« Non, Deirdre, tu ne peux pas entrer le voir » coupa Owyn alors que son épouse avait à peine ouvert la bouche. « Dans son état d'esprit actuel, il risque de te réduire en charpie pour enthousiasme mal placé. »

La moue de la femme se fit boudeuse.

« Aurais-je au moins le droit de lui apporter son dîner, ou notre fils compte-il jeûner pour s'épargner un repas en famille ? »

Owyn rumina la question l'espace d'une dizaine de secondes.

« Laisse donc une assiette devant sa porte. Il la prendra quand il aura faim. »

Cette réponse parut contenter la femme qui s'éloigna d'un pas guilleret. Resté seul dans la pièce principale, l'homme-fauve poussa un large soupir et se laissa aller contre le mur.

De longues minutes s'écoulèrent avant qu'il ne se décolle de son support pour se diriger vers le salon : la pièce contenait tout le nécessaire afin de se mettre à l'aise – sofa, fauteuils, piles de livres et cheminée – mais il s'en dégageait l'impression poussiéreuse, vaguement rancie et guindée d'un lieu n'ayant pas servi pendant plusieurs années, voire plusieurs décennies.

Et c'était effectivement le cas. Afin de permettre à son un de s'adapter à sa nouvelle nature sans trop de perturbations, son Altesse avait fait don à Owyn et Deirdre d'une modeste datcha située à proximité d'un lac, assorti d'un lopin de terre suffisant pour un potager et quelques robustes buissons de cassis et de groseille. Autrefois la propriété saisonnière d'un nobliau désormais mort d'une escarmouche malheureuse avec le Tylwyth Teg, l'endroit s'était langui d'une présence pendant deux siècles et demi avant sa réouverture actuelle.

Comparé à la petite chambre que le couple s'était vu attribuer au palais, c'était d'une aisance presque indécente. Il y avait six pièces dans la maison, du poisson et des légumes à volonté, et personne pour faire du bruit à n'importe quelle heure du jour et de la nuit. Bien sûr, la datcha n'avait pas été construite pour endurer les températures les plus extrêmes de l'Hiver, mais il s'agissait là d'un défaut amplement compensé par tous les bénéfices venant avec.

Résider dans la datcha signifiait aussi que son Altesse les rendait un peu plus endettés vis-à-vis d'elle, mais en tant que parents de l'homme qu'elle s'apprêtait à épouser, il était naturel qu'elle cherchât à les compenser en assurant leur confort matériel. Elle cherchait sans doute aussi à acheter leur loyauté – très rarement les actions d'un Sidhe de noble naissance ne prenaient pas source dans une multitude de raisons – mais pour cela elle n'avait rien à craindre : jamais Owyn et Deirdre ne feraient quoi que ce soit qui puissent nuire à leur progéniture.

Liam lui-même ne paraissait pas convaincu de cela, et Owyn ne lui en tenait aucunement rigueur. Ils disposaient de plusieurs mois pour le faire changer d'avis sur le sujet, et si une fois devenu Consort Liam exigeait toujours leur mort pour le risque qu'ils présentaient pour sa personne, ses parents se soumettraient à son verdict.

Le garçon avait paru si décontenancé par cette éventualité – ou plutôt par la paix qu'avait conclu Owyn et Deirdre avec celle-ci. Non pour la première fois, l'homme-fauve se demanda quelle sorte de parents faisaient les humains. Sans doute le type négligent : fertiles comme ils l'étaient, ils croyaient sans doute qu'ils n'avaient pas à s'investir dans leur progéniture, puisqu'ils pouvaient toujours produire un autre enfant afin de remplacer celui leur faisant défaut.

Un Sidhe n'avait pas ce luxe. Chaque enfant devait être chéri plus que tout, protégé par tous les moyens possibles et inimaginables, instruit le plus soigneusement et fermement afin de pouvoir un jour déployer tout son potentiel, car chaque enfant était irremplaçable. Les parents n'avaient pas le droit à l'erreur, pas quand cette erreur risquait de s'avérer la première et unique.

Était-ce à cause de cette négligence que Liam avait opté pour renoncer à sa vie humaine ? Auquel cas, Owyn se devrait d'adresser des remerciements aux géniteurs humains de son fils ; sans eux, lui et Deirdre continueraient sans doute à pleurer après un rêve inaccessible.

Voilà pourquoi ils pouvaient se résigner à périr : après avoir connu la joie d'avoir un enfant, pourquoi craindraient-ils la mort ? Et ce n'était pas comme si Liam serait privé de soutien une fois eux partis, avec son Altesse et le Clairvoyant de son côté.

Non, ils avaient obtenu tout ce qu'ils avaient voulu de leur existence, et il ne leur restait plus qu'à espérer que leur fils serait pareillement comblé. Mais de cela, Owyn n'éprouvait aucun doute.


La cuisine pour les Sidhes de la cour d'Hiver n'avait probablement rien à voir avec celle des humains, Deirdre en avait la vague impression. C'était tous ces fours et ces grils ; un représentant de l'Hiver pouvait manger de la nourriture cuite, mais seulement une fois celle-ci bien refroidie. Autrement, bonjour les bouches brûlées et crampes d'estomac. Sans oublier que la proximité d'un four tournant à plein régime poussait plus d'un Sidhe faible à défaillir.

Néanmoins, elle était fière de l'assiette qu'elle avait composée pour son fils : des filets de truite arc-en-ciel pêchée le jour même, accompagnés de dés de concombre et de betterave rehaussés de jus de citron. En guise de dessert, un bol rempli de compote de pomme et cassis qu'elle avait cueillis elle-même, dans son propre jardin – Deirdre avait un jardin à elle.

Liam aimerait-il les jardins, lui aussi ? Peut-être qu'il voudrait l'aider à s'en occuper… Ou bien préférerait-il suivre son père pour aller pêcher et tendre des pièges au petit gibier ? Deirdre ne pouvait pas attendre de le découvrir.

Fredonnant une ritournelle sans paroles, le plateau fermement tenu dans sa main experte, elle s'en alla effectuer sa livraison dans la chambre de son fils. D'accord, Owyn avait dit de laisser les plats devant la porte, mais comment le cher petit saurait-il que c'était là ? Imaginez qu'il marche dessus ! Non, c'était tellement plus sûr de les déposer sur la table de chevet.

Liam était au lit, mais il ne dormait pas vu qu'il avait les yeux ouverts, et s'occupait à fixer le plafond comme si celui-ci venait de l'insulter. L'idée était si amusante que Deirdre laissa échapper un petit gloussement.

« Chéri ? Je t'ai amené de quoi dîner » annonça-t-elle.

Pas de réponse alors qu'elle déposait le plateau sur la table de chevet, mais lorsqu'elle voulut poser une main sur le front de son fils pour lui prendre la température – il avait une petite mine, et qui sait si la transition ne lui avait pas ruiné la santé – il recula comme si elle voulait l'ébouillanter.

« Liam ? Qu'est-ce qui ne va pas ? »

« Qu'est-ce que vous me voulez ? »

Deirdre cligna des yeux, déconcertée par le murmure rauque de sa progéniture.

« Que tu manges ma cuisine et qu'elle te plaise ? » répondit-elle benoîtement.

Liam se dressa brusquement. Il était si grand, son garçon, encore plus qu'Owyn même si ce n'était que de quelques centimètres, et Deirdre était obligée de pencher la tête en arrière pour le regarder dans les yeux.

Pourquoi avait-il des yeux si confus ?

« Qu'est-ce que vous voulez de moi ? Vous et votre mari ? Que voulez-vous de moi ? »

… Qu'est-ce que c'était que cette question ?

« Pourquoi voudrions-nous quoi ce soit ? » interrogea Deirdre, son incompréhension audible dans chaque mot.

Les lèvres de Liam se tordirent en une grimace douloureuse.

« Tout le monde veut toujours quelque chose. Vous et votre mari – arrêtez de prétendre que vous n'attendez rien de moi. Vous – vous avez chamboulé ma vie, qui fait ça juste pour avoir quelqu'un à aimer... »

Ah. C'était donc ça qu'il voulait dire.

Elle leva les mains, enroulant délicatement ses longs doigts pâles autour des avant-bras de Liam, et retroussa très légèrement les commissures de ses lèvres.

« Tu ne nous dois rien » fit-elle. « Si tu veux ne plus jamais nous voir une fois devenu le Consort de son Altesse, tu en as le droit. Si tu décides de nous traiter comme de simples domestiques, tu en as le droit. Mais si tu choisis de créer un lien avec nous, en tant que parents et enfant, ce sera ta décision. Forcément, moi et Owyn préférerions la troisième option, but si ça n'arrive pas, c'est permis. C'est toi qui décides. »

Un hoquet brisé s'échappa de la gorge de Liam.

« Vous ne me connaissez même pas. »

Le sourire de Deirdre ne vacilla pas.

« On peut arranger ça. Si tu veux. »

Comme c'est aujourd'hui mon vingt-sixième anniversaire, je ne dirais pas non à quelques commentaires en guise de cadeau.