Je pousse la porte, je sens la haine me paralyser peu à peu, mon système de sécurité à moi. Pour ne pas ressentir, pour ne pas trop souffrir. Le hall est vide, normal. Mais il ouvre sur le salon où se joue la scène habituelle. L'homme et la femme, gardiens d'une demeure figée. Ma mère est sur le canapé, à côté d'elle, Carlisle. Ils discutent, penchés l'un vers l'autre. J'évite de les regarder. L'intimité de leur position m'agresse. Je les hais, c'est bien simple. Je les hais avec tout mon être, toute mon âme. Ma haine monte doucement, recouvrant ma peau, d'écailles écorchées, tandis que je passe près d'eux sans les voir. Ma mère m'ignore, comme d'habitude, lui, je sens son regard sur moi, son regard me brûle presque autant que ma haine. Pourquoi… La question tourne dans ma tête, est-ce qu'ils la voient ? Là, dans mes yeux ? mon incompréhension, mon désarroi, la souffrance qu'ils engendrent ?

Non, bien sûr que non, ils ne voient rien qu'eux même. On pourrait dire que c'est l'amour qui les aveugle. Mais je vois bien la laideur crasse de l'égoïsme qui suinte des pores odieux de leur sale peau.

Ils ne bougent pas et moi je m'enfuis si vite que j'en deviens invisible. Le couloir, vide, normal. J'atteins ma chambre juste avant que les larmes n'arrivent jusqu'à mes yeux. Seul indice du Mal que je n'ai pas réussi à réprimer. Je tuerais pour ne pas être ici. Je hais cette baraque, je hais l'aura de luxure mystérieuse qui l'entoure, je hais les ragots qui embrasent ma haine, je hais tous ces gens qui ne savent pas et qui parlent quand même, je hais ma mère, je hais Carlisle, je hais ce qu'ils nous font subir à tous, je hais ma mère. Au moins autant que j'ai dû l'aimer.

J'aimerais voir cet amour dans ses yeux à nouveau, comme avant. Mais au lieu de ça, je ne vois que le mépris, l'indifférence et le vide. Elle voit l'amour dans mes yeux ? Elle voit les larmes que je garde en moi, qui ne font rien pour diluer la haine.

Je tuerais pour ne pas être ici, pour être née ailleurs, pour ne plus être moi, et ne plus ressentir ça.

Je m'approche de la fenêtre, Jake était là il y a une minute, j'aimerais qu'il ne soit jamais parti, mais je suis seule. Je regarde le sol, ma porte de sortie.

Il paraît si loin… Mais je l'ai déjà fait.

Je soulève le battant, et me penche en avant. Je l'ai déjà fait… Je me souviens de cette sensation, cette délicieuse sensation, je n'avais pas eu peur, pas comme maintenant. J'avais juste sauté, et je m'étais retrouvée accroupie sur le sol, trois mètres plus bas. J'avais sauté en souplesse, cela m'avait semblé facile et naturel. C'est après que j'avais eu peur, je m'étais fait peur. Mon monde ne tournait plus rond, moi non plus…

Je regardais le sol et je laissais ma haine pour cet endroit me guider, je tuerais pour ne plus être ici. Facile, je sautai. Comme la dernière fois la chute fut étonnamment rapide, je tombais à une vitesse vertigineuse jusqu'en bas comme n'importe qui se jetant par la fenêtre. Et j'arrivais, souplement, accroupie sur le trottoir…

Je ne savais comment je faisais, je tombais comme si j'allais m'écraser sur le sol dur, et puis j'arrivais tout doucement sur le trottoir comme si de rien n'était. Je ne savais pas comment je faisais, mais je savais à quoi c'était dû, ma haine. Quand celle-ci était assez forte, quand elle se mettait à bouillonner partout en moi, quand elle venait faire vibrer chacun de mes muscles, alors je savais que je pouvais tout faire. Me relevant souplement je me mis à courir, grisée par mon propre pouvoir. Je courais vite, très vite, c'était fou cette vitesse, tout devenait flou. Je doute qu'on puisse même m'apercevoir. Je ne voyais plus rien mais je n'en avais plus besoin, je sentais les choses. Et cela me permis de me guider à travers la ville, je courais jusqu'à une grande plage abritée, et presque toujours déserte. Je ne m'arrêtais que lorsque je sentis enfin le sable chaud sous mes pieds.

Alors je plongeai dans les eaux toute habillée, désireuse d'apprécier un de mes autres dons étranges apparu très récemment, celui de pouvoir respirer sous l'eau. Il suffisait que je plonge ma tête dans l'eau pour que tout à coup mes poumons se vident, se bloquent. Et alors je sentais l'air rentrer directement dans ma bouche, abreuver mon corps d'oxygène puis de ressortir à nouveau sous forme de bulles. Expérience étrange qui m'avait fait peur la première fois, puis j'avais décidé de faire confiance aux étranges phénomènes qui m'arrivaient depuis peu, et j'avais nagé des heures durant dans l'étrange contre-monde qu'était l'eau, appréciant le silence lourd, la lumière toute changée, la caresse de l'eau qui se mouvait autour de moi, tourbillonnant contre ma peau, chassée et ramenée par mes gestes. J'en oubliais le monde entier, je restais juste ici, en respirant de la plus étrange des façon, sous l'eau, appréciant chaque couleur, chaque formes, chacune des autres créatures qui s'y baladaient paresseusement, totalement indifférentes à ma présence, plus oublieuses qu'accueillantes.

Je n'avais retenté l'expérience que deux fois ensuite, de peur qu'un dysfonctionnement impromptu vienne ruiner mon voyage aquatique, et, par la même occasion, me tuer.

Rien n'avait vraiment changé depuis ma dernière intrusion, les bizarreries sous-marines étaient à peu près restées telles que je les avais cartographiées. L'eau est étrange, tout y est langueur sirupeuse, silence assourdissant, il semble avoir abruti même la lumière qui en a mélangé ses propres couleurs. Chaque bruit résonne avec une force différente, chaque chose et être étincelle d'un éclat particulier. Les poissons, les crabes, les trucs comme ça ça me faisait flipper avant, c'est tellement différent. Tout ce qui vit sur terre se ressemble plus ou moins, notre environnement commun nous force à nous armer des mêmes outils, en somme, chaque chose se retrouve à peu près de l'homme à l'animal, car nous sommes terrestres. Ici c'est autre chose, les êtres y sont autres, ils vivent autrement, respirent autrement, parlent autrement, voient autrement, sont autres, incompréhensibles. Et parmi tous ces monstres je me sens ainsi presque ne plus en être un, moi aussi je suis autre. Ca me fait oublier mon anormalité, je serais presque dans mon élément, bien plus chez-moi, bien plus, en tout cas, que chez-moi.

Enfin chez moi, façon de parler. J'avais un chez-moi, avant, il y a un million d'années, avant, avant tout ça, avant la haine…

Il était beau, mon chez moi, plein de bonheur, de rire, d'amour.

Et puis un jour ma mère est partie à l'hôpital et elle est revenue muette. Elle n'a pas parlé pendant une semaine, elle ne disait rien, elle nous regardait juste. Et son regard nous disait des choses que nous n'étions pas en mesure de comprendre. Au bout d'une semaine de silence, elle est retournée à l'hôpital et elle est revenue avec un médecin, Carlisle Cullen. Qui est devenue son amant. Qu'en j'y repense cela me parait impossible, jamais je n'aurais pu laisser faire une chose pareille. Pourtant si, je suis restée silencieuse, impuissante, sous le choc. Cela ne lui ressemblait tellement pas. Et la vie a commencé à déraper. Carlisle est venu vivre avec nous, il parlait peu, qu'avec maman. Il partait le matin à l'hôpital, et il revenait le soir. Il était un poison, un venin acide et fatal qui s'insinuait en nous, bousillant tout sur son passage. Fred a accepté la situation car il aimait trop maman, Clémence a accepté la situation car elle ne voyait pas comment faire autrement et moi je n'ai jamais rien accepté. Et ma mère s'est transformée en quelqu'un d'inconnu. Méchante, méprisante, elle est devenue l'égoïsme incarné, elle vivait avec Fred, couchait avec Carlisle, et nous, ses filles, elle nous oubliait. Au bout de trois semaines d'enfer elle a décidé de quitter notre maison, pour partir vivre autre part, « prés de la mer » avait-elle déclarée, Fred avait accepté car il l'aimait trop, Clémence car elle ne savait comment faire autrement, et moi je les ai suivi, où aurais-je pu aller.

Carlisle est venu avec nous.

Et voilà.

Nous avons fini ici. Et c'est de pire en pire. C'est ici que ma haine à commencer à me bouffer de l'intérieur, c'est ici que je me suis peu à peu transformé en cette chose qui court à une vitesse incroyable, saute trois mètres avec une facilité si déconcertante qu'elle ne peut être humaine, et respire sous l'eau… Mon corps aussi a commencé à changer, ma peau qui aurait dû bronzer sous ce soleil cuisant a commencé à pâlir doucement, des sillages de longues veines bleues sont apparus sur mes bras et mes jambes, plus voyants que jamais sur ma peau pâle. J'ai perdu mon sourire, ma belle vie et ma mère, et je gagne un corps étranger que la haine fait devenir carrément inhumain.

Mais ce que je hais par-dessus tout c'est Carlisle. Sa simple présence m'insupporte, c'est physique, quand il est là ma rage me brûle plus que jamais, il est prés de moi et je ne vois plus clair, je deviens incapable de réfléchir, je veux le tuer, je veux le déchirer, je veux lui faire mal comme lui il me fait mal, je veux qu'il sache, qu'il ressente la haine qui couve en moi, je veux que cette haine le tue, le broie, l'écrase. Chaque minuscule petite chose qui fait ce qu'il est me révulse.

Et, parmi toutes les choses qui me répugnent chez lui, ce qui m'écœure le plus, c'est sa beauté.

Car en plus d'être la pire chose qui me soit jamais arrivé, il est aussi l'une des créatures les plus belles que je n'ai jamais vu de mes yeux. Il est tellement parfait, il y a quelque chose dans son visage, dans la grâce mâle de sa silhouette, dans son corps toute entier d'inhumain, de putain de dévastateur. C'est un ange, un dieu, il est si beau qu'il ferait pâlir Apollon et tous les autres dieux dont je ne connais pas le nom mais dont je sais que la beauté ne pourrait rivaliser avec la splendeur iconique de ses traits. C'en est presque insupportable, cette complexion divine, il est si beau qu'il vous aveugle, vous éblouis, il semble éclipser tout le reste parfois, quand il sourit, il ne sourit pas souvent, mais quand il le fait c'est étonnamment solaire pour un être que je vois si sombre. Il est ignorant de cela, on dirait qu'il s'en fout. Ce n'est pas possible d'être aussi beau, ça doit être démoniaque, sans déconner, il a forcément laissé son âme quelque part.

Sa beauté est connue dans la ville, lorsque les gens apprennent que je vis avec lui, les réactions sont toujours les mêmes, pathétiques, et malsaines aussi, quand on est fait comme ça, ça déséquilibre forcément quelque chose. Combien de fois je les ai entendu me répéter ma « chance de vivre avec cette bombe, moi je donnerais ma vie rien que pour qu'il me regarde ne serait-ce qu'une fois ! Oh je devrais me tordre la cheville exprès, juste assez pour atterrir à l'hôpital et le voire me soigner … »

Je déteste ça car sa beauté me déconcentre, m'étourdit, sa beauté est telle qu'elle arrive parfois à me faire oublier ma haine, sa beauté est dangereuse, tout en lui est dangereux et moi je me laisse des fois prendre…

Je le hais, je les hais tous.

Je finis par remonter à la surface lorsque je vois que la luminosité avait sensiblement baissé, la nuit tombait. Lorsque je revins sur le rivage je me mis à trembler, la nuit tombait, pas le vent.

Je rentrais chez moi en marchant, incapable maintenant de retrouver mon allure de toute à l'heure.

Je passais par la porte d'entrée trempée, je sentis le regard de ma mère me suivre dans le couloir, mais elle ne dit rien, comme à son habitude depuis que nous étions arrivés ici. Je pouvais rentrer des cours à une heure décente, disparaître pendant des heures dans ma chambre et puis rentrer mystérieusement à la nuit tombée trempée de la tête aux pieds, elle s'en fout, ne me questionne même pas, dans un sens c'est bien la liberté. Mais voilà, moi je m'en foutais de la liberté, ce que je voulais c'était une mère. Dommage.

Je pris une douche dans la minuscule salle de bain que je partageais avec ma sœur, séparée de celle de notre mère avec qui nous ne partagions plus rien de toute façon. Le jet d'eau brûlant me fit du bien, je fermai les yeux et respirai l'odeur de pomme de mon shampoing, repensant au temps d'avant, cette odeur avait accompagnée toutes mes années de bonheur, elle me disait que je pouvais peut être redevenir celle que j'étais avant, celle qui riait et qui aimait. Mais je sortis de la douche, m'enveloppa dans ma serviette, je vis mon reflet dans la glace, avec ma peau pâle et mes yeux noirs de colère contenue, et je me dis que de toute façon c'était un leurre, cette fille là avait disparue, à présent remplacée par ce que j'étais aujourd'hui.

En sortant dans le couloir je vis la porte de ma chambre ouverte, j'étais presque sur de l'avoir fermée pourtant, je m'approchai, les sourcils froncés, prête à virer Clémence très certainement entrain de tenter de faire marcher le vieil ordinateur dont j'ai hérité, antiquité datant des débuts en informatique de Fred. Mais en arrivant sur le seuil de ma chambre, je m'arrête, incrédule. Ce n'est pas Clémence, c'est Carlisle.

Le choc qui étreint mes veines pendant une fraction de seconde disparaît rapidement et la rage, ma maladie, me secoue de la tête aux pieds.

- Qu'est-ce que vous faites ici ? Sortez tout de suite de là.

J'ai envie de crier, le rouge se déversait dans ma vision, c'était bien, ça me le cachait. Je m'astreins à garder mon calme, je devenais clairement une pro du self-control avec eux.

Il se retourne, il est encore habillé avec sa blouse blanche, il est beau. Il est très beau dans la pénombre de ma chambre. Lui aussi il a l'air d'être baigné d'une lumière différente, comme tous les autres monstres. Sa beauté accélère encore les battements de mon cœur, je me hais pour ça.

-Celia, murmure t-il, Ou étais-tu ? Ta mère s'inquiétait.

Sa voix est ce doux ténor de velours dont je devrais m'être habitué, mais rien à faire, je ne lui parle pas assez pour ça. Et je sursaute toujours à ce son, il me caresse et il m'écœure, il me fait fondre et il m'érafle. Carlisle Cullen me déchire en deux, c'est mon intégrité qui est en danger avec lui. J'inspire une fois l'air qui me manque, qu'il me vole lorsqu'il est là, et tente de reprendre mes esprits. Puis je m'intéresse à ce qu'il me dit, et je lui ris au nez, arquant un sourcil, sans humour.

-N'essayez pas de me faire avaler un truc pareil. Qu'est-ce que vous faite dans ma chambre ?

Il baisse les yeux, visiblement troublé. J'aimerais moi aussi ne pas être troublé par sa proximité.

-Je te cherchais, on mange.

Je soupire.

-Je n'ai pas faim, sortez d'ici.

Je me décale pour le laisser passer, et m'éloigner, toujours m'éloigner. Il relève la tête et plonge son regard de lave dans le mien, ses yeux d'or me réduisirent au silence, je le foudroie du regard, furieuse qu'il me fasse autant d'effet.

-Tu devrais venir, murmure-t-il enfin.

La douceur lasse de sa voix m'hérisse le poil de la tête au pied.

-Vous n'avez pas à me dire ce que je dois faire, maintenant dégagez de ma chambre !

Il ne répond pas et passe à côté de moi, en un instant il est sorti, l'odeur qu'il laisse sur son passage me déconcentre, capiteuse, enivrante, elle est délicieuse.

Il est mon ennemi, un ennemi si troublant pourtant…