Le plus exaspérant chez Deirdre, Owyn était le premier à l'avouer, le pire de ses traits de caractère, c'était sa capacité à charmer. Oh, il ne l'entendait pas dans le sens magique : question sortilèges, Deirdre maniait les plus élémentaires des charmes domestiques, pour la cuisine et le ménage, peut-être aussi quelques uns pour les soins de beauté, mais en dehors de cela, elle ne deviendrait jamais une enchanteresse – fusse-t-elle médiocre.
Ce qu'elle avait pour elle, était le talent de désarmer de manière absolue les gens qui pourtant auraient dû ne jamais lui pardonner et lui infliger mille et une punitions plus imagées les unes que les autres. Elle écarquillait ses yeux frangés de longs cils incolores, ses traits s'adoucissaient, sa voix se faisait murmurante alors qu'elle quêtait une explication quand à la source de la colère de son interlocuteur, et voilà que l'autre renonçait à toute velléité de représailles, fondait telle neige au soleil.
Avouez qu'il y avait de quoi enrager, surtout lorsque votre épouse n'hésitait pas à user de cette tactique contre vous, ainsi que d'y recourir pour contourner des obstacles sur lesquels vous butiez sans résultats depuis nettement plus longtemps qu'elle.
Il ignorait ce que Deirdre avait dit à Liam – peut-être bien la même chose que lui, et ne serait-ce pas encore plus frustrant si tel était le cas – mais en tout cas, le charme avait opéré comme il ne manquait jamais de le faire. C'était presque miraculeux.
Bon, Liam demeurait renfrogné. Il refusait d'engager la conversation, et quand on s'adressait à lui, répondait de manière aussi concise que possible. Et ses regards n'incitaient pas à l'approcher – vu qu'ils transmettaient sans peine le message qu'il écorcherait quiconque montrerait un tel culot.
Mais il ne se calfeutrait pas dans sa chambre comme la majorité des changelins adultes le faisait. Même s'il ne disait rien et chipotait fréquemment le contenu de son assiette, il venait prendre ses repas avec ses parents. Il laissait Deirdre bavarder gaiement dans son oreille de tout et de rien sans tenter de se dérober. Parfois, alors qu'Owyn sortait faire le tour de la propriété, le garçon l'accompagnait.
Owyn n'était pas dupe, il pouvait renifler la tension et l'incertitude qui imbibaient chaque parcelle du corps de son fils – Liam n'était toujours pas convaincu de leurs bonnes intentions envers lui, et c'était malheureusement compréhensible.
Mais en dépit de sa méfiance, de son hostilité rôdant sous la surface, il était présent. Il observait, il écoutait, et peut-être qu'il ne s'agissait pas de grand-chose, mais cela demeurait un début. Il fallait bien commencer quelque part – un voyage autour du monde nécessitait toujours un premier pas.
Ceci dit, le temps pressait, et bientôt Liam devrait se décider à faire plus que ce premier pas.
Liam continuait de les haïr. Comment ne le pouvait-il pas ?
Néanmoins, pour son plus grand désarroi, cette haine se mâtinait de confusion – tout cela entièrement par la faute de cette femme, bien sûr. La faute des paroles qu'elle avait proféré.
Tu ne nous dois rien.
Si seulement elle avait pleurniché, supplié après son pardon et son attention, il aurait pu durcir son cœur. Il aurait pu la mépriser.
Sauf qu'elle acceptait la probabilité qu'il ne pardonne ni à elle ni à son mari. Qu'il pouvait se libérer d'eux en les tuant ou en refusant de leur adresser la parole pour le restant de leurs jours.
Comment pouvait-elle faire cela ?
« Parce que c'est la vérité, et que je t'aime trop pour ne pas te la dire » avait déclaré Deirdre lorsque la question s'était échappée de lui.
« Je croyais que les Sidhes maniaient les illusions et le mensonge ? »
Un claquement de langue vaguement agacé.
« Ah, ces préjugés humains ! Les résidents de Faerie sont d'abord et avant tout des êtres sincères. C'est un peu obligé : notre pouvoir même en dépend, vu que la réalité répond constamment à nos mots. Si tu commences à mentir délibérément, tu déformes le réel, et selon le pouvoir à ta disposition, ça peut causer de ces dégâts ! Enfin, tu peux imaginer. »
La perspective l'avait fait frissonner.
« Je… préférerais m'abstenir. »
« Comme il te plaira. Mais le souci de la vérité, c'est qu'elle n'est pas forcément vraie pour tout le monde. »
« Comment ça ? La vérité, c'est la vérité, non ? »
« Oui, mais selon qui ? Lorsqu'un crime est commis, il y a un minimum de trois vérités impliquées : celle du criminel qui jure que sa victime l'a bien cherché, celle de la victime qui tient le criminel pour le plus grand des monstres, et celle du témoin qui cherche à condamner impartialement sans toujours y parvenir. Quand tu sais cela, ne coule-t-il pas de source que la vérité est multiple ? »
Cette philosophie avait laissé un déplaisant goût métallique dans la bouche de Liam.
« Ou qu'elle n'existe pas du tout. Si la vérité est relative, alors elle ne saurait être absolue et donc, personne ne peut espérer y accéder. »
« C'est également possible, oui. »
L'admission lui avait fait l'effet d'une chape de plomb jetée sans merci sur ses épaules.
« Et bien, pourquoi faire grise mine, mon doux ? »
« Vous l'avez dit vous-même, rien n'est vrai. Si c'est le cas, à quoi puis-je me raccrocher ? »
« Et si tu prenais le problème de l'autre côté ? Si rien n'est absolument certain, rien ne t'empêche de créer ta propre vérité, tu ne manqueras pas de pouvoir pour ça. Rien ne te barrera la route pour ce qui est d'interpréter le monde comme tu l'entends. »
« … Vous oubliez un élément de la donne. »
« Dis-moi donc, je suis toute oreille. »
« Et les autres gens, alors ? »
A cela, Deirdre avait observé un moment de silence avant que sa bouche ne se retrousse en un sourire carnassier, évitant à peine de sombrer dans le caricatural et le grotesque.
« Oh, mon trésor, quand je pense qu'Owyn est en train de se ronger d'inquiétude à ton endroit. Mais tu saisis déjà l'essentiel de ce qui t'attend en tant que futur parèdre de son Altesse. »
« Quoi donc ? »
« Ta vérité n'est pas forcément celle d'autrui. Ça peut sembler facile de s'en rappeler, mais beaucoup parmi les puissants ont la mémoire affreusement courte. Ceci étant, je doute que tu auras ce problème. »
Elle avait paru si confiante en l'avenir, en lui, que Liam n'avait plus osé rien dire, et la discussion en était resté là. Mais les mots continuaient de demeurer avec lui.
Rien n'était vrai, mais sa vérité n'était pas forcément celle d'autrui. Qu'est-ce qui était réel, à son propos ? Il avait été humain, il n'avait pas choisi de renoncer à cette nature, et il se retrouvait désormais piégé dans une nouvelle peau, une nouvelle existence, un nouveau nom ?
Mais la vérité de Deirdre et Owyn, c'était qu'il était leur fils. Leur vérité, c'était qu'ils l'aimaient, au point qu'ils accepteraient tout de lui, y compris la négligence et le rejet et la mort.
Ce serait tellement plus simple si l'un ou l'autre avait été un mensonge. Au moins Liam ne lutterait-il pas pour réconcilier ces deux vérités si opposées l'une à l'autre. Pouvaient-elles seulement coexister, d'ailleurs ? Ou l'une écraserait-elle inévitablement l'autre ?
Et si la sienne perdait ?
Bonne année 2022 à mes lecteurs ! Puissiez-vous rester en parfaite santé et décrocher les emplois qui vous font envie, et espérons qu'une tempête ne nous inonde pas l'appartement.
