Quand la terrible nouvelle parvint de l'autre côté de la Manche, Reggie aurait voulu pouvoir s'avouer surpris. Sauf qu'il avait grandi avec Bella, il l'avait vu plus d'une fois s'emporter et démolir la vaisselle ou sa chambre ou gifler ses sœurs dans un accès de furie, principalement quand ses parents lui infligeaient davantage de leçons visant à la rendre un peu moins impétueuse, un peu plus délicate, un peu plus présentable en bonne société.
Rejoindre les Mange Morts n'avait pas du tout aidé Bella à amoindrir sa rage, ça n'avait fait que jeter de l'huile sur le feu avec son mari, son beau-frère, son Maître l'encourageant à se déchaîner dans les attaques, à laisser le champ libre à la bête sauvage, à perdre toujours plus de contrôle sans penser aux conséquences du lendemain.
Privée de l'idole charismatique à laquelle elle s'était dédiée corps et âme, bien sûr que Bellatrix l'avait mal pris. Bien sûr qu'elle avait choisi d'évacuer sa frustration et son mécontentement en commettant un crime irréparable.
Les Londubat avaient forcément été pris au dépourvu, de la trouver sur le pas de la porte quand les autres Mange Morts fuyaient le pays ou plaidaient l'asservissement psychique, mais un rejeton de la Noble et Très Ancienne Maison de Black tendait à n'en faire qu'à sa tête dans le meilleur des cas. Pour les plus fougueux d'entre eux, ils faisaient exactement le contraire de tout le monde, soit parce que ça les amusait davantage, soit parce qu'ils voulaient se démarquer des roturiers en-dessous d'eux, soit parce qu'ils avaient trop perdu la raison pour agir autrement.
Quelque fusse la motivation de Bellatrix, le Magenmagot ne s'en soucierait probablement pas vu le crime qu'elle venait d'ajouter à son actif. Reggie n'avait trop guère fréquenté les Londubat, tous deux étaient plus âgés que lui, avaient appartenu à des Maisons différentes, avaient eu des amis différents, mais il se rappelait néanmoins que Frank Londubat ainsi que sa femme Alice avaient été plutôt appréciés – pas dans le même registre que Potter et Sirius, ces joyeux vauriens qui stupéfiaient Poudlard par leur culot et répandaient les rires parmi ceux qui ne leur servaient pas de victimes, mais comme le garçon et la fille plus grand à qui vous teniez la main pour ne pas vous perdre dans les couloirs, qui vous offrait un mouchoir ou des fleurs ou du thé pour vous consoler ou seulement pour partager un goût ou une odeur.
Frank et Alice Londubat étaient aimés par à peu près chaque personne les ayant rencontrés, et même quand vous n'étiez pas assez familier avec eux pour leur vouer une tendresse sincère, vous ne vous imaginiez pas lever la main contre eux, ça tiendrait du blasphème – oui, blasphème et non crime, pour blasphémer il fallait manquer de respect à une idole, outrager ce qui était si respectable que cela confinait au sacré.
En résumé, les Lestrange avaient signé leur demande d'emprisonnement à Azkaban dès l'instant où ils avaient conçu leur plan d'attaquer le couple sous leur propre toit. Parce que ce serait Azkaban, dans l'aile de sécurité maximale, où les cellules accueillent constamment de nouveaux prisonniers parce que les détenus s'empressent de crever en moins d'un an.
Peut-être que Bellatrix défierait les statistiques, elle demeurait de sang Black et pour tous ses défauts était pourvue d'une implacable volonté. Si quelqu'un pouvait survivre aux Détraqueurs jusqu'à la fin de son espérance de vie naturelle, ce serait elle – perspective si peu réjouissante, passer une soixantaine d'années dans la pire prison du monde, à perdre lentement la tête. Regulus choisirait de dépérir s'il devait choisir, il n'avait jamais été trop courageux face à la souffrance, surtout quand celle-ci dure et dure et refuse d'en finir.
Cependant, il ne s'attendait pas à trouver le nom de Barty Croupton parmi le groupe des condamnés à l'Enfer sur Terre. Barty le Jeune, vu que la haine de Barty Croupton l'Aîné pour les agitateurs perturbant la bonne marche de la société était notoire. Comment l'homme avait-il pris la chose, sa chair et son sang s'adonnant à un passe-temps qu'il réprouvait et finissant complice du drame le plus traumatisant de cette fin d'année 1981 ? Probablement mal.
Regulus se demandait comment Madame Croupton avait réagi. Barty à Poudlard s'inquiétait souvent de la santé de sa mère, constamment fragile, toujours délicate, incapable d'entendre la plus petite mauvaise nouvelle sans avoir à se reposer au lit une semaine entière. Et si le choc de l'annonce l'avait tuée ? Ce serait certainement le bouquet pour Barty.
Barty. Regulus ne savait plus trop quoi penser de lui à présent, ce garçon trop gentil pour ne pas se laisser exploiter, trop brillant pour ne pas donner tout ce qu'il avait et tout ce qu'il était à une cause, trop rêveur pour se rendre compte qu'il ne pouvait plus échapper au piège dans lequel il était tombé. La pitié était probablement la réponse adaptée, quand on prenait en compte le potentiel ruiné et la perspective d'une mort précoce entre quatre murs sinistres hantés par des abominations dévoreuses d'âmes – Barty avait hérité de la santé précaire de sa mère, il devait souvent avaler des potions et des pilules sous peine de s'écrouler le souffle court, il périrait promptement sans soins constants.
Le jeune homme aux cheveux noirs ne pouvait pas avoir pitié de sa fougueuse, impitoyable cousine, mais il aurait pitié du garçon aux cheveux de paille dont les lèvres avaient eu le goût du champagne, le temps d'une soirée qui n'existerait bientôt plus que dans la mémoire d'une seule personne.
Il aurait également pitié de lui-même et de Bethany, qui désormais avaient encore moins de prétexte pour râler après tante Cassie leur collant le moutard de Bellatrix sur le dos – et en passant, il devrait vraiment arrêter de se sentir surpris chaque fois qu'elle dévoilait son dernier coup fourré, on croirait pourtant qu'après deux décennies il se serait résigné à voir la redoutable vieille dame semer désastre après catastrophe dans son sillage.
Bon, ce n'était pas très aimable de traiter un bambin de moins d'un an de désastre, mais le petit Rigel Lestrange demeurait le fils de Bellatrix. Évidemment que Regulus se méfierait, surtout quand tante Cassie en personne l'avait amené à leur porte.
Bethany également était furieuse, mais elle était nettement distraite par le besoin de roucouler et de faire des mines au marmot – qui semblait des plus perplexes devant ce manège, signe d'intelligence non négligeable – un besoin que partageaient tante Lulu et Melania, mais qui échappait entièrement à Regulus. Lequel se retrouvait coincé avec les jumeaux.
Face à ce minuscule intrus, Terry et Tally adoptaient l'attitude d'un chat observant l'humain de la maison en train de se raser la barbe : ahuris et se demandant pourquoi personne d'autre qu'eux ici n'était doté d'un grain de bon sens. Assez amusant, et franchement préférable à une crise de jalousie, réputée courante chez les enfants uniques lors de l'arrivée d'un nourrisson. Orion ne s'était pas tellement épanché sur la petite enfance de Sirius, mais il en avait dit assez pour qu'il soit évident que l'Héritier déshérité des Black avait vécu l'intrusion d'un nouveau-né dans son quotidien comme la fin du monde.
D'un autre côté, Terry et Tally étaient jumeaux – bien avant de venir au monde, ils partageaient une seule matrice. L'idée d'une vie où le singulier ne primait pas leur était intrinsèque, puisque ils avaient tout d'abord été pluriel dans la conjugaison de leur personne.
Avec le temps, leurs différences ne feraient que grandir et se multiplier. Regulus espérait que cela ne résulterait pas en une division irréparable, pas comme ce qui était advenu avec lui et Sirius.
Il espérait que le refus des jumeaux d'agir comme Sirius envers un nouveau bébé serait un bon présage pour la relation entre les trois gamins.
