Ils vinrent chercher Liam alors que l'aube poignait à peine.

S'ils espéraient le réveiller, c'était manqué : Deirdre l'avait tiré du lit deux heures auparavant afin de le préparer au départ, comme elle disait, ce qui apparemment nécessitait de le laver à très grandes eaux, de le revêtir d'une longue tunique blanche lui retombant jusqu'aux chevilles et de lui peigner longuement les cheveux bien après la disparition totale de tous les nœuds.

« Ça fait partie du processus de purification » expliquait Owyn alors que Deirdre finissait de natter la crinière noire du jeune homme. « Tu devras encore endurer deux ablutions, une après avoir été mené au palais, et la dernière juste avant de t'unir à son Altesse. De la sorte, tu seras à peu près convenable pour les noces. »

« Et bien sûr, déshabiller le marié permettra aux gardes de s'assurer qu'il ne cache pas d'arme sur lui » persifla Liam.

« Il y a de cela aussi » concéda Owyn.

Deirdre venait à peine de nouer un ruban de soie blanche à l'extrémité de la lourde tresse qu'elle avait constituée quand trois coups retentissants furent frappés à la porte d'entrée.

« Ouvrez ! » lança une voix rauque, craquant à la manière d'un vieux tronc pris dans la tempête. « Ouvrez donc ! »

Owyn et Deirdre échangèrent un regard par-dessus la tête de Liam avant que l'homme-fauve ne s'en aille obéir au commandement.

La porte s'ouvrit sur une bien étrange créature : au premier coup d'œil, on aurait cru qu'il s'agissait d'un arbre moussu et feuillu. En y regardant de plus près, on discernait un visage dans les plis de l'écorce, et des mains à l'extrémité des branches. Cela vous avait la forme d'un homme couronné de lierre et de chèvrefeuille, des clématites enroulées autour de son cou et de ses bras en guise de parures, un large pagne composé de plaques de mousse lui ceignant les hanches. En-dessous de toute cette verdure se trouvait une peau rugueuse et gris-brun, ressemblant tout à fait à de l'écorce, et les yeux de l'être avaient bien plutôt l'air de deux ouvertures taillées en forme d'amandes pour laisser entrevoir le doux bois blanc derrière l'épaisse couche protectrice.

« Homme vert, fils des forêts, salut à toi » l'accueillit Owyn, employant le ton formel des politesses rituelles. « Pourquoi donc quitter ton bois ? »

« La Reine s'apprête à recevoir sa couronne » répondit joyeusement l'homme vert, « et moi et mes compagnons venons chercher l'époux qui siégera auprès d'elle. »

Liam sentit une pierre lui couler au fond de l'estomac et se tourna impulsivement vers Deirdre. Pour une fois, elle ne souriait pas. Le mercure de son regard fut agité par un remous indéfinissable avant qu'elle ne se hisse sur la pointe des pieds pour appliquer un baiser sur le front du jeune homme. Puis elle le poussa gentiment vers Owyn, lequel lui saisit le bras pour l'amener dehors.

L'homme vert n'était pas venu seul. Derrière la clôture du jardin patientaient cinq de ses congénères, l'écorce de leurs peaux allant du brun presque noir au rouge terre de Sienne en passant par le jaunâtre, deux d'entre eux arborant des barbes aussi vertes et feuillues que leurs chevelures et tout aussi hirsutes, tous quasi nus en dehors de leurs pagnes en mousse. Autour d'eux reniflaient trois énormes molosses blanc d'os, les oreilles et les yeux rouges comme les braises dans la cheminée alors que le feu brûle vivement.

Et en retrait, placide et dédaigneux, se dressait un cerf au poil plus immaculé que la neige ou le lait, couronné d'une majestueuse ramure menaçante.

« Hommes verts » articula soigneusement Owyn, « voici mon fils unique que j'offre comme époux à la Reine. Est-il acceptable ? »

Les molosses dressèrent les oreilles et s'approchèrent. Liam avala sa salive – les bêtes lui arrivaient aisément à la taille, et il ne voulait pas imaginer les dégâts si l'une se mettait en tête de lui arracher un bras. Il n'en tendit pas moins la main afin de les laisser renifler sa peau bien récurée.

Son odeur dut leur plaire : trois énormes langues râpeuses lui léchèrent la paume et les doigts, le plus jeune des molosses allant même jusqu'à lui donner un affectueux coup de tête dans la hanche. Liam ne cilla pas, mais tout juste, et songea qu'il allait probablement se découvrir un hématome d'ici quelques heures.

« Il convient » décréta le porte-parole des hommes verts. « Que le cortège de noces se prépare ! »

Là-dessus, la troupe des créatures arborescentes sépara Liam d'Owyn – ce qui ne fit pas grand-chose pour diminuer l'anxiété éprouvée par le jeune homme, bien au contraire – pour l'emmener auprès du grand cerf, lequel arborait une expression franchement dédaigneuse. Une minute.

« … Je dois monter le cerf ? » interrogea Liam, non sans une pointe d'horreur.

Autour de lui, les hommes verts arboraient de larges sourires goguenards et hideux, remplis de larges dents marronnasses dont plus d'une était plantée de travers. Le cerf ne paraissait pas du tout impressionné, et le jeune homme se vit subitement dégringoler après les premiers pas. Ou se faire jeter par terre, sa monture en semblait bien capable.

« Suis-je autorisé ? »

Le cerf – haussa un sourcil, ou peut-être était-ce l'obscurité encore prononcée lui jouant des tours, puis ploya les genoux, se retrouvant allongé dans l'herbe et en position parfaite pour qu'un cavalier prenne place. Bon, plus moyen de se dérober, semblait-il.

Vu la longue tunique risquant de se déchirer, Liam s'installa en Amazone, les deux jambes du même côté, au lieu de se mettre à califourchon sur sa monture. Sans selle, son équilibre s'avérait un peu plus délicat, et il se sentait très conscient des puissants muscles dorsaux du cerf. Pouvait-il se cramponner aux bois s'il risquait vraiment de se casser la figure, ou parviendrait-il miraculeusement à se maintenir au cours du trajet ?

Lentement et implacablement, le cerf se releva. Le jeune homme demeura assis, mais prit subitement conscience qu'il était perché bien haut, tout à coup.

« Si le marié ne se sent pas à l'aise, qu'il le dise » lança un des hommes verts, « car nous n'arriverons pas à notre destination avant la nuit tombée, et l'excès d'inconfort pourrait gâcher la nuit de noces ! »

Plusieurs de ses comparses rirent de bon cœur, mais cela ne fit rien pour Liam. Au bord de la nausée, il chercha des yeux un brin de réconfort.

Deirdre et Owyn se tenaient tous deux sur le pas de la porte, l'homme-fauve ayant passé un bras autour de la taille de sa femme, elle appuyée tout contre son épaule et lui posant une main sur la poitrine. Tous deux fixaient Liam, et il se sentit la terrible et déchirante envie de sauter à bas de sa monture pour se réfugier dans leurs bras.

Il les haïssait, cela n'avait pas changé, pour l'avoir changé contre son gré et précipité dans cette existence qu'il ne désirait aucunement, et sur le point de leur échapper, il voulait désespérément rester auprès de ses geôliers, les deux personnes qu'il en était venu à réaliser étaient indiscutablement ses alliés et défenseurs. Les deux personnes qui avaient été son monde et refuge pendant tous ces mois depuis son réveil en tant que changelin.

Les deux personnes qui, pour le meilleur et pour le pire, étaient ce qui se rapprochait le plus de ses parents dans ce nouveau monde.

« Nous partons ! » s'écria le porte-parole des hommes verts. « A la noce ! »

« A la noce ! » reprirent ses congénères tandis que les molosses aboyaient en guise de ponctuation.

Sur ces mots, hommes verts et bêtes s'élancèrent, forçant Liam à se rattraper à la ramure du cerf sous la force de la poussée initiale, parvenant rapidement à une telle vitesse que la datcha fut laissée derrière en quelques secondes.

Les regards d'Owyn et Deirdre n'en brûlèrent pas moins la nuque de Liam plus d'une heure.