Il ne se rappelait plus son nom.
Il l'avait connu, pourtant. Mais maintenant, c'était sur le bout de sa langue, et il n'arrivait pas à se le remémorer. Il avait comme l'impression que c'était important.
Il avait comme l'impression d'avoir oublié beaucoup de choses, depuis que la douleur était apparue. Maintenant, celle-ci s'en était allée, mais ce qu'il avait oublié n'était pas revenu.
Il savait qu'il aurait dû être contrarié, même furieux à cause de ça, mais dans la chaleur de sa prison, c'était difficile de s'en soucier.
Deirdre se sentait prête à sauter au plafond – non, à s'envoler dans le ciel comme un ballon dans un beau ciel très bleu.
Enfin, après tous ces mois, elle tiendrait son fils dans ses bras, elle s'extasierait devant sa beauté, elle le dorloterait sans merci. Ça avait été si long d'attendre, même si elle venait tous les jours s'installer auprès du cocon pour lui parler, d'elle et d'Owyn, de la chambre qu'elle avait préparée, des derniers potins scandaleux de la Cour.
Sa Majesté avait approuvé, disant que sa voix aiderait son enfant chéri à retrouver ses repères plus facilement. Tout pour aider son fils !
« Deirdre, essaie au moins de suivre » grogna Owyn – son pauvre mari, il avait bien de la patience envers elle, n'est-ce pas ?
« C'est ce que je fais » répondit-elle joyeusement. « Tu as le couteau ? »
Il exhala longuement par le nez mais ne lui dit rien, se contentant de lever la lame pour la lui montrer avant de s'avancer vers le cocon pour le fendre sur toute la longueur d'un geste précis et assuré.
Un fluide visqueux quelque peu jaunâtre suinta de la plaie infligée au cocon tandis que celui-ci se dégonflait et désagrégeait, ne laissant bientôt derrière que quelques lambeaux rouge sombre gluants et un occupant frissonnant de se retrouver exposé à l'air libre.
Les cheveux du garçon – plaqués tout contre son crâne par leur exposition prolongée à l'humidité – avaient poussé jusqu'au creux de ses reins, le dotant d'une superbe crinière plus obscure que les ailes de minuit. La porcelaine de sa peau avait pâli, désormais plus comparable à de la neige qu'à autre chose. Quand à son visage, celui-ci avait perdu la simple beauté d'un humain pour gagner le charme irréel quelque peu inquiétant d'un Sidhe.
En résumé, il était la perfection même.
Un immense sourire aux lèvres, Deirdre s'avança à son tour pour recouvrir son fils d'une épaisse couverture, frictionnant ses membres pour le réchauffer, se penchant au-dessus de lui au point d'effleurer son oreille de sa bouche.
« Bienvenue au monde, Liam. »
Ses paupières pesaient comme du plomb, de même que la couverture déposée sur lui. Il gisait sur le dos, incapable de remuer le moindre muscle.
Il n'en avait même pas envie. Ce lit était bien trop confortable.
Une minute – un lit ? Depuis quand avait-il quitté son étroite prison ? Il ne se rappelait qu'une brève sensation de froid et…
Au prix d'un effort inhumain, il entrouvrit les yeux.
De la lumière, faible mais définitivement là. Il avait bel et bien quitté sa prison. Il était… il était dans une chambre à coucher, il distinguait vaguement une armoire, une bibliothèque, une étagère vide accrochée à un mur couleur de bleuet.
Est-ce que… c'était sa chambre ? Il ne ressentait aucune familiarité avec le lieu, et cela faisait naître une boule d'angoisse au niveau de son plexus solaire.
« Ah, tu es réveillé ? C'est bien ! »
Il tourna lentement la tête. A son chevet se trouvait une femme qui ne pouvait pas être humaine : un être humain ne pouvait pas avoir un teint d'une telle pâleur mortelle qu'il en tirait sur le gris, une chevelure semblable à de l'argent entretissé de neige, des yeux aux pupilles de chat luisant comme du mercure.
Et son visage – il eut un mouvement de recul. La peau était trop lisse, les yeux un peu trop grands, ses lèvres bleuies s'étiraient un peu trop largement pour dévoiler des dents si blanches et régulières qu'elles auraient dû être artificielles.
Mais sa voix – il connaissait cette voix.
« Mère ? » lâcha-t-il sans réfléchir.
La femme parut sur le point de s'évanouir, et son sourire s'élargit de plus belle, remontant sur ses joues d'une manière impossible pour qui n'avait pas reçu un sourire façon Glasgow.
« Oui, c'est moi » déclara-t-elle, radieuse. « Comment te sens-tu, mon doux ? »
« Je… Qui suis-je ? »
Il fallait qu'il sache. Il lui fallait des réponses.
« Tu es Liam. Notre fils, à moi et Owyn. »
Liam. Le nom résonnait de manière étrange dans son esprit. Il s'agissait bien de son nom, et en même temps, ça ne l'était pas. Ça aurait dû être… ça aurait dû être quoi ? Une histoire de lion. Ou d'étoile. Il ne savait plus.
Levant une main tremblante pour se la passer sur la figure, il se rendit soudain compte qu'il était absolument dégoûtant. Enfin, pas vraiment, mais il se sentait crasseux.
« Je… j'aimerais me laver » parvint-il à croasser.
« Mais bien sûr, mon doux ! Laisse-moi t'aider ! »
Il aurait bien voulu la repousser, mais ses membres étaient trop faibles pour ça, ou bien elle était trop forte pour lui, toujours est-il qu'elle le souleva pour quasiment le porter jusqu'à la salle de bains attenante – entièrement dallée de carreaux blanc et bleuté, une pile de serviettes proprement rangée dans une alcôve, une vasque au-dessus de laquelle était suspendu un miroir et une baignoire assez large pour deux.
Tandis que la femme s'occupait de remplir la baignoire, il surprit son reflet dans le miroir.
Il avait le même teint à la pâleur grisâtre, les mêmes lèvres bleuies qui se retroussèrent de manière alarmante lorsqu'il en étira la commissure à l'aide de ses doigts étrangement longs. Ses yeux aussi luisaient de l'éclat du mercure, bien que de manière plus atténuée. Il semblait qu'elle ne mentait pas en se déclarant sa mère.
Pour le reste… Il avait son front et la forme de ses yeux, peut-être aussi son menton, mais il ne reconnaissait aucun autre trait de la femme dans son visage. Il ne se reconnaissait pas dans ce visage à la structure trop symétrique, aux sourcils trop semblables à un trait de maquillage, encadré par de lourdes mèches si noires qu'il les avait tout d'abord crues bleues.
Qui était ce Liam auquel ce visage était sensé appartenir ?
« Et voilà ! Viens faire trempette, mon chéri ! »
Plongé dans ses réflexions, il n'opposa aucune résistance à la femme lorsque celle-ci entreprit de lui ôter sa chemise de nuit et de le pousser dans l'eau.
Les oreilles d'Owyn résonnaient encore des paroles de sa Majesté alors qu'il pénétrait dans le vestibule de la maison.
Pour le prochain solstice d'hiver… Les pouvoirs des Ténèbres seront à leur apogée… Une excellente date pour un évènement si joyeux.
C'était trop tôt. Il avait beau savoir que son fils de fraîche date se devait d'épouser son Altesse et de prendre ses responsabilités en tant que Consort le plus vite possible, le prochain solstice hivernal aurait lieu dans moins d'un an. Il n'y avait tout bonnement pas assez de temps pour préparer correctement Liam !
Penser au garçon provoqua un étrange serrement au niveau de son estomac. Un fils. Il avait un fils, maintenant.
Le gloussement de Deirdre attira son attention sur une porte entrebâillée – la porte de la chambre aménagée exprès pour Liam. Owyn redressa les épaules et poussa le battant.
Assis sur le lit et emmitouflé dans une robe de chambre, Liam fixait le mur, laissant Deirdre démêler son interminable torsade noire de cheveux à petits coups de brosse. Owyn se laissa aller à contempler brièvement la scène avant de se décider à en rompre le charme.
« Deirdre, tu sais qu'il n'a pas fini de récupérer. »
Deux paires d'yeux vif-argent frangés de cils épais se dardèrent sur lui, celle de Liam remplie de confusion et d'appréhension, celle de Deirdre d'une vague irritation.
« Il vient de prendre un bain » rétorqua-t-elle, tordant la bouche en une moue boudeuse. Tu comptais le laisser mariner dans sa crasse, peut-être ? »
« J'aimerais seulement te rappeler de ne pas le faire courir à droite et à gauche comme un poulet sans tête, même si c'est ce à quoi tu t'amuses constamment » nuança Owyn.
« Vraiment ? Te l'ai-je déjà fait ? »
« L'écharpe de ta mère. Et ce Cat Sith à la fourrure rouge. Et les pommes du jardin de Nuada. Et aussi… »
« Ah, tu ne t'ennuies jamais avec moi, n'est-ce pas, mon chéri ? » soupira tendrement Deirdre.
Liam avait suivi leur échange en silence, ses prunelles de mercure passant de l'un à l'autre, comme pour déterminer le niveau de menace qu'ils représentaient.
« …Qui êtes-vous ? »
C'était étrange, d'entendre sa propre voix sortir de la bouche de Deirdre, de voir ces yeux qu'il connaissait si bien le mesurer avec incertitude.
« Mais c'est ton père, voyons » déclara Deirdre d'un ton indulgent tout en posant sa brosse pour ramasser l'épaisse crinière minuit en un catogan qu'elle noua d'un ruban de soie crème.
« Ah ? » souffla Liam, plissant le front, visiblement pas convaincu.
Rien d'étonnant à ce que le garçon soit perdu. Les changelins avaient toujours besoin d'une période d'ajustement. Et celle de Liam serait si courte que mieux valait passer tout de suite au vif du sujet.
« Nous avons beaucoup de choses à nous dire, fils. »
