Liam s'obligea à placer un couvercle par dessus le chaudron de haine qui croupissait dans son âme, menaçant de déborder. Et d'une, il ne se sentait pas assez rétabli pour s'autoriser une nouvelle crise de colère (toute justifiée que fusse celle-ci), et de deux, ce n'était généralement pas malin de se brouiller avec les gens en mesure de vous fournir de l'aide.
Owyn et Deirdre étaient coupables de l'avoir placé dans sa situation actuelle, mais ils étaient également investis dans son bien-être. Liam pouvait exploiter ça.
Pour se changer les idées, il décida de réclamer des lumières sur un sujet qu'il percevait confusément comme doté d'une importance cruciale.
« Pourquoi un Sidhe porte-il plusieurs noms ? »
Le déconcertant regard doré à la pupille féline d'Owyn se braqua sur lui avec une intensité qui aurait été dérangeante pour quelqu'un moins déterminé à aller au fond des choses.
« Pourquoi t'intéresser à cela ? » interrogea-t-il au lieu de répondre.
Agacé, Liam lui montra les dents, retroussant ses lèvres de manière sinistre.
« Parce que celui qui a visité cette chambre avant que tu y viennes m'en a donné trois. »
Aurait-il planté une lame en fer dans la poitrine d'Owyn que Liam n'aurait vraisemblablement pas réussi à le choquer davantage. En fait, l'homme-fauve parut à deux doigts de s'évanouir, vacillant et se raccrochant in extremis à un fauteuil placé tout près.
« Il t'a donné son nom personnel ? »
La façon dont il avait prononcé les deux derniers mots aurait pu être employé par un royaliste fervent pour parler des bijoux de la couronne. Liam refusa de se laisser intimider par le frisson qui lui balaya le creux des reins.
« Je ne saurais confirmer. Après tout, j'ignore en quoi consiste un nom personnel. »
Des yeux exorbités plus bestiaux qu'autre chose le dévisagèrent comme une aberration de la réalité, puis Owyn laissa échapper un halètement éreinté et sembla se ratatiner à vue d'œil.
« Han ! Pourquoi me suis-je inquiété ? Terreur que tu es déjà, tu va plier la Cour sans mal à tes désirs. »
Liam renifla impatiemment. Cette fois, son interlocuteur entama son explication :
« Tu connais déjà le pouvoir de la parole. Quand tu te sers des mots, tu laisses un impact sur le réel et le monde. N'est-il donc pas logique qu'en employant un nom, tu gagnes pouvoir sur la personne portant ce nom ? »
Oh. Une nausée brutale s'éveilla dans la gorge de Liam. C'est comme le maléfice de l'Impérium, murmura un recoin de son esprit, mais avec une incantation qui change à chaque fois. Tout à coup, la décision impulsive d'Hélénus de lui dévoiler son nom prenait une coloration tout à fait différente.
Tu ne me connais même pas, qu'est-ce qui t'a donc pris de te placer ainsi sous ma coupe ? Et si je cherchais à te nuire ?
Il déglutit à grand peine et s'efforça de revenir au présent.
« Ceci » parvint-il à articuler, « n'est pas un danger pour les humains. »
« Non » reconnut Owyn, « parce que les humains sont par essence des créatures du matériel et du certain, même leurs magiciens et sorciers les plus lourdement investis dans l'arcane. Mais la nature des Sidhes est la magie elle-même, et quand tu peux lier ce pouvoir à un nom... »
La nausée persistait. Y avait-il un pot de chambre quelque part dans la pièce ? Ça devrait faire l'affaire si Liam ne parvenait pas à se réprimer.
« Donc, vous employez des pseudonymes » choisit-il d'articuler au lieu de succomber à son envie de vomir.
« C'est le terme humain » concéda Owyn, « et pour la majorité, deux suffisent. La désignation et la dénomination. »
« N'est-ce pas la même chose ? »
« Pas tellement. La désignation, vois-tu, est davantage un titre qu'autre chose, une description de ton occupation, ton rang à la Cour ou même ton physique. Dans ton cas, tu seras le Consort, là où notre ami est le Clairvoyant et moi un humble piqueux. »
Piqueux. C'était… un valet qui s'occupait des chiens, non ? Pour la chasse à courre. Bizarrement modeste, donner ça comme père à un futur prince consort. D'un autre côté, si Owyn et Deirdre avaient été choisis comme les candidats les moins susceptibles d'influencer la personne la mieux placée pour manipuler la Reine, ça sous-entendait des choses guère plaisantes sur l'ensemble des courtisans.
« Et la dénomination ? »
« A force d'évoluer dans certains cercles, leurs membres finissent par s'attribuer des noms. La plupart du temps, ils sont assez prestigieux et peuvent même être hérités. C'est le cas de sa Majesté – qu'elle meure ou qu'elle vive, qu'elle change avec les siècles, elle portera toujours la même dénomination, comme sa mère avant elle et sa fille après elle. »
La Reine… Liam connaissait son nom – ou plutôt sa dénomination, il avait été sur le point de la dire, la première fois. Un nom puissant, un nom connu – même les humains savaient ce que c'était, un de leurs dramaturges l'avait carrément inséré dans une de ses pièces de théâtre. Un humain avait immortalisé la Reine, en s'assurant que des générations après lui sachent de qui il parlait.
Il avait écrit sur les deux Reines, en fait, celle de l'Été et celle de l'Hiver. Aurait-il eu des contacts avec les Sidhes ? Auquel cas, Liam éprouvait une franche compassion pour le pauvre bougre.
« Bien sûr » poursuivit Owyn avec un reniflement qui fit frémir le museau félin lui tenant lieu de nez, « les dénominations pour les domestiques sont attribuées comme tu nommerais un animal domestique, ou simplement car le maître se fatigue d'appeler toi là-bas. Pour ceux qui se trouvent tout en bas de l'échelle sociale, c'est très courant de ne pas avoir de dénomination du tout. »
C'était… assez amer comme résumé, et aussi nettement résigné. Il y avait de quoi : pour une société accordant une telle importance aux noms, ce type de négligence paraissait indiscutablement cruel.
« Avec tout ça, je ne sais toujours pas ce qu'est un nom personnel. »
Owyn ferma les yeux.
« Les humains s'amusent à appeler cela un vrai nom, et c'est loin d'être faux. La désignation te décrit, la dénomination t'apporte la reconnaissance de tes pairs, mais seul le nom personnel te caractérise vraiment, au plus profond de toi. C'est la forme de ton être, quelque chose qui ne se partage qu'avec une personne à qui tu te fies absolument. Tes pseudonymes peuvent t'engager, mais c'est ton nom personnel qui te lie vraiment. »
Cette fois, Liam perdit son combat contre la nausée. Finalement oui, il y avait bien un pot de chambre dans cette pièce, et ce ne fut que grâce aux prompts réflexes d'Owyn que les draps échappèrent à une aspersion de bile.
L'homme-fauve s'occupait à lui frotter le dos lorsqu'une horrible réalisation se fit dans l'esprit de Liam.
« Mon nom. Liam. Ce n'est pas une dénomination. »
Sur ses épaules, la lourde main se figea.
« Oui, c'est vrai. »
« Donc, vous et votre femme pouvez me contrôler. Quand vous voulez. Sans que je puisse résister. »
« … C'est vrai aussi. »
Une plaque de glace commença à se former juste sous l'épiderme du changelin, tandis que ses pensées prenaient une sinistre transparence cristalline.
« Je devrais vous tuer alors » fit-il d'une voix surnaturellement calme, « pour vous empêcher de le faire. »
« Si tel est ton désir. »
Liam se crispa, tournant la tête vers Owyn qui le considérant placidement.
« Vous n'allez même pas plaider pour votre survie ? »
« Tu es notre fils. Pense-tu vraiment que Deirdre et moi ne serions pas prêts à tout pour assurer ta sécurité ? S'il faut notre mort pour cela, soit. »
Le jeune homme grogna et se plongea la tête dans les mains. C'était trop pour lui, cette acceptation pleine et entière, cette dévotion effarante et démesurée. Quelle sorte de gens serait d'accord avec une telle vision du monde ?
Mais les Sidhes n'étaient pas des gens, n'est-ce pas ? Les Sidhes étaient Sidhes, maintenant et à jamais.
