« Pour commencer, que sais-tu des Sidhes ? »

Installé dans un fauteuil qu'il avait traîné en face du lit, l'homme rappelait à Liam un léopard en chasse. Ce n'était pas seulement à cause des prunelles fauves qui engloutissaient presque ses globes oculaires, ne laissant aucune place au blanc : l'homme avait aussi un nez façonné de telle sorte qu'il ressemblait irrésistiblement à un museau de félin, de courtes griffes acérées en lieu et place d'ongles, et s'il ouvrait un peu plus grand la bouche, le garçon avait la certitude qu'il y découvrirait des crocs.

Pour le reste, il avait la même stature longue et affinée que Liam, les mêmes pommettes et la même mâchoire, la même crinière bleutée à force de noirceur recouvrant ses épaules puissantes. Autant d'indices indiquant leur lien de parenté.

Son père. Pourquoi ne ressentait-il aucune affinité, aucune connivence avec cette créature ? Liam ferma les yeux.

« …Il y a deux Cours. La Cour d'Été et la Cour d'Hiver, gouvernées par les Reines. Elles n'aiment pas se mêler aux affaires des humains. »

Le mot humain laissait un écho indéfinissable dans sa bouche, presque doux-amer. Comment pouvait-il éprouver de la nostalgie ? Il n'était pas humain.

L'homme-léopard jeta un regard indéchiffrable à la femme.

« Tu ne lui as dit que les bases ? »

« Je ne m'y connais pas en subtilités, tu le sais pourtant, mon chéri » protesta-elle sans trace de remords.

Son mari renifla, un son qui tenait presque du grondement.

« Parle-moi des Reines » ordonna-t-il, visiblement pour Liam bien que son regard refusât de quitter la femme.

« Elles sont toujours trois à régner sur l'une des Cours. La reine d'antan, la reine en titre et la reine à venir. Elles se succèdent depuis la formation des Royaumes féeriques. Quand elles commandent, leurs sujets doivent obéir, et le seul à pouvoir objecter est leur Consort. La reine en titre de la Cour d'Hiver se nomme… »

Liam sursauta lorsque la main glaciale de la femme se plaqua sur sa bouche, faisant naître une décharge électrique au niveau de ses lèvres.

« Ne dis pas son nom » souffla-t-elle directement dans son oreille. « Appelle-la sa Majesté, ou la Reine. Si tu profères son nom, elle l'entendra. »

Liam avala sa salive tandis qu'elle ôtait sa main. L'homme-léopard semblait nerveux – le garçon aurait juré que sa chevelure léonine s'était dressée sur sa tête, rien qu'un tantinet.

« Si tu tiens à la vie et à ton esprit, évite de contrarier les reines à tort et à travers. Le Clairvoyant et les Consorts seuls détiennent ce droit, et tant que tu n'auras pas épousé son Altesse, tu demeures aussi vulnérable face à leur colère que nous. »

Le cœur de Liam se jeta tout à coup contre sa cage thoracique. Mariage. Lui. Avec une des reines. Quoi ?

« Je vais me marier ?! »

Ça ne sonnait pas plus rationnel éructé à l'air libre qu'entre les confins de sa boîte crânienne. Preuve de sa stabilité mentale douteuse, la femme rayonna.

« C'est fantastique, non ? Et à son Altesse, en plus ! Tu va devenir l'une des neuf personnes les plus puissantes de la Cour ! N'est-ce pas délicieux ? »

Liam n'aurait certes pas choisi ce terme, il lui aurait de lieu préféré épouvantable ou encore horrifiant. S'il était bien certain d'une chose, c'était de ne pas vouloir se retrouver propulsé à la première place. Il ne l'avait jamais voulu, ça avait toujours été pour Siri…

Une minute… Qui est Siri ?

« Les noces seront célébrées au solstice d'hiver, ce sera à ce moment que les pouvoirs de la Cour seront à leur apogée » dévoila l'homme-léopard. « Parfait pour l'intronisation d'un nouveau prince consort, mais cela ne nous laisse que neuf mois pour te préparer, ce sera loin d'être facile… »

« Prenez quelqu'un d'autre » laissa tomber Liam. « Un autre candidat, quelqu'un de plus expérimenté. Je ne veux pas de ce titre. »

La femme plissa ses lèvres décolorées pour leur faire adopter une moue compatissante.

« Mon doux, qu'est-ce qui te fait croire que tu as le choix ? »

« Ce n'est pas le genre de décision qui souffre qu'on revienne dessus » appuya l'homme-léopard. « Même si tu ne désires qu'une vie ordinaire, cette option ne t'est plus accessible maintenant que le Clairvoyant a parlé. »

« Quoi ? » s'étouffa Liam. « Je vais être obligé d'épouser une femme que je n'ai jamais vue, tout ça parce qu'un charlatan se mêlant de bonne aventure a vu Mars s'aligner avec Vénus ? »

Ses deux interlocuteurs froncèrent les sourcils.

« Le Clairvoyant est loin d'être un charlatan » protesta l'homme-léopard. « Je conçois qu'il soit difficile d'accorder crédit à la divination, mais crois-tu vraiment que la Cour s'encombrerait de qui serait moins qu'un véritable prophète ? »

« Et surtout, c'est grâce à lui que nous t'avons eu ! » ajouta la femme. « De tous les couples qui auraient pu être désignés pour accueillir un changelin, c'est nous que le Clairvoyant a recommandé à sa Majesté ! N'est-il pas charmant ? »

Un changelin ? C'était ça, le type de Sidhe qu'il était ? Non, une minute, un changelin était… était un humain volé

La nausée lui retourna les tripes sans prévenir et il eut un haut-le-cœur.

« Ça ne va pas, mon doux ? Tu as besoin de… »

« Qu'est-ce que vous m'avez fait ? » siffla-t-il furieusement, esquivant la longue main blême cherchant à se poser sur son épaule.

L'homme-léopard ferma les yeux.

« Nous avons fait de toi notre fils » déclara-t-il d'un ton tendu.

« Vous m'avez enlevé ! » rectifia Liam, tandis qu'une brûlure glaciale commençait à se diffuser dans sa poitrine.

« Quel mot mal choisi » protesta la femme désapprobatrice. « Enlevé sous-entend que ta famille veut te ravoir, et Avalon sait que c'est loin d'être le cas ! Ils ont déjà organisé ton enterrement, sais-tu ? »

L'horreur fit l'effet d'une gifle au garçon. Non, il devait y avoir une raison. Les Sidhes avaient dû leur donner des raisons de croire que leur enfant ne reviendrait jamais plus à la maison…

« Vous leur avez fait croire que j'étais mort ! » accusa-t-il, faisant de son mieux pour ne pas claquer des dents.

« Certainement pas » renifla l'homme-léopard. « Tu t'en es chargé tout seul. Et en passant, c'est plutôt déplorable de tenter de se suicider avant d'avoir dépassé deux décennies d'existence. »

Quoi ?

Les yeux d'ambre jaune le toisaient sans pitié aucune.

« Un Consort est toujours choisi comme un humain sans attaches au monde humain. Tu ne voulais plus vivre dans le monde humain, au point que tu en as été réduit à chercher la mort. Ton souhait a été exaucé, ton existence parmi ton peuple d'origine a trouvé sa fin. »

« Et notre souhait a été exaucé » roucoula la femme en se rapprochant de Liam pour lui caresser tendrement le visage.

Le garçon tremblait violemment. Le froid s'était répandu dans ses membres à présent, il le sentait engourdir les articulations de ses doigts, lui enfoncer des piques de douleur dans la colonne vertébrale, lui remplir les poumons au point que l'air n'arrivait plus à s'y frayer un chemin.

« Liam ? Calme-toi ! »

Se calmer ! Il ne voulait pas se calmer ! Il voulait repeindre les murs en rouge sang ! Il voulait accrocher des guirlandes de tripes au plafond ! Il ne voulait pas être CALME !

La pensée fulgura si violemment dans son esprit qu'il sentit un liquide épais gicler de ses narines, coulant dans sa bouche qu'elle inonda d'une saveur métallique. L'instant d'après, les ténèbres l'engloutissaient.


« Pauvre chéri » se lamenta Deirdre tout en tamponnant délicatement la lèvre supérieure de Liam, « il est tellement sensible. »

Owyn grimaçait. Si vite après la transition, le garçon ne pouvait pas invoquer les pleins pouvoirs d'un Sidhe, son corps n'était encore accoutumé qu'à la puissance limitée d'un humain. L'esprit avait beau être redevenu vierge et ouvert à toute instruction, le corps n'oubliait pas si facilement les habitudes de son ancienne vie.

Voilà pourquoi les Sidhes préféraient prendre des enfants comme changelins : un enfant était encore une cire molle, sans mauvaises habitudes pour vous mettre des bâtons dans les roues. Une fois la puberté passée, tout se compliquait.

Il semblait qu'il leur faudrait l'aide d'une autorité compétente pour sortir de cette cuvée de mélasse. Et bien sûr, il savait déjà qui ce serait.

Bien que la perspective d'avoir à inviter le Clairvoyant sous son toit ne le réjouisse guère. Ce que l'amour le poussait à faire, vraiment.