Terry Black – qui parfois était appelé Astérion quand ses parents se fâchaient contre lui mais trouvait ça tellement bizarre qu'il préférait de loin être Terry – avait cinq ans, et sa vie était parfaite.

Il habitait dans une grande, grande maison sur la montagne, cachée de la route par une rangée de palmiers touffus et dotée d'un grand jardin plein de fleurs et d'herbes et de recoins passionnants à découvrir, de plein de pièces remplies d'objets rigolos qu'il ne fallait pas trop toucher pour ne pas les casser mais qui avaient tous une histoire que Papa et tante Lulu ne demandaient qu'à raconter, et quand il en avait assez de la maison et du jardin, Maman l'emmenait se promener sur la plage pour ramasser des galets et patauger dans les vaguelettes, ou dans les montagnes proches qui sentaient bon le romarin et le thym.

Terry courait toujours partout. Il ramassait n'importe quoi, que ce soit de la boue, des feuilles ou des cadavres de hannetons qu'il ramenait ensuite fièrement au membre de sa famille supposé garder un œil sur lui pour aujourd'hui. Il grimpait aux arbres, rampait sous les buissons et s'accroupissait dans l'herbe, autant d'activités qui couvraient sa peau de griffures, de bleus et de saleté, et trouaient et déchiraient ses habits malgré les tentatives de l'elfe Casimir pour rendre le tissu plus résistant.

« Mais il est pas possible, ce gosse » commentait Maman en ouvrant des gros yeux, parce qu'elle était fâchée ou parce qu'elle ne comprenait pas trop quelque chose, c'était difficile à dire.

« C'est un garçon, tu ne pourras jamais le tenir tranquille » disait mamie Mellie qui visitait souvent avec des gâteaux et des biscuits, qui sentait bon la poudre de riz et le patchouli et qui ne disait jamais non à un câlin.

« Ne sors pas cet argument, pas avec Riri qui est un ange privé d'ailes, et qui n'a certainement pas besoin qu'on lui rachète constamment des chaussures » ripostait Maman avant de se tourner vers Terry. « Allez, où as-tu encore perdu les tiennes ? Un de ces jours, je finirais par te les clouer aux pieds, on verra si elles finissent au fond de l'étang, ce coup-ci. »

Terry n'aimait pas tellement porter de chaussures. Elles lui aplatissaient les orteils, elles empêchaient ses pieds de respirer, de se faire chatouiller par l'herbe ou gratter par les graviers ou de s'enfoncer dans la terre humide juste après la pluie. Il ne comprenait pas pourquoi Maman et Papa insistaient tellement pour qu'il en mette quand il était dehors – au moins dans la maison, il pouvait marcher sur le plancher ou les tapis sans rien et personne ne le grondait.

Sa sœur Tally, elle n'était pas du tout pareille. Elle voulait toujours mettre ses pantoufles – toutes roses avec un pompon blanc poilu perché dessus – à l'intérieur, et dans le jardin elle se mettait à chouiner quand une de ses sandales s'envolait. Ce qui n'arrivait pas souvent, parce que Tally préférait rester à l'intérieur, à écouter les histoires de Papa, ou de tante Lulu, ou de tante Cassie qui ne mettait que du noir, qui souriait tout le temps comme si elle venait d'entendre une blague, et dont les visites faisaient toujours grimacer le reste de la famille, surtout Maman.

Quand tante Cassie venait, c'était pour voir Riri, selon elle. Terry ne savait pas trop pourquoi, et Riri ne savait pas non plus, mais elle posait toujours plein de drôles de questions sur ce que faisait Riri dans la maison et avec Terry et Tally, et parfois elle utilisait sa baguette pour jouer des farces à Maman qui n'était jamais très contente après et que Papa devait calmer.

Terry se demandait pourquoi tante Cassie embêtait autant Maman, et il ne l'aimait pas trop à cause de ça parce que Maman était géniale. Elle pouvait nager la brasse et le crawl dans la partie de la mer où personne n'avait pied, elle pouvait soulever un des gros fauteuils du salon au rez-de-chaussée en utilisant ses mains au lieu de sa baguette, et elle pouvait descendre la montagne en courant sans s'arrêter en toussant parce que ça faisait mal dedans la poitrine. Terry voulait faire tout ça aussi, mais il était trop petit et ça voulait dire manger ses légumes et sa soupe.

Terry était bien d'accord pour manger de la soupe, mais pas tous les soirs. Casimir avait essayé pendant deux semaines – tante Lulu était malade, alors l'elfe avait voulu lui donner une nouvelle recette de soupe pour qu'elle aille mieux, et il en avait servi à tout le monde et ce n'était pas poli de se plaindre de la cuisine, alors tout le monde avait mangé et mangé et mangé la soupe chaque soir, jusqu'à ce que Tally finisse par vomir dans son bol et piquer une colère qui avait vu le contenu de la casserole de soupe renversé sur la tête de Casimir.

Papa avait été très fâché contre Tally pour une fois, parce que ça brûlait quand un liquide très chaud vous sautait à la figure et ça aurait pu faire très mal à Casimir, et Tally avait été privée d'histoires pendant deux semaines, mais après ça l'elfe avait arrêté de resservir la soupe encore et encore. Pour ça, Terry avait dormi dans le lit de Tally pendant tout le temps de sa punition, pour qu'elle se sente moins seule.

Terry ne se demandait pas s'il aimait Tally, parce que ce serait comme de demander s'il respirait ou qu'il clignait des yeux. C'était tellement simple qu'il n'y pensait pas, voilà, et parce que c'était si simple, ce serait bête d'en parler. Terry était le frère de Tally, et Tally était la sœur de Terry, et c'était tout, il n'y avait rien d'autre à dire.

Terry ne se demandait pas non plus s'il aimait Riri, ou ses parents, à peu près pour la même raison. Riri était plus petit et adorait aussi Maman donc c'était facile de tenir à lui, Maman était géniale alors elle devait être adorée, et Papa racontait plein d'histoires quand il trouvait le temps et il avait une voix très rassurante surtout quand il faisait noir et que le placard faisait du bruit et ça voulait dire qu'il était super.

Il pensait aimer le reste de sa famille aussi – tante Lulu parce qu'il habitait dans sa maison, et elle connaissait peut-être encore plus d'histoires que Papa parce qu'elle avait voyagé partout, et mamie Mellie qui était en fait la maman de tante Lulu et ça voulait dire qu'elle était assez vieille pour se rappeler quand les montagnes étaient sous la mer et couvertes de coquillages au lieu de pins et de romarins, et tante Cassie un petit peu quand même parce qu'elle était drôle même si elle énervait Maman, et puis Grand-père Artie quand celui-ci faisait une rare apparition dans la maison parce qu'il habitait dans un autre pays, et qui regardait toujours Terry avec fierté alors Terry était content de le voir lui aussi, même s'il était un peu raide et ne croyait pas aux câlins.

Terry et Tally et Riri savaient qu'ils avaient davantage de famille dans un autre pays, l'endroit où habitait Grand-père Artie. Il y avait la famille de Maman, tante Amélia et oncle Benjy et cousine Suzie, qui envoyait des cadeaux et des cartes postales à Noël et pour les anniversaires mais c'était compliqué pour eux de venir, et puis il y avait d'autres Black mais ceux-là ne venaient pas soit parce qu'ils étaient malades comme tante Lulu et restaient chez eux, ou alors ils avaient fait – ils avaient fait quoi ?

Terry ne savait pas, les grandes personnes ne voulaient pas en dire plus, juste que dans l'autre pays, le Royaume-Uni, il y avait eu une grosse dispute et plein de gens s'étaient fâchés les uns contre les autres et maintenant ils ne voulaient plus se parler.

Terry n'en savait pas plus, et il ne voyait pas pourquoi il voudrait en savoir plus alors qu'il y avait des promenades à faire, des oiseaux à écouter piailler dans les arbres et des trucs bizarres à ramasser dans la forêt et le jardin.

Il avait cinq ans, et sa vie était parfaite.