« Des heures déjà qu'ils sont là-dedans ! » pépia Deirdre d'un ton navré et quelque peu anxieux. « Qu'est-ce qui les retient donc ? »

« Liam a besoin de se faire expliquer les règles selon lesquelles il est désormais voué à jouer » lui rappela Owyn patiemment. « Ce n'est pas le genre de tracas qui peut se plier en dix minutes. »

« Nous aurions tout aussi bien pu nous charger de cela » bougonna son épouse, les commissures de ses lèvres s'avachissant si bas qu'elles tombèrent au niveau de son menton.

« Depuis quand sommes-nous des courtisans aguerris, ma très chère ? Non, le Clairvoyant est la personne la mieux placée pour aider notre fils à s'ajuster à sa nouvelle situation. Certainement mieux placée que nous. »

C'était amer de l'admettre, bien plus amer que cela ne l'aurait dû. Il s'agissait néanmoins de la vérité : Owyn était un bon soldat, et Deirdre une chambrière consciencieuse, mais ils demeuraient dans le quadrant inférieur de l'entourage royal. Jamais ils n'avaient eu assez d'importance, fusse-t-elle personnelle ou liée à leurs connaissances, pour mériter de figurer dans le jeu des puissants, tout comme ils n'avaient eu assez d'importance pour mériter un enfant.

Sauf que tout avait désormais changé. Son Altesse était venue à eux, de tous les couples désespérant de goûter à la paternité, les avait choisis entre tous ses loyaux sujets pour lui donner un prince consort, et ils avaient dit oui malgré tous les bouleversements que cela impliquerait, la transformation retentissante de leur quotidien, car comment refuser à la Reine de l'Air et des Ténèbres le moindre de ses commandements ?

La tâche avait paru simple, mais comme tant d'autres plans, le glacial baiser du réel l'avait cruellement meurtri. Une réalité incarnée par un jeune changelin qui ne comprenait pas encore son pouvoir ou son influence.

Owyn et Deirdre avaient convoité une progéniture avec toute la furie de leur essence féerique, toute la solitude de quatre-vingts-dix ans à rêver d'une opportunité pour laquelle ils ne pourraient jamais être assez riches ou puissants afin de la matérialiser. Maintenant, le désir de leur cœur avait été exaucé, et il leur fallait le partager ?

Odieuse perspective, quand bien même la personne réclamant le partage était votre propre reine. Peut-être encore plus odieuse, car la cérémonie de couronnement permettait à la princesse ascendante de concevoir son héritière avec une facilité révoltante. Jamais son Altesse n'irait pleurer dans son oreiller le soir, hantée par la vision d'un enfant inaccessible, et ce durant plusieurs interminables décennies. L'injustice était criante.

Sauf que le monde n'avait jamais été juste, quiconque prétendait le contraire avait succombé à la fantaisie des humains qui divisaient l'Univers en bien et en mal. Le monde était, que ce soit en clair ou sombre, en Été ou en Hiver, ordre ou chaos. Tout simplement.

Owyn et Deirdre avaient enfin un enfant, et cet enfant ne manquerait jamais de rien, en influence comme en prospérité. Que réclamer de plus ? Avidité et cupidité ne menaient guère à un dénouement souhaitable, la plupart du temps.

La porte de la chambre s'ouvrit enfin, livrant passage au Clairvoyant qui semblait passablement éreinté, le poids des années se rappelant à son bon souvenir.

« Alors ? » fit avidement Deirdre. « Pas trop de soucis au cours de votre entretien ? »

« Nous avons eu des hauts et des bas » répondit le devin, « mais plus de bas que de hauts. Votre enfant est encore fragile, et c'est parfaitement normal vu les circonstances, mais nous en sommes pour la durée en ce qui concerne son adaptation à sa vie ici. »

« Oh si ce n'est que cela » roucoula Deirdre, « le temps, c'est ce dont nous ne manquons pas ici ! »

C'était vrai et faux, puisque Liam prendrait ses responsabilités en tant que Consort une fois le solstice venu, mais pour qui détenait une espérance de vie quasi illimitée – le plus vieil âge actuellement répertorié parmi les Sidhes voyait son détenteur toujours vivant en dépit d'avoir été un contemporain de l'Antiquité grecque – l'urgence tendait à perdre de l'importance.

« Pouvons-nous le voir ? »

Le Clairvoyant rumina la question avec autant de sérieux que si sa Majesté l'avait consulté sur une affaire d'état critique.

« Il n'acceptera pas de démonstrations exubérantes ou enthousiastes » se décida-il à prévenir.

« Deirdre, tu l'as entendu. »

« Je vous ferais savoir que mon enthousiasme est mon point fort » renifla la femme, le nez théâtralement pointé en l'air.

« Il y a un temps et un lieu pour l'enthousiasme » rétorqua le devin, « et ce n'est pas ici et maintenant. Ou bien ton enfant fera une nouvelle crise, et cette fois, il faudra lui administrer des soins médicaux poussés plutôt que de simplement le mettre au lit. »

Deirdre grimaça hideusement, mais elle était loin d'être stupide ou négligente et donc n'insista pas davantage, permettant à son mari d'entrer seul dans la chambre.

Liam était adossé à ses oreillers, la tête tournée vers le mur, visiblement peu disposé à faire la conversation. C'était compréhensible, mais Owyn n'en éprouva pas moins un douloureux pincement dans la cage thoracique.

« Liam » appela-t-il.

Le garçon frémit, mais n'eut pas d'autre réaction. Owyn relâcha un soupir avant de s'installer dans le fauteuil, lequel conservait encore la tiédeur conféré par son ancien occupant.

« Comment te sens-tu ? »

« Comme si ma vie a complètement échappé à mon contrôle. D'après vous, qui dois-je remercier pour cela ? De préférence à coups de poings dans la figure ? » cracha Liam, la voix si chargée de vitriol que cela devait être un miracle mineur que sa langue ne fonde pas sous l'assaut.

Owyn ferma les yeux.

« Si tu cherches des excuses, ni moi ni ta mère n'avons à t'en donner » admit-il – implorer un pardon qui ne viendrait jamais aurait été stupide, même si le seul acte de demander pardon sous-entendait qu'un tort avait été commis, pour lequel repentance s'imposait. Et Owyn ne pourrait jamais se repentir d'avoir désormais un fils.

« Vous n'êtes pas mes parents. »

Les mots avaient du pouvoir, tout Sidhe apprenait cela dans ses premières années de vie, et Owyn ne put que trembler sous l'assaut de pur dégoût dirigé contre lui et son épouse par leur propre enfant.

Il vient à peine d'arriver, patience. Il se calmera avec les années. La haine finira toujours par se lasser, se répéta-il pour se donner courage. Il a juste besoin de s'habituer à son nouvel état.

« Peut-être » se borna-t-il à répondre, « mais ici, nous ne sommes rien de moins que tes alliés. Nous n'avons aucune intention de te nuire. »

« Elle arrive un peu tard, votre affirmation. »

Owyn souffla longuement par les narines, dilatées sous l'effet du stress montant.

« Liam » fit-il, et son timbre vibrait, « je te jure sur ma vie, sur mon sang et mon âme que moi et mon épouse voulons te voir heureux et prospérer, peu importe le prix que cela réclamera de nous. »

Le garçon se retourna vers lui, cette fois, ses longues mèches noires retombant sur son visage blême, ses yeux vif-argent scintillant de stupéfaction.

« Eh ben, vous n'hésitez pas à sortir les grands moyens » souffla-t-il, visiblement choqué.

Owyn retroussa ses lèvres sur ses crocs afin de sourire.

« Avec toi, j'ai l'impression que c'est le strict minimum à fournir. »