Au-delà des monticules, se dressaient les arbres annonçant la lisière d'une immense forêt, laquelle s'épanouissait jusqu'aux montagnes environnantes.
Les beaux-jours avaient vivifié les couleurs des paysages, reléguant le rose poudré des cerisiers au rang de doux souvenirs.
Au beau milieu de cette procession sylvestre, un mouvement furtif captura la maigre attention d'Atsushi, alors allongé sur l'épais manteau de verdure.
Le soleil déclinait à peine et, déjà, de longues nappes lumineuses léchaient le sol herbeux.
Le jeune homme se redressa et plissa les yeux pour sonder l'obscurité dorée du bois.
Entre les troncs dormants, une silhouette serpentine semblait flotter avec grâce.
Dubitatif, Atsushi se leva et esquissa un pas en avant.
Il fut aussitôt gelé dans son élan.
Tétanisés, aucun de ses muscles ne sut répondre à son courage inquisiteur. Face à lui, à moins de vingt mètres, une créature bien singulière le fixait.
Une brise froide lui laboura alors le visage.
Il parvint à déglutir et cette simple action revigora ses sens pour lui permettre de prendre ses jambes à son cou.
Les hautes herbes lui fouettèrent les mollets tandis qu'il bondissait avec une prudence hâtive, accompagné par l'aria de minuscules pierres qui roulaient et s'entrechoquaient sur son passage.
Arrivé aux pieds du sentier, prudent, Atsushi jeta un dernier coup d'œil au versant abritant l'inquiétante silhouette, puis essuya son visage trempé en tentant d'ordonner ses cheveux emmêlés par sa course folle.
Le dragon qu'il venait d'halluciner ne l'avait pas suivi.
Retourné par sa mésaventure, Atsushi se traîna jusqu'à la demeure familiale en ressassant l'image floue gravée dans sa mémoire.
Le mois de mai, et les nombreuses célébrations qui le jalonnaient, n'avait pas encore débuté qu'Atsushi se sentait déjà envahit de fatigue. D'ailleurs, à bien y réfléchir, cette fatigue suffisait à justifier le phénomène qui venait de se produire.
À cette pensée, il loua l'été qui pointait doucement avec la promesse d'un rythme décent pour l'ensemble de la famille Murasakibara, laquelle pourrait alors souffler en se concentrant sur des commandes plus ordinaires.
Chaque année, Atsushi louait ces mois propices à la paresse, à peine ponctués par l'écho de la saison des pluies et des festivals colorés qui s'ensuivaient, avant que la pâtisserie familiale ne connaisse un regain de productivité à l'approche de l'automne, pour se préparer au tumulte de fin d'année, période charnière.
Atsushi voyait également la saison estivale comme la perspective de bénéficier de temps libre pour explorer les sommets environnants, en particulier l'une des nombreuses crevasses nées au cours d'un éboulement survenu après la fonte des lourdes neiges de l'hiver précédent.
Miraculeusement placées, ces cuvettes situées à une distance de marche raisonnable, abritaient des sources chaudes jusqu'alors restées souterraines.
L'information, divulguée par un de ses amis d'enfance, lequel tentait de motiver leur petit groupe à aller y fureter, était si alléchante qu'Atsushi avait trépigné pendant un mois, curieux d'aller dénicher ce havre de paresse solitaire.
C'était d'ailleurs l'objet de la promenade avortée par l'étrange péripétie qu'il venait de vivre.
Les contours des maisons de son quartier se découpèrent sur le ciel azuré, telle une rassurante procession de phares qui sonnaient la fin de sa mésaventure et l'accueillaient en terres familières.
Atsushi entra, se déchaussa sans considération pour ses effets qu'il abandonna pêle-mêle et se courba pour s'engager dans le long couloir qui longeait la surface composant le rez-de-chaussée. Les pièces étaient ouvertes afin de ventiler l'imposante demeure, et une odeur agréable s'échappait d'un des foyers troué dans le sol de la cuisine. Des babillages étouffés lui révélèrent que sa belle-sœur était affairée aux fourneaux.
Avide d'un contact tangible pour reconnecter avec la réalité, il la rejoignit sans même s'enquérir des éventuels mets à chaparder.
En vérité, il ne percevait même plus le tiraillement perpétuel de sa gloutonnerie.
Accroupie près de l'âtre, la jeune mère surveillait la cuisson du riz tout en veillant à la sécurité de ses deux enfants en bas âge, alors tenus occupés par de petites balles ouvragées.
Atsushi entra lourdement pour s'avachir aux côtés de son neveu et de sa nièce.
Soulagée par la perspective d'être enfin secondée, sa belle-sœur le salua depuis son poste de travail. Nimbé d'indifférence, le jeune homme lui répondit en marmonnant une brève formule de politesse, avant de se calfeutrer dans le silence.
La fillette qui s'amusait non loin fit alors rouler sa balle dans la direction d'Atsushi. L'objet ricocha contre son genou pour rebondir et finir sa course à une distance raisonnable. Bras tendu, Atsushi s'empara du superbe jouet et le renvoya à sa propriétaire.
Prise au jeu, la petite gigota avec entrain et tapa dans ses mains.
Déterminée à poursuivre l'échange, elle réitéra l'envoi, heureuse d'avoir trouvé un partenaire de jeu, alors que son grand-frère était assis non loin, trop occupé à contempler sa balle pour s'enquérir de sa cadette.
Le regard égaré dans le vide, Atsushi se plia machinalement à l'exercice.
Perdu dans ses pensées, il tentait toujours de comprendre ce qu'il venait de vivre.
Si dans un premier temps, accuser la fatigue lui avait paru être la solution la plus sensée, il commençait à mesurer la possible matérialité de cette rencontre. Devait-il interpréter cela comme un signe bénéfique, à l'instar de ce qui était énoncé par les croyances populaires ?
Où, à l'inverse, étaient-ce les prémices d'un mal inconnu ?
Pétrifié par la paranoïa qui s'infiltrait doucement, il se renfrogna. Malgré sa nature légère et sa tendance à rêvasser, Atsushi n'avait jamais expérimenté de peurs irrationnelles.
Assis en tailleur, profil voûté, le jeune homme fixait la balle d'un air ahuri depuis presque trois minutes pendant que la fillette chouinait en trottinant vers lui.
Excédée par ces pleurs, la jeune mère interpella son beau-frère depuis son poste aux fourneaux :
— Acchan !
Atsushi s'effraya en silence.
Un long spasme secoua son immense corps.
Hébété, il tourna brusquement la tête en direction de sa belle-sœur, puis dévia aussi vite pour rencontrer le regard humide de sa nièce. Celle-ci était désormais collée contre lui et tendait ses minuscules mains en direction de la balle, restée captive des longs doigts de son oncle.
Il marmonna un ersatz d'excuse et lui rendit son jouet, tandis que la femme en cuisine lui adressait un regard de cendre.
La paresse et l'indifférence de son beau-frère l'irritait chaque jour davantage. Or, même en l'absence de ses pairs, elle n'osait lui adresser le moindre reproche.
Son avertissement lui avait au moins permis de le secouer, et, dos tourné, elle l'écouta jouer avec les enfants.
Petit à petit, la bâtisse reprit vie, alors que chacun des membres y revenait, soulagé d'avoir quitté les cuisines et la boutique de la pâtisserie familiale.
Gratifiés des invendus à consommer dans la journée, le repas s'acheva sur de multiples notes sucrées tandis que les enfants étaient conduits vers leurs lits.
La demeure se drapa de calme pour ne laisser place qu'à de simples échanges de banalités.
Malgré son indifférence quant aux trivialités partagées par ses pairs, Atsushi était resté à leurs côtés, ancré sur les tatamis. Des sentiments contradictoires continuaient de le bousculer et l'écoute passive des conversations de ses proches suffisait à anesthésier une partie de ses frayeurs.
Il fut tiré de sa rêverie par sa grand-mère, laquelle le sollicita afin qu'il sorte tirer de l'eau pour la dernière tournée de thé.
La rue bénéficiait de rares éclairages publics et le bassin de réception au pieds du puits s'était mué en miroir sombre qui capturait la moindre réflexion. Une odeur de terre humide parfumait l'air et, visage concentré, Atsushi tira l'eau nécessaire, tombant nez à nez avec son double dont le reflet vacillait dans le baquet métallique.
Cheveux rabattus sur ses traits et sourcils froncés par le tourment, il s'égara quelques secondes pour étudier la silhouette chancelante. Malgré son inexpressivité, la forme fantomatique demeurait humaine, et cette pensée lui fut presque rassurante.
Captif de l'appréhension sourde nourrie par sa rencontre sylvestre, Atsushi frissonna en s'imaginant des pairs d'yeux dissimulées dans la nuit. Les doigts crispés sur la hanse du seau, il se retourna à plusieurs reprises en scrutant chaque recoin.
Voilé d'un calme plat le quartier ronflait et, étonnement, ni daim ni renard ne paraissait y fureter. Se ressaisissant, le jeune homme déglutit et soupira, avant de s'engouffrer dans la maison, à l'abri du monde extérieur et de ses nuisances.
Couché sur son futon disposé à l'étage, Atsushi fut incapable de trouver le sommeil.
L'air de la pièce se faisant dense. Une lourdeur suffocante qui contaminait chaque élément, du mobilier aux occupants. La respiration agitée des aïeux, endormis à quelques mètres d'Atsushi, formait un bourdonnement crispé qui écorchait sa maigre patience.
Les infimes craquements de la charpente, les bruissements des tissus, le vent qui sifflait en faisant vibrer les panneaux de bois et les pleurs d'un enfant, plus loin, au fond de la bâtisse, ponctuèrent ce concert dissonant.
Désespéré par la progression nocturne, le jeune homme se retourna avec lourdeur. Loin d'améliorer ses facultés d'endormissement, il se lamentait en imaginant un lendemain dont la journée de travail serait ternie par le manque de sommeil.
Allongé dans ses draps, Atsushi ne souhaitait rien de plus que disparaître.
Fuir.
Se trouver un havre de paix, loin de l'agitation humaine, loin de ses obligations quotidiennes. Pouvoir disposer d'une once de solitude, à cent lieues de cette chambre partagée qui l'ennuyait, hors de cette configuration infantilisante qui titillait son profond sens de la justice.
À l'instar de leurs parents, son frère et sa belle-sœur disposaient d'un espace privé. Alors pourquoi, à presque vingt ans, Atsushi était-il le seul à devoir encore partager ?
Cadet de cette grande famille, la solitude était un sentiment qui lui avait toujours fait défaut. Cela se traduisait notamment par ses échappées bucoliques.
Les hauteurs de la ville étaient faciles d'accès et plusieurs espaces dégagés offraient la paix requise pour une sieste improvisée. Les rares promeneurs respectaient l'ataraxie des dormeurs, et, parfois ses amis d'enfance se joignaient à ces séances d'explorations teintées de paresse.
Bien que d'apparence inoffensive, la vision aperçue en fin d'après-midi lui laissait un gout amer, et il ne pouvait s'empêcher de l'associer à une sorte d'avertissement.
Accablé de mélancolie, mais englué par la fatigue, Atsushi demeura immobile sur son futon jusqu'au petit matin.
