait qu'une seule réponse possible, évidemment : jamais Bethany n'abandonnerait un bébé sans défense à un raciste endurci qui avait élevé deux terroristes, il ne méritait pas le privilège de petit-enfants quand il avait démontré son inaptitude à se conduire en être humain décent et parent acceptable.
L'ancienne Poufsouffle voulait rager, car son interlocutrice comptait probablement sur cette réaction émotionnelle. Dans la Noble et Très Ancienne Maison de Black, jamais vous ne vous en remettiez au hasard, vous trichiez outrageusement afin de mettre chaque petit avantage de votre côté. Manipuler votre fils ou neveu ou cousin ? Ils faisaient ça constamment ! Pourquoi les gens trouvaient-ils cela répréhensible, c'était à n'y rien comprendre !
Et le pire, c'était quand leur raisonnement était si parfaitement logique, s'alignait si parfaitement avec les opinions et les pensées de leur cible que celle-ci renonçait piteusement à protester et se résignait à abonder dans leur sens. Vraiment, ce n'était pas une surprise que tout le monde les déteste, ils étaient imbuvables !
Serré contre la blouse de Bethany, bébé Rigel – quel âge avait-il déjà ? Pas tout à fait un an, elle croyait que c'était dans ces eaux-là – était une masse incroyablement dense, un corps minuscule qui pesait si peu et pourtant tellement lourd. Un bambin qui était le fils de criminels notoires, un orphelin que les parents toujours vivants avaient négligé pour le service d'un détraqué mégalomane obsédé par l'hygiène raciale.
Tally et Terry avaient été aussi petits que cela. L'idée de ses propres petits monstres laissés dans le froid – hypothèse grotesque, si les Black ne se montraient pas à la hauteur, tante Amélia se ferait une joie d'intervenir – lui donnait l'impression d'une masse de plomb froid se condensant au niveau de ses tripes afin de l'alourdir et de répandre lentement son poison.
Elle avait déjà deux enfants, elle ne voulait pas d'un troisième, mais maintenant que Rigel était dans ses bras, jeté là négligemment par Cassiopeia Black, la jeune mère sentait qu'elle ne pourrait plus affronter son reflet dans le miroir si elle remettait le sort du bambin entre les mains d'un Ministère trop débordé pour faire davantage que colmater les fuites avec du papier collant et une prière.
Morgane et Circé, comment allait-elle expliquer ça à ses jumeaux ? Au moins Reggie serait facile, Bethany n'avait qu'à arborer sa grimace la plus ignoble et cracher le nom de Cassiopeia et il serait aussitôt compatissant. Il la connaissait bien, sa grand-tante. Beaucoup trop bien à son goût.
Rien que connaître vaguement Cassiopeia Black, c'était déjà trop.
