Regarder Delleb et sa mère s'éloigner entre les monolithes avait été la pire expérience de sa vie.
À chaque pas qu'elles faisaient, Ilinka avait envie de les poursuivre, de leur hurler de l'attendre. De ne pas l'abandonner. Mais elle était restée à côté de la prêtresse, et ni Rosanna, ni Delleb ne s'était retournée une seule fois.
Lorsqu'elles eurent disparu entre les stèles, l'antique reine posa une main douce, mais ferme sur son épaule.
« Viens ma sœur, une longue route nous attend. »
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« Où est Ilinka ?! » demanda-t-il, une abominable impression de déjà-vu lui broyant les entrailles.
Rosanna eut un geste apaisant.
« Markus, tout va... »
« Où est ma fille ?! » rugit-il, furieux.
Son humaine tenta de s'interposer, afin de l'empêcher de rejoindre la Porte derrière elle. Il l'écarta sans peine, ignorant ses appels au calme.
Jamais il n'aurait dû laisser Ilinka partir pour ce monde maudit ! Comment avait-il pu croire qu'une chose pareille n'arriverait pas ?!
Deux chevrons étaient déjà engagés, trois de plus en cours, lorsque la pensée s'infiltra en lui, aussi inévitable qu'un tsunami. « Stop. »
Il se figea, incapable de lutter contre l'ordre, les doigts tremblant au-dessus du sixième symbole.
Frémissant de rage, il déversa toute sa haine et toute sa hargne sur la reine millénaire qui, d'une simple pensée, le paralysait.
« Arrêtez, Markus. La dernière chose dont Ilinka a besoin, c'est de découvrir à son retour que le déviant qu'elle considère comme son père est mort de la plus stupide des manières. »
Ilinka était SA fille. Il était SON père. Il n'y avait pas de considération à avoir !
Delleb émit un soupir audible dans son dos.
« Peu importe... Traverser cette Porte n'aura d'autres conséquences que votre mort... et je dois malheureusement admettre que malgré le peu d'estime que je peux avoir pour votre personne, ça n'aurait aucun bénéfice, pour personne... »
« Laissez-moi partir, Delleb ! La dernière fois que vous avez emmené Rosanna sur cette maudite planète, vous l'avez abandonnée à moitié brisée sur un autre monde ! » grinça-t-il, sa langue comme du plomb dans sa bouche.
« Et cette fois, je vous l'ai ramenée en parfaite santé. Arrêtez de gémir ! » s'agaça la reine, les griffes de son outrage blessant son âme.
« Et Ilinka ? Où est Ilinka ?! » gronda-t-il, vaguement conscient que, plantée devant lui de l'autre côté du DhD, son humaine tentait de lui dire quelque chose depuis un moment déjà.
« En sécurité, comme Rosanna Gady ne cesse de vous le répéter depuis tout à l'heure ! »
Faute de nouvelle commande, les symboles s'éteignirent et les chevrons se désactivèrent.
Il cessa de lutter. Tant que Delleb tiendrait ainsi son esprit, il était impuissant. Ce ne fut que lorsqu'il eut reculé de plusieurs pas qu'elle relâcha son emprise.
« Vous le neutralisez à vue s'il s'approche à moins de cinquante pas de la Porte. » lança-t-elle à la demi-douzaine de gardes en poste autour de l'anneau, qui opinèrent d'un garde-à-vous.
« Il est coriace et têtu, utilisez vraiment toute la force non-létale nécessaire pour le faire. » renchérit Rosanna.
Nouveau salut, qu'il agrémenta du sentiment de trahison que tout cela lui inspirait. Son humaine lui offrit un sourire qui ne le réconforta pas du tout.
« Viens, je vais t'expliquer ce que je peux, d'accord ? » lui offrit-elle en même temps que sa main.
S'il dédaigna cette dernière, il consentit à la suivre. Quel autre choix avait-il ?
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« Debout, les limaces ! » plus que l'appel, ce fut le brusque tiraillement sur les pans de son manteau afin de le jeter à bas de sa couchette qui le réveilla.
Avec un grognement, Zen se redressa, écartant les mèches qui lui tombaient dans les yeux.
« Kek'y s'passe ? » baragouina-t-il, constatant qu'aucune alarme ne retentissait.
Farl'kym et Sol'kan finirent de réveiller les derniers dormeurs avant de répondre.
« On organise un tournoi dans le hangar quatre. C'est votre jour de repos. Pas question que vous restiez à ne rien faire, bande de paresseux ! »
« Ben justement... un jour de repos... ça sert à se reposer... » marmonna-t-il en se redressant.
« Attends de voir le prix avant de renoncer, Minus. » répliqua Sol'kan, le poussant vers la sortie avec deux-trois autres.
Zen'kan n'opposa pas plus de résistance et suivit le mouvement. Malgré des manières plutôt brutales, il était incontestable que le commandant Bibkal'mar et son équipage travaillaient l'esprit de corps et, depuis qu'il était arrivé sur la ruche en compagnie de ses frères aînés, on n'avait cessé de leur faire sentir qu'ils faisaient partie du personnel de bord, mais aussi et surtout de la ruche de Silla. Ils étaient traités comme les novices qu'ils étaient, mais plus comme des larves agaçantes et dérangeantes. C'était agréable et valorisant.
Et plus encore que lui, c'était la dernière couvée de Silla qui avait été surprise de ce changement de traitement. Les jeunes guerriers avaient été perdus quand, au lieu de leur hurler dessus d'aller s'enfermer dans leurs quartiers à la fin d'un service, ils avaient été invités à participer à la vie du vaisseau, joignant entraînement, joutes et autres menues tâches qui occupaient les guerriers en dehors de leurs gardes. Si lui rejoignait volontiers les entraînements et autres affrontements amicaux, il déclinait poliment la plupart des jeux de société, trop tactiques et compliqués pour lui.
Par contre, parce que ça lui occupait les mains, et lui rappelait le temps lointain des heures passées à assister Markus dans son atelier de tannerie, il avait commencé à apprendre auprès de la demi-douzaine d'humains faisant office de couturiers et lavandiers à bord comment travailler le cuir.
S'entraînant sur des chutes de cuir trop petites pour pouvoir encore servir à raccommoder des uniformes, il s'était confectionné un ou deux bracelets tressés, et une vaine tentative de sacoche qui, trop informe pour être portable, lui servait à présent de vide-poche dans son casier.
Aujourd'hui, la couture ne semblait pas au programme, alors qu'ils rejoignaient une centaine de personnes, wraiths comme humains, réunis dans un hangar en queue de la ruche.
Constatant que plusieurs épreuves étaient visiblement prévues, il prit le parti de s'échauffer un peu, en attendant que les « hostilités » soient officiellement lancées. Ce qui ne tarda pas, après qu'une vingtaine supplémentaire de participants et spectateurs les aient rejoints.
Suul'reyn, le second du commandant Bibkal'mar, sauta agilement sur une grosse caisse disposée presque au centre du hangar et imposa le silence d'un geste élégant.
« Aujourd'hui, nous allons tester la rapidité, l'agilité, mais aussi... (Il se tapota la tempe.) La ruse de nos guerriers ! Chaque participant pourra courir deux fois ! Mais attention, à chaque passage, les obstacles qui leur feront face seront différents ! » lança-t-il à la foule – qui rugit avec enthousiasme. « Et pour les motiver, voici le prix ! » poursuivit-il, faisant signe à un homme qui grimpa un peu maladroitement sur une caisse voisine. « Le gagnant pourra passer la nuit avec Mille-doigts... (Suul'reyn laissa le suspens monter un peu.) ...dans une chambre d'officier... Qui a une salle de bain privative... »
Il était évident quel rôle l'humain était censé tenir au cours de cette soirée. Zen'kan haussa les épaules. Ça ne l'intéressait pas un seul instant. L'idée d'un vrai lit et d'une douche chaude, en revanche...
« Et pour ceux qui ne désirent pas monter un humain... sachez qu'il est infiniment doués de ses... dix doigts... »poursuivit le second. « Quoi de mieux qu'un merveilleux massage après un combat ardu ? »
Acquiesçant dans son coin, Zen'kan dut convenir que c'était effectivement intéressant.
« Alors, qui veut concourir ? » rugit Suul'reyn.
Avec moins d'enthousiasme que le guerrier à côté de lui, il leva la main.
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« On va s'arrêter ici pour la nuit. » statua la prêtresse, alors qu'elles traversaient une petite clairière.
Ilinka détailla le sous-bois clairsemé, et frissonna d'avance.
La prêtresse l'avait forcée à revêtir une robe grise similaire à la sienne, douce et fluide, mais terriblement légère, ne lui laissant conserver que le pendentif de bois que Zen lui avait offert.
Il ne faisait pas encore sombre, et il faisait déjà froid. Elle allait geler cette nuit. Ayant probablement lu dans son esprit, la reine sourit.
« N'aie pas peur. Tu dois te sentir perdue dans cette forêt, si loin de toute technologie. Mais nous n'avons jamais eu besoin de vaisseaux ni de toutes ces choses infiniment compliquées pour survivre. Tu vas apprendre à chasser pour te nourrir, et à faire du feu pour te chauffer... Tu verras, tout ira bien. »
Le terme « chasser » la fit tiquer, mais la reine écarta son inquiétude d'un grondement amusé.
« Je ne parle d'humains... Tes schiitars ne sont pas encore correctement ouverts, ce serait du gâchis. »
Ilinka ne chercha pas à dissimuler son soulagement.
« Mais commençons par t'apprendre à faire un feu. Pour ça, il te faut du bois. Mais pas n'importe quel bois. Il faut qu'il soit bien sec. »
« Heu... Je sais faire un feu... » bredouilla-t-elle.
La prêtresse la fixa, dubitative.
« Ah, vraiment ? »
« Oui, je n'ai aucune idée des plantes ou animaux comestibles sur cette planète, mais empiler du bois sec et l'allumer, ça je sais faire. »
La reine eut un rauquement amusé.
« Si tu le dis... Occupe-toi donc du feu, je vais te trouver quelque chose à manger. » répondit cette dernière, disparaissant entre les troncs.
Ce ne fut que lorsqu'elle fut partie qu'Ilinka réalisa qu'elle n'avait aucun outil, pas même un couteau pour l'aider dans sa tâche.
Avec un soupir, elle se mit tout de même en quête de bois sec pour le feu, ainsi que d'un substitut d'amadou. Elle n'était pas sûre d'être capable d'allumer une flamme avec ce qu'elle pourrait trouver, mais au moins elle pouvait construire le foyer et entasser assez de bois pour la nuit !
Au bout d'une grosse heure de travail et dans les dernières lueurs de soleil, elle acheva d'empiler proprement ses branches et, une grosse pierre ronde à la main, une autre plate en guise d'enclume, elle se mit en devoir de briser un gros caillou qu'elle soupçonnait être du silex en morceaux utilisables. La roche éclata sans peine, et elle eut bientôt plusieurs morceaux assez petits pour tenir dans sa main.
En les frappant ensemble, elle en tira quelques étincelles, et avec un grondement réjoui, s'employa alors à préparer son allume-feu, empilant soigneusement les brindilles et le petit bois en un nid susceptible de s'enflammer à la moindre escarbille.
Il lui fallut un moment pour y parvenir, bataillant tant avec sa jupe que ses cheveux, de crainte de les voir s'enflammer, avant qu'elle n'arrive à une flammèche stable qu'elle osa transférer au cœur de son foyer.
A quatre pattes devant, elle souffla doucement dessus, l'aidant à prendre puis, lorsque le feu naissant enflamma quelques branchettes, elle se redressa, se souciant plus d'alimenter la flammèche avec le bon carburant au bon moment tout en lui évitant un coup de vent fatal.
Bientôt, une belle flambée illuminait la clairière et, plutôt satisfaite d'elle-même, elle s'assit devant avec ses silex fraîchement brisés, savourant la chaleur, et s'amusant à tenter d'obtenir un bord franchement tranchant avec l'un des éclats.
Finalement, alors que la vie nocturne de la forêt s'éveillait, pleine de bruits inconnus, la prêtresse revint, un drôle d'oiseau marron à la main.
En guise de salut, elle lui offrit un regard sincèrement surpris – en bien – à la vue de son feu.
« Comment l'as-tu allumé ? » s'enquit-elle, s'accroupissant à côté d'elle et commençant à plumer sa proie avec dextérité.
« J'ai trouvé du silex, par là-bas. » expliqua l'adolescente, désignant la direction de l'éboulis qu'elle avait découvert à quelques centaines de mètres.
La reine détailla son feu et la provision de bois voisine.
« Ton foyer est bien construit, et il y a assez de bois pour la nuit. Je suis surprise que tu saches faire une telle chose. »
« Mes parents m'ont appris. »
La reine sembla songeuse.
« Et que t'ont-ils appris d'autre ? »
« Beaucoup de choses... A chasser, à suivre une piste – même si je ne suis pas aussi douée que Zen'kan –, un peu à tirer à l'arc, à m'orienter en forêt... Toutes sortes de choses utiles... »
« En effet... Beaucoup de choses utiles... Et des savoirs bien rares de nos jours. Surtout parmi nos semblables. » approuva la reine.
Ilinka haussa les épaules.
« Ils ont été coureurs... et mon père est traqueur... Je suppose que ça aide. »
La prêtresse eut une mimique amusée.
« La Grande Mère en soit remerciée, Elle a veillé à ce que tu sois élevée par un mâle qui ne soit pas parfaitement ignare et incapable, et qui puisse t'enseigner quelques notions pratiques. Je m'attendais à ce que tu sois une de ces petites princesses protégées, qui n'ont même jamais essuyé leurs propres fesses. » siffla-t-elle, ponctuant ses mots de touffes de plumes arrachées et jetées au vent. « Je me suis trompée, et j'en suis ravie. » conclut-elle, retournant la volaille d'un geste sec.
Le dédain de la prêtresse pour leurs congénères et la civilisation moderne était flagrant. Son appréciation pour les compétences de son père – qui étaient généralement les plus moquées par les autres – était surprenante, mais agréable, et malgré tout le dégoût que lui inspirait la fonction de cheffe d'un culte sanguinaire, Ilinka se surprit à apprécier la prêtresse et sa franchise.
« Et est-ce que ton père t'a appris à vider une bête ? » demanda cette dernière.
« Oui, mais seulement des animaux terrestres. Je ne sais pas s'ils sont faits pareil en dedans... »
« Un oiseau est un oiseau. Tiens, prends ma dague et montre-moi. »
Attrapant la lame d'obsidienne que lui tendait la prêtresse, Ilinka obéit, s'appliquant sous son regard pénétrant.
Une fois l'animal proprement vidé et embroché sur une longue baguette, puis mis à griller, le silence retomba.
Au bout d'un long moment, Ilinka n'y tint plus.
« Je ne sais même pas comment vous vous appelez. » lança-t-elle, espérant ne pas fâcher la reine qui la fixait, accroupie non loin.
« Oh, je n'ai plus de nom depuis longtemps. Nos sœurs m'appellent la Reine-sans-nom ou la prêtresse de la Grande Mère. Et toi, quel est ton nom ? »
« Ilinka Lanthian-Gady. Pourquoi vous n'avez plus de nom ? »
« Lanthian... comme nos bourreaux ? C'est intéressant... J'ai abandonné mon nom, comme tout le reste, lorsque je suis entrée au service de la Déesse. Pourquoi Lanthian ?»
« C'est le nom de famille que mon père a reçu quand il est venu sur Terre... Et comme j'ai le nom de famille de mon père et de ma mère, ça donne Lanthian-Gady, »
« Mais ce n'est pas le nom de sa ruche ? »
« Non, il est de la ruche de Silla. »
« Alors pourquoi pas Ilinka de Silla-Gady ? »
« Parce que je ne suis pas de la ruche de Silla ! » s'écria-t-elle.
« Pourtant, c'est sur ce trône que tu es censée t'asseoir, non ? » demanda la Reine-sans-nom sans malice.
Elle s'affaissa un peu.
« Je sais que c'est ce que tout le monde attend de moi... »
« ... Mais tu ne veux pas. » poursuivit pour elle la reine.
Ilinka opina piteusement. La prêtresse la fixa longtemps, semblant voir bien au-delà de son âme même.
« Es-tu consciente que Delleb et l'humaine t'offrent sur un plateau d'aligate ce pourquoi tant de nos sœurs sacrifient tout sans pitié ? »
Elle hocha une fois encore la tête.
« Je sais, et je ne comprends pas pourquoi elles le veulent tellement. Je n'arrive même pas à le concevoir. C'est tellement de responsabilités... Tellement de devoirs... Qui peut avoir envie d'avoir le destin de milliers de gens entre ses mains ? »
« Ne vois-tu pas le pouvoir ? La puissance ? N'avoir aucune limite à ta volonté ? »
« Pfff... Quelle puissance ? Quel pouvoir ? Le pouvoir de tuer des centaines d'innocents juste en prenant la mauvaise décision ? La puissance de ruiner des milliers de vies en un instant ? Quel enfer ! »
« Les tiens pourraient être à l'abri de tous les dangers et de toutes les peines... » susurra la Reine-sans-nom.
Ilinka ne put retenir un gloussement cynique.
« Je ne veux pas vous manquer de respect, mais je sais pas si vous êtes au courant de comment les Ouman'shii sont perçus ? On est basiquement vus comme de grands tarés qu'il faut éliminer à tout prix. Wraiths, humains... La moitié de la galaxie nous déteste, et l'autre moitié nous en veut, juste parce qu'on existe. Et ça, ça ne changera pas, que je sois sur le trône de Silla ou pas... Mes parents ont commencé un combat qui n'est pas près de se finir... »
« Si ce n'est pas cela que tu désires, que désires-tu ? »
Retournant la viande avec un gros soupir, l'adolescente réfléchit.
« Je... je sais ce que je ne veux pas, mais je ne sais pas ce que je veux. »
« Voilà qui est une réponse sage... Et peut-être que ton séjour ici, sur Iridia, t'apportera quelques réponses... »
« D'ailleurs, vous m'emmenez où ? »
La femelle sans âge n'eut qu'un énigmatique sourire pour toute réponse.
