Lorsque j'émergeais enfin, un million d'années plus tard, il faisait nuit.

Mes paupières me donnèrent l'impression d'être collées l'une à l'autre, ma bouche était pâteuse, ma gorge asséchée et mon sang tambourinait violemment mon cerveau.

J'ouvris péniblement les yeux, ma vue se brouilla presque immédiatement. Je les refermais aussitôt. J'attendis que les battements incessants dans mon crâne se calment enfin. Quand la douleur me parut supportable je retentais le coup des paupières. Une première réussite.

La vague nauséeuse était toujours là mais elle ne semblait pas vouloir prendre le dessus, je ravalais ma salive que celle-ci avait amenée avec elle et tentais une remontée. Une seconde vague survint, et la soif aussi. J'étais tellement desséchée que j'en avais du mal à respirer.

Je maintiens quelque seconde la position assise avant de me tourner vers ma table de nuit à la recherche de ma bouteille d'eau, il restait peut-être une micro-gorgée. Mais sur la table trônait ma bouteille remplie à ras-bord, un verre et deux petits trucs de couleur disparate.

Mon cerveau mit un certain temps à analyser en profondeur la situation et je restai quelques instants immobile, les sourcils froncés, à contempler bêtement ma table de chevet, avant qu'une première information n'atteigne mon cerveau douloureux, eau.

J'attrapai la bouteille d'un geste brusque qui fût une secousse de trop pour ma pauvre tête, et la vidai entièrement, la moitié dans ma bouche, le reste coulant lamentablement le long de mon menton. Je relâchais la bouteille vide qui, après quelques rebonds, alla rouler sous mon bureau et me rejetai en arrière sur mon lit. Je payais cher cette erreur quand ma tête s'écrasa douloureusement sur l'oreiller.

Je restai immobile quelques secondes le temps que ma tête se remette de cet atterrissage forcée. Je finis par rouvrir les yeux et le monde avait fini de tanguer. La sensation de mon t-shirt trempé collant à mon buste m'arrachait un gémissement de dégoût.

Je me mis à me demander quelle heure il pouvait bien être. Combien de temps j'avais dormi ? Je me rappelais vaguement de l'infirmerie, de Young viré par Carlisle, du babillage affolé de Barnes qui nous suivait dans le couloir, du ronronnement du moteur, après plus rien, juste des sensations sans images, sa voix douce dans mon oreille, mon matelas se pliant délicieusement sous mon poids, ses mains froides sur mon front, et l'inconscience bienheureuse.

Il était venu me chercher. Qui l'avait prévenu, alors là aucune idée, peut-être Barnes avait-elle appelé chez moi. Je fouillais dans ma tête, cherchant ce que l'on avait bien pu se dire lui et moi.

Tout à coup quelque chose me revint. Une étrange sensation, mon cœur se serra instantanément, si vite que cela me fit l'effet d'un coup de fouet, comme un dur retour à la réalité, le souvenir d'une réalité si dure que l'inconscience avait tenté d'atténuer. Un frisson me parcouru. Froid.

C'est bientôt fini, un murmure. C'est bientôt fini. Il m'avait dit ça. Pourquoi ?

Ca m'échappait. Encore. Tout m'échappait. C'est bientôt fini. Je retrouvais avec l'aisance de l'habitude la joyeuse sensation de l'incompréhension mêlée d'angoisse. Qu'est-ce qui allait bien pouvoir se finir ? J'avais une curieuse impression, un goût amer dans la bouche. Quelque chose se dessinait dans mon esprit, une réponse, vague, floue, effrayante. Quelque chose me manquait, il me l'avait dit. Une donnée importante, qui donnerait un sens à toute cette mascarade merdique. Une donnée, une seule, qui était là sous mon nez, mais que je ne voyais pas, je ne voyais rien, juste le vide, juste l'angoisse.

Est-ce que je refusais de la voir, elle, cette vérité, est-ce que ma haine, ma maladie, n'étaient pas que des barrières que je m'étais forgée moi-même pour la cacher, comme je m'étais caché l'amour, comme je m'étais caché Carlisle. Ma carapace faite d'illusions avait fait ses preuves par le passé, interprétant la réalité d'une façon qu'il m'était possible de supporter, continuait-elle de me protéger ? Mais me protéger de quoi ? De qui ? Contre quoi luttais-je, quelle vérité me dépassait autant, qui avait-il de si dure à entrevoir, qu'est-ce qui ne passait pas les barrières de mon putain d'esprit ...

Mais cela avait-il encore une quelconque importance, si près de la fin. Mon cœur qui battait à tout rompre me disait que si.

C'est bientôt fini. Ces mots repassaient dans ma tête encore et encore. Fini. J'étais paralysée, incapable de bouger. Gelée dans un bloc d'angoisse.

L'équilibre précaire dans lequel nous vivions depuis des mois me semblait à présent sur le point de s'écrouler. C'est bientôt fini. Ca m'oppressait le cœur, cette peur incontrôlable, irraisonnée me maintenait immobile, piégée entre la douleur du présent et un avenir flou et encore plus effrayant. Vers quoi courions-nous avec tant d'imprudence ? Il fallait cesser de courir, tout stopper, j'avais trop peur, trop peur de la fin.

Immobile, même respirer ne m'était pas permis. Immobile, à la lisière de ma douleur, à l'orée de pire encore. Qu'allait-il arriver maintenant ? Je ne voulais pas que ça arrive. C'est bientôt fini. Le froid, atroce. J'haletais dans mon lit, si tendue que je crus que mes os allaient craquer. J'essayais tant bien que mal de me calmer, repoussant au loin les vagues noires. Pense à autre chose. Pense à autre chose.

Une autre image me revint en mémoire, ses yeux doux, d'où suintait la douleur, qui me regardaient alors que je m'agrippais à son cou en gémissant.

Génial.

J'avais craqué. Un grognement s'échappa de mes lèvres tandis que l'angoisse laissait place à l'agacement. Idiote, idiote, idiote. Alors c'est ça l'éloignement pour toi ? On crache du sang en plein cours, on l'appelle au secours et on se frotte contre lui en lui susurrant ton angoisse. Youhou. Idiote, idiote, idiote. Monte-lui dessus la prochaine fois histoire qu'il te prenne vraiment pour une dingue.

Second grognement.

Bon bah au moins maintenant j'étais bel et bien réveillée. Je me redressais une deuxième et dernière fois, sans laisser à mon cerveau le temps de tout embrouiller devant moi, je sautais sur mes pieds et me rattrapais à la poignée de la fenêtre quelques secondes plus tard lorsque l'inévitable chute de tension me tombait dessus.

Lorsque le brouillard qui investit mon cerveau et les points noirs qui obscurcirent ma vue se dissipèrent enfin je pu rouvrir les yeux et j'avisais mon reflet dans le miroir au-dessus de mon bureau. Wow, vol au dessus d'un nid de coucou bonjour. Avec mes cheveux épars, mes yeux rougis, mes cernes grises et mon t-shirt à moitié trempé j'avais l'air tout droit sortie de resident evil.

Je poussai un profond soupir et ôtai mon t-shirt, épongeai avec la partie sèche le reste d'eau sur ma poitrine et attrapai dans l'étagère de mon armoire ouverte un autre haut, je l'enfilai vite. C'était le haut bleu que Theresa m'avait offert pour mon anniversaire, étonnement joli d'ailleurs, il faudrait que je songe à la remercier, une seconde fois.

Je passais vite fait la main dans mes cheveux et mes boucles noires se disciplinèrent d'elles-mêmes, tiens bah pour une fois que quelque chose chez moi marche comme j'en ai envie. Pour mes yeux rouges et flippants je pouvais pas faire grand chose mais tant pis hein, on s'en contentera.

J'attrapai mon portable dans la poche de ma veste soigneusement pendue à mon fauteuil, je grognais à nouveau, comment être parfaitement serviable selon Carlisle Cullen.

Je le rallumai et avisai l'heure, 20h34, ça aurait pu être pire. J'avais très exactement treize appels manqués et quatorze messages. Theresa, Oliver, Jacob, Benjamin, Fred et l'administration scolaire s'étaient tous donné rendez-vous pour saturer ma boîte de réception.

J'ouvris celui de Jacob, «espèce de grande tarée t'aurais pu au moins me dire que tu t'apprêtais à nous péter un anévrisme en pleine classe» je me marrais doucement et ouvrit le deuxième «sinon, s'il te reste quelques heures à vivre encore, profites-en pour m'appeler histoire qu'on prépare ton épitaphe ensemble», le troisième «sans déconner appelle-moi», et le quatrième «je débarque chez toi dans cinq minutes et je défonce ta putain de porte si tu réponds pas tout de suite !».

Il datait d'un quart d'heure, peu désireuse de voir une horde d'indiens enragés envahir ma maison je tapais son numéro vite fait priant pour qu'il réponde avant de céder à ses penchants un peu trop chevaleresques et ne se lance dans une opération sauvetage désespérée avec toute sa tribu.

Un quart de tonalité plus tard, son hurlement rageur retentit.

-Celia espèce de grande malade ! Où tu es ?!

J'éloignai le téléphone de mon oreille en grimaçant.

-Jacob, respire, on se détend. Et arrête de me hurler dessus je te rappelle que je me suis explosé la boite crânienne i peine deux jours et vue ma mésaventure d'aujourd'hui ça à pas l'air d'avoir méga guéri cette histoire. Mais TOUT VA BIEN. Je suis chez moi j'ai pioncé et je viens de me réveiller, je peux marcher, parler et respirer, personne ne va mourir. Donc descend de ta moto et renvoie ton gang monsieur le preux chevalier en carton, la princesse va s'en tirer, inutile de me harceler, CA VA.

Un grognement sonore me parvint.

- Nan mais tu oses te foutre de ma gueule après l'après-midi que tu viens de me faire passer ? Theresa qui se jette sur moi entre deux cours pour me hurler que t'as gerber du sang en pleine leçon d'Histoire, Oliver qui me sort que t'as fini sourde et éclatée chez l'infirmière, la moitié du lycée qui se relaie pour me demander si t'es pas en phase terminale parce que ça expliquerait pas mal de chose sur ton comportement, et Benjamin putain de Barker qui me harcèle à midi pour avoir ton numéro, sans parler des heures d'angoisse dans l'attente d'un mini texto de toi ! Putain mais Celia j'ai flippé grave là !

Sa voix avait perdu ses accents ironiques et j'ai pu sentir une réelle tension derrière ses mots. Mon cœur se serra, il avait vraiment eu peur l'idiot. Je tentais tant bien que mal de le rassurer, que je ne contrôle plus rien chez moi passait encore, mais entraîner Jacob dans mon angoissante chute vers l'inhumanité sordide était hors de question.

- Mais nan Jake t'inquiète pas comme ça, tu sais comment je suis, j'adore frôler la mort en place publique, et attirer l'attention sur moi surtout ! Et puis tu connais Theresa, toujours à exagérer, j'ai pas vomi du sang, c'était nettement moins glam ce que j'ai sorti crois-moi, ça m'apprendra à petit-déjeuner le matin ! Je t'ai fais une vielle crise de je sais pas trop quoi accompagné d'un bon évanouissement, mais rien de grave. Le doc est venu me chercher et m'a ramené pour que je dorme un peu, mais tout va bien, il est médecin, il sait ce qu'il dit.

Un silence sceptique fut son unique réponse. Je soupirai.

-Jacob je te jure que c'est rien.

-Theresa avait bien dit du sang. Me répondit-il simplement.

-Hé c'est de ma bouche que s'est sorti, je sais encore de quoi je parle.

-Mouais... Enfin bon Petite Calamité le point positif dans l'histoire c'est que t'as quand même ridiculisé ce péteux de Young, et ça ça vaut toutes les heures d'angoisse sans réponse du monde !

Je sautais sur l'occasion pour rebondir sur un terrain plus sécurisé, rire de Young.

-Oui ! Oh t'aurais vu sa tête c'était tellement beau ! Il a essayé de rattraper sa bourde monumentale mais Oliver l'a rembarré magistralement le pauvre ! Putain tu sais qu'après il s'est carrément pointé à l'infirmerie !

Son rire chaud comme le miel fondit dans l'air et me réchauffa un peu le cœur.

-Naaan ? Mais quel trou du cul ce gars ! Enfin, il est pas pire que Barker. Celia s'il te plait promets-moi de plus jamais t'évanouir en cours, le gars il était à la limite de la syncope et il s'est sentit obligé de venir me saper encore plus le moral à la cantine pour avoir ton numéro quoi, j'ai failli lui jeter mon assiette de purée à la figure, c'est Theresa qui m'a retenu.

Je me marrais, imaginant bien la scène.

-Merci mon chevalier Jacob d'avoir résister, j'aurais été obligé de changer de téléphone. T'imagines l'enfer s'il l'avait ? Bon demain si je le croise, et je pense que se sera malheureusement inévitable, je lui enfonce un compas dans la main ça devrait calmer ses ardeurs.

Son rire semblable à un aboiement de chien me fit sourire.

-Alors là carrément, je te le maintient immobile si tu veux, pour une meilleure pénétration du truc.

-Ok ! On fait ça ! Bon Jake il faut absolument que j'aille manger là je crève la dalle j'ai rien avalé depuis ... ce que j'ai recraché ce matin. Finis-je, maussade.

-Oulah oui en effet ça commence à dater, bon bah on se voit demain EN BONNE SANTE, mange bien et surtout garde le tout.

-AHAH. Tu n'es pas drôle, tu sais ça ? Et oui demain aucun traumatisme crânien, accident de voiture ni évanouissement, une bonne journée bien chiante promis !

-Ah oui et oublie pas que demain aprèm on va tous à la plage sur ordre de Theresa, aucune dispense du médecin ne sera acceptée.

-Nan t'inquiètes pas je serais des vôtres. A demain Jake !

-A demain Miss Catastrophe !

Je raccrochais en souriant. Voilà toujours l'effet Jacob. Ce type était un médicament. Je ne laissais pas les maigres nouvelles de Benjamin venir ternir mon sourire et je profitais doucement de la petite dose de bonne humeur et de normalité que Jacob venait d'influer dans ma vie. Sachant qu'elle ne durerait pas longtemps.

Lorsque je regardais mon téléphone à nouveau, je vis que la longue liste des messages non lus ne s'était pas des masses amoindrie après que je me sois occupé du cas Jacob. Je poussais un soupir et jetais un coup d'œil au reste. Theresa et Oliver s'étaient relayés toute l'après-midi pour m'écrire des messages de moins en moins longs et de plus en plus secs à mesure que le manque de réponse se faisait sentir. Je remarquais aussi le numéro de la scolarité s'afficher dans la liste des messages vocaux ainsi que quelques-uns de Fred et un de Clémence. A la fin de la liste d'appels manqués, vers 11h00, je vis qu'un numéro inconnu semblait m'avoir appelé deux fois. Sûrement le lycée. Je tapais rapidement un message d'excuse à Oliver et Theresa avant de refermer le clapet de mon téléphone et de le balancer au loin sur mon lit.

Je poussais un soupir. Je n'avais jamais aimé le téléphone, les conversations téléphoniques sont complètement vides de sens, je préfère avoir mon interlocuteur en face de moi plutôt que d'entendre sa voix grésiller en échos dans l'oreille. Mais le pire c'était taper un texto, écrire n'a rien de naturel, c'est toujours réfléchi, stylisé, chiant.

Le naturel d'une bonne vieille conversation à l'ancienne avec le visage de l'interlocuteur en face de soi et la possibilité d'une communication non-verbale compréhensible, voilà qui était nettement plus moi.

Mais la réalité c'est tellement has-been de nos jours comparé à l'étonnante fonctionnalité des applications disponibles sur nos téléphones. Trouver les toilettes publiques les plus proches en un clic, si ça c'est pas du progrès. Je trouvais ça absolument effrayant moi, grâce à ce merveilleux bijoux de technologie tout le monde pouvait savoir à chaque instant où je me trouvais, ce que j'y faisais, et même, où et combien de fois dans la journée j'avais eu besoin de faire des pauses pipi. Nan mais sans déconner ?

J'ai longtemps très bien vécu sans. Je n'en avais jamais eu avant, et n'en avait jamais ressenti le besoin malgré la pression de mes amis, c'était Carlisle, allez savoir pourquoi, qui avait insisté au tout début pour nous en acheter à chacun un.

Première fois qu'il m'avait adressée la parole d'ailleurs. M'en serais bien passé tiens. Mais c'était vrai, je m'en souvenais encore comme si c'était hier. Curieusement je n'avais jamais vraiment oublié un seul moment passé avec lui. Et même, chaque souvenir que j'avais de lui me semblait clair comme de l'eau de roche, marqué dans toutes ses subtilités dans ma stupide petite tête. Ça aurait dû me mettre la puce à l'oreille ça aussi.

Ce jour n'échappait pas à la règle, encore moins puisqu'il était marqué par ce fait absolument extraordinaire, Carlisle m'avait adressé la parole. Jamais il ne m'avait parlé avant. Et là il était rentré dans ma chambre et m'avait tendu un paquet, il avait juste dit «Tiens Celia» et puis il était reparti. Voilà, deux tout petits mots et ça c'était marqué au fer rouge dans mon crâne, bah oui, quand même il m'avait dit «Tiens Celia», absolument épatant n'est-ce pas ? Je grognais devant l'incroyable mièvrerie qui entourait toute cette affaire.

Sinon, le pourquoi du comment, jamais élucidé. Remarque vu qu'on a tous tendance à pas pouvoir se supporter dans la même pièce l'idée de rester tout de même joignable à tout moment est pas si mauvaise. D'où le paquet et les deux mots. Deux mots quoi, c'est tout, belle entrée en matière. Ce type était quand même hyper bizarre il fallait le reconnaître. Cool me revoilà branchée sur Carlisle, adieu ma dose solaire made in Jacob.

Mon portable vibra à nouveau et je décidais de l'ignorer. Je me retournais vers la fenêtre, l'idée de sortir par là m'était assez tentante. Juste histoire de m'éloigner d'ici, de ma maison. Ma chère maison.

Je considérais ma chambre comme un endroit à part, une zone intermédiaire qui n'appartenait à rien, surtout pas à eux. En cet instant, à part si c'était pour rejoindre la plage, je ne voulais surtout pas en sortir. Je ne voulais pas me confronter à nouveau à la réalité familiale.

Je ne voulais pas voir la souffrance de Fred, le silence de Clémence, l'indifférence de ma mère, et encore moins les efforts de Carlisle pour faire tourner notre monde. Car c'était ce qu'il faisait, faire tourner notre monde, s'efforcer de nous faire à manger, nous regrouper pour chaque repas, nous parler, nous faire vivre, ensemble, encore, d'où le téléphone.

Il était le seul à le vouloir, nous réunir, nous unir encore, au moins trois fois par jour. Il s'y appliquait avec acharnement malgré notre refus évident d'obtempérer. Car si je tentais par tous les moyens d'échapper aux contraintes familiales courageusement maintenues à l'ordre du jour par Carlisle je n'étais pas la seule à être entrée en résistance passive.

Fred, à peine rentré du travail, s'enfermait toujours dans son bureau des heures durant, n'adressant la parole à personne. Cette porte éternellement close nous crachait à la figure tout ce qu'il ne disait pas, tout ce qu'il nous hurlait silencieusement à travers la cloison.

Personne n'avait jamais osé franchir cette porte. Essayer de renouer, un peu. Nous étions tous trop enfermés derrière notre propre porte, derrière notre souffrance à nous. Il était trop difficile à dépasser, notre mur de douleur.

Et puis faire un pas vers lui, parler, toucher, partager à nouveau, tenter de trouver une solution à tout ça, ça personne ne pouvait le faire. Ce serait risquer de tout perdre. Ruiner d'un seul pas l'équilibre branlant de notre vie. S'en sortir. Au final personne ne pouvait le faire, personne ne le voulait. Nous ne pouvions que rester parfaitement immobiles, que rester parfaitement silencieux.

Enfermés dans notre mutisme, pétrifiés par le poison vicié qui s'était insinué dans notre famille jusque dans nos veines, incapables de bouger, de tout envoyer valser, de hurler à l'injustice, à l'incompréhension, de réclamer des réponses, et absolument incapables de fuir. Nous ne pouvions que rester tout court. Farouchement accrochés à notre souffrance et à tout ce qu'elle signifiait, farouchement présents. Au final nous ne pouvions pas nous quitter, nous ne pouvions pas arrêter d'être ensemble.

C'était désespéré, douloureux, insensé, mais c'était de l'amour. Malgré toute cette haine, toute cette incompréhension, toute cette merde, nous nous aimions. Alors nous supportions. Malgré la maigre résistance que nous tentions d'apporter chacun à notre façon, nous finissions toujours par rentrer à la maison, par retourner suivre le rythme de cette chorégraphie sinistre et perverse dessinée par l'indifférence de ma mère et l'or des yeux de Carlisle.

Nous n'avions pas la force de partir, la force de nous y opposer, ni Clémence, ni Fred, ni moi, encore moins moi. Est-ce que c'était vraiment ça l'amour ? Rester malgré tout ? Accepter de souffrir autant sans même comprendre pourquoi ? Rien ne retenait Fred, dans l'absolu Clémence et moi aurions pu partir vivre ailleurs, chez les parents de papa par exemple, ils auraient compris, ils nous auraient accueilli. Mais nous sommes là, pourtant, nous sommes là.

Mes yeux tombèrent sur le cadre-photo qui trônait sur mon bureau. C'était risible. Cela me fit penser à ce jeu stupide dans ces magazines pour enfants. Jouons aux jeux des sept erreurs avec ma vie.

Une, les mains de mes parents entrelacées. Deux, le sourire doux des yeux de ma mère. Trois, ma sœur au rire chantant un peu édenté, perchée sur son vieux vélo d'enfant, heureuse. Quatre, Fred, un peu rondouillard, barbue, un sourire amusé éclairant son visage. Cinq, moi à sept ans tirant la langue à l'objectif l'air très fière de mon effet. Six, la peluche rose dans mes mains offerte par un papa encore vivant. Et sept, l'absence de Carlisle, Carlisle encore, Carlisle toujours.

Une nouvelle sonnerie vint m'arracher à mes sombres pensées. Refoulant la boule noire au loin dans ma gorge, je m'approchai de mon lit et saisis mon téléphone dans un grognement, c'était Theresa qui m'ordonnait d'être présente à la sortie plage de demain dans deux messages au ton particulièrement véhément. Je souris, répondis par l'affirmatif et reposait mon téléphone sur mon oreiller ignorant tous les autres appelants en attentes qui n'avaient cas pas m'appeler, ces petits gêneurs de merde.

De la porte s'élevait doucement une odeur qui me fit immédiatement venir l'eau à la bouche. C'était chaud, sombre, épais, épicé, délicieux. Le grognement qui vint de ma gorge sembla comme mû par sa volonté propre. Un steak. Ca ne pouvait signifier qu'une seule chose, Carlisle était ici. Et plus précisément, aux fourneaux.

Super, est-ce qu'il nous préparait encore un de ces simulacres de repas en famille ? Grands moments de proximité orchestrés par les talents culinaires de Carlisle qui, s'il ne mangeait jamais rien, avait sûrement dû apprendre à cuisiner quelque part chez les anges.

Je m'y étais rendue à ces dîner un temps, je m'étais assise entre eux tous, j'avais mastiqué difficilement la bouffe au goût de paradis qu'Il nous servait, je les avais regardé, je l'avais regardé elle, j'avais tenté de capter son regard, d'y revoir une lumière, un éclat d'autrefois, n'importe quoi. Mais rien, encore et toujours rien, jusqu'à l'usure et l'abandon. A quoi bon chercher, nous sommes tous déjà morts.

Mais là, en cet instant malheureux mon estomac crie famine si fort que j'ai carrément l'impression que je vais commencer à m'entre-dévorer. Pas étonnant, ça fait trois jours que je n'ai rien avalé, je ne sais même pas comment j'ai réussi à vomir quelque chose ce matin. Tu me diras c'était du sang, ça compte pas vraiment. L'odeur s'intensifie, s'échauffe, envahit mes narines et mon cerveau, ça m'intoxique. A croire qu'il le fait exprès. Second grognement.

Je me jette dans mon lit, enfoui ma tête dans mon oreiller, tente d'oublier le crochet qui semble m'avoir attrapé sous le nombril et qui tire, tire inexorablement en direction de cette maudite cuisine et de son maudit cuisinier. Je ne veux pas y aller. Et si ma mère était là ?

J'essayai de faire le vide, je me concentrai pour me remplir des bruits de la maison et ma super ouïe distingua alors deux choses, le bruit sifflant et sourd du gaz accompagné du raclement d'une poêle et un bourdonnement lointain qui ne pouvait provenir que d'une télé. Sinon rien, le silence total. La cuisine c'était obligatoirement Carlisle, plus personne n'y mettait les pieds depuis longtemps, toute l'imagerie fédératrice de la cuisine, pièce charnière de toute maison, devait certainement nous foutre les jetons. De plus, si cela avait été n'importe qui d'autre je l'aurait entendu, seul Carlisle peut-être aussi silencieux.

Le bruit de la télé venait du salon, avec cette constatation vint instantanément le soulagement, ce n'était pas ma mère, elle qui ne l'avait jamais vraiment regardé avant, elle n'allait pas commencer maintenant. Ce n'était pas mon beau-père non plus, lui la regardait dans son bureau et je me souvenais vaguement qu'il était parti au sud du pays pour affaires, genre pour trois jours un truc comme ça. Ainsi il ne restait plus que Clémence. Autrement dit, pas de dîner en famille ce soir. Je m'autorisais à m'extirper de mes draps. Clémence et Carlisle, ça je pouvais peut-être le supporter.

Je me relevai et marchai jusqu'à la porte de ma chambre. Arrivée devant elle, les mains sur la poignée, je humais une dernière fois l'air, l'odeur m'enflamma le palais et je me préparais mentalement à affronter Carlisle une nouvelle fois. Clairement mes heures d'inconscience n'étaient jamais assez longues.

Il y avait des endroits, chez moi, qui ne m'appartenaient pas complètement. Des endroits où j'évitais de foutre les pieds. La cuisine, le salon, le bureau, les chambres.

En général mon trajet c'était l'entrée, ma chambre, la porte qui claque. Faire le trajet dans l'autre sens me semblait étrange, comme une mauvaise focale. J'observais la lumière éclatante sur les murs, je sentais les effluves délicieuses qui se répandaient dans l'air, j'écoutais le bruit lointain de la télévision, je voyais les tableaux sur les murs, les chaussures de ma sœur oubliées devant la porte d'entrée. Tout semblait si bizarrement normal. C'était … désarmant, ce décor de maison ordinaire. Tout laissait penser qu'il ne s'y passait rien d'autre que ce qu'il ne pourrait jamais se passer ailleurs. Notre mascarade ici paraissait si affligeante de réalité. Jolie petite maison des horreurs, j'avais l'impression de remonter le couloir de l'Overlook Hotel, m'attendant presque à voir Jack apparaître en défonçant une porte à coup de hache, son rire dément déchirant l'insupportable atmosphère de normalité.

J'étais tout bonnement estomaquée, ça n'allait pas du tout, cette apparence paisible. J'avais des envies de saccages, pour laisser enfin transparaître la ruine qui se cachait derrière tout ça. Pour montrer, afficher, prévenir, comme avant on laissait pendre les cadavres des pirates à l'entrée des ports. Lasciate ogni speranza, voi che'ntrate. Mais je me dis que si je me mettais à inscrire redrum au feutre rouge partout dans les coins de tableau, ils penseraient sûrement que j'avais définitivement perdu la raison.

J'étais quand même vachement macabre en ce moment, fallait le reconnaître.

L'odeur s'intensifiait à mesure que j'approchais de cette maudite cuisine. Des bruits si communs s'en échappaient, ils accentuaient l'apparente impression d'irréalité de toute cette scène. Mon ouïe sans-gêne entendant tout, le souffle grésillant du gaz, le lèchement onctueux des flammes, le bruit sourd de leur morsure, le raclement du bois sur l'inox, le crépitement sirupeux de la viande qui écumait goulument sa graisse. L'odeur était absolument intoxicante. La salive se déversait dans ma bouche comme l'aurait fait du venin, et mon pauvre estomac semblait se retourner dans mon ventre. D'autre bruit me parvenait encore, les siens, son pas, léger et sourd, le bruissement de ses vêtements, même son souffle, rare et mesuré, comme si lui aussi tentait de ne pas renifler l'insupportable fumet qui s'échappait de la poêle.

J'entendais vraiment beaucoup de choses là, si mes facultés plus qu'ordinaires m'avaient bien-sûr prises par surprise la première fois, je les avais à présent assez étudiées pour en reconnaître l'indéniable évolution. J'étais plus forte, plus souvent, plus longtemps.

J'arrivai à l'entrée de la cuisine, laissez passer le monstre.

Carlisle se retourna vivement vers moi, il ne m'avait manifestement pas entendu arriver. Etais-je devenue aussi silencieuse que lui ? La surprise se lisait sur ses traits, même si elle ne se traduisait pour l'instant que par un simple sourcil légèrement arqué.

Côtoyer sa splendeur mutique chaque foutu jour m'avait au moins appris les bases de la communication non-verbale, vu qu'il n'était clairement pas un adepte des phrases.

Carlisle était un bloc de silence et d'inconnu, il se contenait tellement, en permanence. Il y avait un secret terriblement bien gardé derrière ses lèvres closes, ses yeux qui percent et qui fuient, ses gestes forts et contenus.

Tu crois connaître la situation mais tout t'échappe.

Oh la ferme tu-veux.

La surprise s'évanouit vite dans son regard et ses traits s'assombrirent, il m'étudia avec soin, apparemment préoccupé. Lorsque ses yeux eurent fait le tour de ma piteuse silhouette - ravagée par la faim, éteinte de sommeil, pâle comme la mort – une lumière inconnue scintilla dans ses yeux, sa lèvre trembla et trancha dans sa joue l'apparente ligne d'un sourire.

- Je suis heureux de voir que tu te sens mieux, me dit-il alors, de ce même sourire rageant qui se dessinait avec plus de netteté à présent.

Il se foutait de ma gueule.

Outrée, je levai des yeux bien dépourvus d'autodérision à l'heure actuelle pour darder mon regard le plus noir sur son visage insultant de beauté. On va peut-être se calmer avec l'humour là. Ok je dois clairement pas avoir l'air d'une gagnante mais quand même. On n'a pas élevé les cochons ensemble non plus.

En plus franchement, Carlisle, faire une blague ? le ciel va nous tomber sur la tête.

Mon manque total de coopération ne sembla pas atteindre le moins du monde son hilarité naissante puisqu'il eut l'outrecuidance de me demander si j'avais bien dormi. Peu amène, je me contentai de cligner des yeux, lentement, délibérément, pour lui signifier tout le mépris que m'inspirait ses sous-entendus.

Ici l'odeur du steak était presque trop, la nausée venait titiller la faim dévorante d'une façon dérangeante et j'observai avec le même détachement auquel m'avait accoutumée mes récentes évolutions, à quel point mon odorat s'était développé. Jusqu'au point de bascule où une odeur aussi habituellement délicieuse que celle-ci pouvait en cet instant s'imposer si fortement à moi avec dégoût. J'étais submergé par un écœurement incompréhensible. Je sentais trop pour mon propre bien. Ça y est, mes capacités surpassaient mes besoins. Mon propre corps rejetait l'Autre et ses facultés. C'était l'autodestruction assurée à ce niveau là non ?

L'expression inapte à soi-même s'imposa, elle ne me surprit pas.

Quand je l'avais-je été de toute façon ?

Pour me détourner de cette source très certaine d'inconfort – et ne pas regarder Carlisle – je m'avançai vers l'évier en quête d'un verre d'eau, espérant que cela m'aiderait à faire passer le malaise. Laver par le froid propre de l'eau mon pauvre cerveau déboussolé.

C'est là que je captais dans un coin un élément étrange. Clignant bêtement des yeux, Je restai quelques secondes figée face à la chose.

Plantée dans un fond d'eau, elle trônait un peu gauche dans un verre inadapté à sa taille. Basculée vers l'arrière, tête haute, tout pics dehors.

Je passai rapidement en revu toutes les situations possibles qui aurait pu justifier sa présence. Toutes les personnes susceptibles de ramener ça, ici.

Une rose. Rouge. Dans ma cuisine.

Rien. Rien ne tenait. Personne de sain d'esprit n'avait pu songer que c'était une bonne idée de venir déposer ça ici. Ma mère et Fred, c'était l'hypothèse la plus risible.

Avant oui, avant tout le temps. Un bouquet en revenant du marché qu'ils avaient fait ensemble. Il trônait en général sur la table du salon pendant quelques jours, avant de faner un peu trop longtemps dans la cuisine puis de disparaître. Accessoire normal d'une vie adulte amoureuse et épanouie. Maintenant ? Non. Rien.

Ma mère et Carlisle, c'était l'hypothèse la plus cruelle. Mais ils n'étaient pas comme ça. Ils ne s'affichaient pas. Ils avaient encore un peu de décence.

Ma sœur pour ma mère. La fête des mères avait avant été le théâtre de ce type de réjouissances, poèmes, colliers de pâtes et autres dessins bariolés et criards. Mais maintenant … non, rien.

Alors pourquoi ? Questionneuse, je fixais la rose.

Je sentis derrière moi le regard de Carlisle. Les bruits avaient cessé, il ne bougeait plus et m'observait. J'enregistrai dans un coin de ma tête la nouvelle façon que j'avais de saisir pleinement sa posture sans même avoir à le voir. Enregistrant chaque mili-indice indiquant ce qu'il faisait, quand il le faisait, comment il le faisait.

Ignorant les significations de mes déductions - nouvelle habitude que je n'allais pas arrêter de sitôt - je pivotais lentement, cherchant ses yeux, et une réponse pour la rose, incongrue invitée.

Son visage semblait volontairement impassible, un masque de neutralité sans défauts qui me rendit directement soupçonneuse.

Malgré son mutisme général, il était souvent étrangement expressif à sa manière. Arrivant à transmettre des émotions parfois étonnamment intenses en ne bougeant ses traits parfaits que de manière infime. Ses mots n'étaient pas nécessaires, il disait avec ses yeux, avec les plis méticuleux de sa peau délicieuse, les ondoiements crémeux de sa bouche. J'étais bien sûr une interprète bien trop zélée pour représenter un échantillon représentatif.

Son masque neutre était autre chose, montrer aussi ostensiblement un manque total d'expression signifiait justement qu'il cherchait volontairement à cacher quelque chose. Je décelais son appréhension dans son absence évidente. Et dans l'éclat un peu trop profond de ses yeux jaunes. Derrière le masque froid, il me regardait avec intensité. C'était étrange, il y avait de l'avidité, et de la réticence, dans ses yeux. Il attendait que je formule la question qui flottait sur mes traits incrédules et m'observait, comme volontairement en retrait. Laissant tellement de place à ma réaction que ça en devenait presque flippant.

Cela m'inquiéta automatiquement. Je ne m'étais pas compté dans mes calculs. Elle avait un rapport avec moi cette rose ?

Comme pour tuer dans l'œuf ma petite montée d'angoisse, je pris ma respiration et la désigna mollement du doigt, interrogative.

-Carlisle, qu'est-ce que…

Il m'interrompit avec une étrange sécheresse.

-Benjamin Barker est passé pendant que tu dormais.

La phrase avait claqué, comme dite avec un peu trop d'empressement. Comme crachée avec un peu trop d'aigreur.

Pardon ?

Le choc me fit perdre ma voix un instant et je l'observai bouche bée. Il avait fait quoi ?

Toujours aussi impassible il continua alors.

-Il souhaitait te voir, ayant eu vent de ton malaise de ce matin. Il semblait très concerné. Je lui ai dis que tu te reposais et qu'il valait mieux ne pas te déranger pour le moment. Il n'en était pas très … heureux.

Le calme forcé de Carlisle se trahit un instant et un éclat d'agacement noir scintilla dans ses yeux. Il sembla se reprendre presque automatiquement.

-Il a laissé ceci à ton attention. Il hocha posément la tête en direction de la rose.

Mon cerveau semblait peiner à saisir les mots qu'il prononçait, je me mis donc à les répéter bêtement.

-Benjamin Barker est venu ici … ? Pour me voir … ? Et il a laissé … ça ? Mon doigt désignait toujours la rose. J'étais bloquée. Carlisle hocha à nouveau la tête. Je le fixais. La colère gonflait doucement en moi.

-Et vous l'avez laissé faire ? Persiflai-je alors, à la limite de la crise de nerfs.

Benjamin Barker était venu chez moi, il avait sonné à ma porte avec une putain de rose dans la main et son coeur dans l'autre, pour venir me veiller à mon chevet comme un benêt. Et il avait parlé à Carlisle ! Il lui avait transmis ses commissions comme si c'était le putain de majordome. A Carlisle ! Putain de nom de dieu je vais le tuer. Ma main tremblait, ma rage me réchauffait les joues de honte.

Ma réaction eut au moins le mérite de dérider Carlisle qui, appréciant ma colère soudaine, sembla se détendre comme jamais. Son sourire moqueur revint, comme la douceur amusée de ses yeux. Ce qui n'aida pas à me calmer, non mais oh, c'était clairement pas le moment de se payer ma tête.

-La décence ne me permettait pas de lui interdire l'entrée chez nous. Mais rassures-toi il était hors de question qu'il t'importune alors que j'étais là.

La dernière partie de sa phrase fut prononcée avec une étrange fermeté. Je décidais d'ignorer la façon dont ma poitrine s'était étreinte un instant lorsqu'il avait dit « chez nous ».

Incapable de répondre à ça sans bégayer de confusion rageuse, je me retournais vers la chose, la rose laissée à mon attention.

Les bras ballants je l'observais, estomaquée par la capacité de nuisance de ce remarquable individu. Mais quel con, c'est quand même dingue d'avoir un toupet pareil non ? Le plus coriace, c'est Gaston.

Mais comment ce type pouvait bien s'imaginer qu'il avait le droit de faire ce genre de chose ? J'avais dis non. Non. Non, non et non. Plusieurs fois, avec de moins en moins de patience, après je l'avais fuit, littéralement. Et il continuait de se comporter comme si lui et moi signifiait quelque chose. Comme si mes dénégations n'avaient aucun poids, aucun sens pour lui. Et il se pointe chez moi, avec cette rose. Cette rose qui me faisait l'effet d'un collier de chien, marqué « propriété endommagée de Benjamin Barker, appelez le propriétaire quand elle se sentira mieux ». Parce que c'était ça cette rose, cette cour infatigable et irraisonnée. Il ne m'écoutait pas lui dire non, ne me considérait pas dans mon refus. Il me voulait, et en attendant de m'avoir, il me possédait tranquillement, avec des blagues, des commentaires, des attentions et des gestes qui n'avaient jamais été les bienvenus. Les cons ça osent tout, c'est même à ça qu'on les reconnaît.

Je remarquai que la tige était presque cassée en son milieu, comme quelqu'un qui l'aurait trop serré en la tenant. Sûrement Benjamin, tout stressé par mon état. J'espère qu'il s'était bien défoncé les doigts avec tiens.

-Il a par contre expressément demandé à ce que tu l'appelles juste après ton réveil.

Ah parce que monsieur avait des exigences aussi ?

Je levai les yeux au ciel avec indignation.

-J'ai promis de passer le message. Continua-t-il avec une sorte de détachement empressé qui ne me trompait plus. Ça puait le foutage de gueule. C'est ça, rigole.

Cela aurait certainement pu me surprendre, ce soudain regain de bonne humeur chez monsieur morose. Parce que c'est vrai que l'humour, ça n'avait jamais vraiment eu l'air d'être son rayon jusque-là. J'aurai même pu m'inquiéter d'un changement aussi drastique - signe évident du syndrome de personnalité multiple dont il devait immanquablement souffrir. Mais la colère, furieuse et aveuglante, m'empêcha de me concentrer sur autre chose que sur l'abject résidu d'être humain qu'était Benjamin Barker, mon fléau.

Avec un soupir rageur je décidais d'agir pour le bien de tous et pivotai sur moi-même sans perdre une seconde. J'ouvris d'un coup de pied rageur notre grosse poubelle noire et y jetai sans plus de cérémonie l'odieuse preuve de son affection.

J'observai avec une joie féroce la pauvre petite rose tordue s'écraser voluptueusement sur notre masse de déchets.

Si seulement je pouvais balancer Barker avec, histoire de restaurer un peu l'équilibre de l'univers.

Je sentais dans mon cou les habituels petits picotements délicieux qui signifiaient son regard. Sans réfléchir je ressenti le besoin de justifier mon acte.

-Une bonne chose de faite. Murmurais-je, acerbe.

Son rire fait vibrer l'air entre lui et moi.

Surprise, je me retourne. Un sourire doux étirait ses lèvres. Il semblait … ravi. Comme c'était étrange à voir.

J'inhalai précautionneusement. La surprise doit se lire sur mon visage car il détourna brusquement le regard. Il se détourna complétement de moi, les épaules si tendues que je pouvais presque entendre la glace, dont il devait forcément être fait, craquer sous la pression. Il semblait avoir cessé de respirer à nouveau, se concentrant encore une fois sur ce foutu steak.

J'arrête de chercher avec lui.

Sa mâchoire tendue semblait remuer. Il dit soudain, d'un ton froid comme lui " Le dîner sera bientôt prêt. Ta sœur est au salon".

Ok, je crois que je me suis fait congédié du coup.

Je l'observe un instant, mon verre d'eau toujours à la main, coite. Ouvrir une porte, pour me la claquer à la figure. Rire et se fermer. Personnalité multiple, et franchement malpolie.

Je ravale ma fierté, tente de repousser mes angoisses et me détourne, sans plus savoir quoi faire de moi.

Alors que je marche en sens inverse, je sens encore les picotements dans mon dos, je ne me retourne pas.

La maison est vide.

C'est si étrange cette impression de liberté, d'un coup comme ça. Parce que ma mère et son cortège de mystères noirs n'y sont pas. Je respire mieux, mais j'ai l'impression de sentir, comme d'autant plus, mon cœur ratatiné dans ma poitrine. Sans la haine qu'elle m'inspire, utile à étouffer tout le reste, utile à noyer ma souffrance, à la canaliser. Je me sens comme les bras ballants, grossière et inutile, sans haine, sans but. Respire Celia, respire. Marche ailleurs.

Les bruits de la télévision sont plus nets ici. Impossible de ne pas reconnaître la musique et les voix. Mon cœur se réchauffe un peu en n'ayant aucun mal à imaginer ma sœur sur son canapé, pelotonnée contre un plaid - limite le pousse dans la bouche -, les yeux brillants de contempler ses films doudous. Au moins ce soir elle a meilleur goût, ça pourrait être le mien aussi.

Je passe notre hall d'entrée pour voir s'étaler sous mes yeux la scène même, comme matérialisée immédiatement par mon imagination. Elle est là, elle regarde. Ça me rappelle l'avant. Ça continue de me réchauffer doucement. Je ferme les yeux et bois mon verre d'eau. Une, deux, trois gorgées. Soyons apaisées ce soir, au moins.

Je n'ai même pas besoin de regarder l'écran pour me lancer aussitôt dans la récitation.

"Merci pour votre compagnie si stimulante, ce fut fort instructif!" dis-je en essayant d'imiter le ton mondain et froid du film de ma jeunesse.

Ses yeux verts - et presque doux, ce soir - se lèvent vers moi, elle sourit et se déplace pour me laisser un coin de canapé.

Je m'avance dans cette pièce où je ne viens presque plus jamais. Redécouvrant les meubles, qui n'ont pas changé dans le déménagement, qui sont restés ceux de mon enfance, mais que j'ai arrêté de regarder, ici. Je veux oublier leur trahison, le temps d'un soir, au moins.

Je m'effondre près d'elle. J'ai envie d'oublier, faire comme si ce salon était encore celui d'avant. un cocon à frontière, protégé, dans l'enfance, et je laisse, comme elle, Jane Austen me bercer.

L'histoire s'étale sous nos yeux, nous respirons les dialogues, nous nous les récitons un peu, par habitude. Surprises de découvrir toutes deux qu'on s'en souvient, qu'il peut être facile d'oublier le reste et de retourner dans ce centre chaud, au cœur du cœur, qui garde intact les souvenirs d'enfance, petite madeleines d'antan qui nous attendent. Prêtes pour le moment où nous serons à même de les accueillir, où grandir nécessitera un petit détour par cette salle sur demande des objets cachés, il y a Jane, Celine, Mickey Parade, et ma soeur et moi, qui nous renvoyons la balle.

"Ce sont ces petits compliments qui plaisent aux dames, et que je ne rechigne pas à leur transmettre, quand le moment s'y prête" dis-je en soulevant ma poitrine gonflée d'importance. "Il est fort heureux pour vous, de posséder le talent de flatter avec tant de délicatesse" elle dit, l'air sévère. Je réponds, en baissant ma tête gonflée d'importance. On rit.

Carlisle finit par arriver, une assiette dans chaque main. Nous l'ignorons, toutes à notre jeu. Il nous regarde, assis à table, impénétrable. Ses yeux, assombris depuis notre dernière pénible rencontre, s'adoucissent doucement. Il ne dit rien, attend, derrière les assiettes qui fument. On dirait presque qu'il ne veut pas nous déranger.

Lorsque le cousin entreprend la mère dans la soirée anglaise, je me lève, sans le regarder et vais chercher les plats, gouvernée par mon estomac, murmure un vague 'merci' froid et retourne m'asseoir.

Quelle soirée étrange. Nous mangeons, nous récitons, nous rions, nous nous tenons la main au rythme des notes de piano, au rythme des pas de l'homme qui vient enfin. Ses yeux dorés ne nous quittent pas. Il ne regarde pas vraiment le film, en même temps pas besoin, on le rejoue sur le canapé, la bouche pleine de son steak tellement bon putain. Il finit par sortir des dossiers, qu'il étale sur la table. Il nous écoute. C'est presque … paisible.

Après la déclaration, que nous avons psalmodier en silence, le cœur au bord des lèvres, les yeux rivés sur l'écran, nous rangeons, l'ignorant toujours. La vaisselle est faite en chanson, à l'ancienne. Ma soeur se couche. Il est toujours dans le salon. Je parcours à nouveau ce couloir, je ferme la porte derrière moi, je l'entend presque encore respirer. Je vais me coucher, toujours dans cette brume bleutée. Peut-être que demain, au lycée, à la plage, sera une belle journée ?

Mes yeux se ferment sur son visage de tout à l'heure, intense, qui me regarde depuis la table. Ses yeux semblaient encore vouloir me dire des choses. Ces yeux me parlent toujours plus que sa délicieuse bouche. C'est peut-être pour ça qu'il s'est détourné tout à l'heure, dans la cuisine, après son rire étrange. Pour se protéger, de tout ce qu'il a à me dire. L'ennui quand je suis avec toi Celia, c'est que je parle trop.

Ce soir, je n'ai rien voulu voir, rien voulu regarder de lui, mais j'ai senti. Sa tension. Ses yeux me la disaient. Elle me dérange, elle me fait penser à Elle. Elle me ramène à des questionnements d'angoisse que je ne veux pas voir. Les absents ont toujours tort. Elle a toujours tort. Je devrais surtout me demander où elle est, ce qu'elle fait, ou ne fait pas, puisqu'elle ne fait plus rien depuis des mois, puisqu'elle s'efface, rejoint les bords du tableau pour se confondre avec l'ombre qui guette. Je devrais me demander, mais il y a la peur. Tu penses connaître la situation mais tout t'échappe.

Ses phrases, si rares, ne cessaient de danser dans ma tête.

Je ferme les yeux, je ne rêve pas de lui pour une fois, mais d'Elle. Elle est là, au bout du couloir, sa larme de la veille est là aussi, étincelante, comme un avertissement. Derrière elle, où le salon devrait être, il n'y a rien, juste l'ombre, comme un mur. Le mur avance, l'ombre l'englobe doucement, elle disparaît devant moi. Je cours et je crie mais rien n'y fait. Elle disparaît, son image, déjà brouillée, s'efface, elle s'évapore dans l'ombre, pensée volatile, ombre d'une pensée, fantôme d'ombre, plus rien.

Mon propre cri me réveille. J'ai froid et je tremble. Maman, où es-tu ? Où vas-tu ? Je suis trempée de sueur. Maman.

Des pas dans le couloir, ma porte qui s'ouvre. Carlisle devant ma porte. Dans la pénombre ses yeux luisent. Il reste sur le seuil. Parodie de ces vieilles créatures des ténèbres, déguisées en amis, qui ne pouvaient entrer que si on les y invitait. Son visage est inquiet, ses yeux presque suppliants. Il murmure mon nom.

Je respire mal, je me lève doucement. Je vais vers lui, je le regarde. Son corps semble tendu, vers moi. Il veut s'approcher, mais quelque chose le retient. Le masque impassible de son visage est brisé. Ses traits trahissent une angoisse semblable à la mienne. Fantôme de la peur du noir qui m'étreint depuis mon réveil. Je le regarde, essoufflée. Je souffle, "Où est-elle Carlisle". Il ferme les yeux, exhale, il souffre. C'est tout ce qu'il sait faire. Il ne répond pas.

Je lui referme la porte au visage.

Je m'enroule dans mes draps, je pleure doucement, sans faire un seul bruit. Pour ne pas qu'il m'entende. Je me claquemure dans mon angoisse. Demain ne sera sûrement pas une bonne journée.