Après avoir chevauché à bride abattue une journée entière, Liam s'était subitement retrouvé beaucoup moins réfractaire à la perspective de recevoir deux autres bains. Au moins cela le débarrasserait des trois litres de sueur qu'il avait bien dû perdre au cours de l'entreprise, et peut-être que cela calmerait les courbatures qui s'étaient installées sans la moindre gêne dans son pelvis et sa colonne vertébrale.

Le cortège n'avait effectué que trois arrêts au cours du trajet, afin de permettre aux molosses et au cerf de se reposer et de boire. Personne n'avait mangé, ce qui était probablement une bonne chose vu que la nervosité du jeune homme l'aurait sans doute conduit à vomir.

Aucun des hommes verts ne semblait particulièrement épuisé, tous aussi joyeux et vigoureux que lors du départ, égaux dans leur robustesse aux arbres dont ils se rapprochaient tant. Ceci étant, Liam était sûr qu'un arbre n'était en rien capable de courir à fond de train, quand bien même il le voudrait.

Il leur arrivait de chanter, ou de pousser des exclamations, dans une langue qui tenait ou du gaélique ou du gallois, c'était difficile à dire. Vu les rires et le ton, Liam aurait parié qu'il s'agissait de plaisanteries plus ou moins obscènes – ce qui le rendait très heureux de n'en pas comprendre un seul mot.

Plus la lumière descendait, plus les hommes verts se faisaient bavards – en fait, tous les cinq chantaient à tue-tête une grivoiserie qui même intraduisible provoquaient des sifflements d'oreille au futur marié lorsqu'ils parvinrent enfin à leur destination.

La forteresse se dressait fièrement sur une colline boisée, et ses origines féeriques crevaient les yeux : comment, si ce n'était par magie, aurait-on pu construire un château de verre à la noirceur parfaite, ses murailles tournant lentement sur elles-mêmes dans un sourd gémissement chthonien, ses tours illuminées de l'intérieur par des myriades de lampes spectrales ?

La forteresse ressemblait au ciel nocturne : imposante, écrasante dans ses ténèbres grêlées d'étoiles distantes, et pourtant insidieusement tentatrice et charmante.

« Caer Sidi ! » proclama le porte-parole des hommes verts alors que Liam béait devant le spectacle. « Forteresse des réjouissances, où le lit attend les mariés et le banquet les invités ! »

Ses congénères s'esclaffèrent avant de crier de tout leur entrain, sans doute aiguisé par une journée de jeûne :

« A la noce ! A la noce ! »

La troupe se remit en branle, cette fois-ci au pas maintenant que le terme de leur voyage s'étalait devant eux. De fait, la lumière eut le temps de disparaître entièrement lorsqu'ils se retrouvèrent face au comité d'accueil.

On aurait difficilement pu imaginer cortège plus différent de la troupe enthousiaste des hommes verts et de leurs molosses que celui posté juste devant le grand portail de la forteresse : tous à pieds, tous vêtus – mâles comme femelles – de longues robes blanches splendidement brodées et couverts de parures de cuivre et de bronze, tous arborant des expressions solennelles.

Tous plus ou moins humanoïdes, tant qu'on y regardait pas de trop près, car alors les détails commençaient à gêner, des yeux trop larges et trop brillants, une chevelure qui ressemblait trop à une perruque constituée de centaines de fils d'or pour être naturelle, des dents si blanches et régulières qu'elles devaient être artificielles… mais rien n'était artifice, et le malaise s'installait.

À leur tête se trouvait une femme d'une pâleur cadavérique, laquelle faisait saillir ses yeux noirs comme des cavernes obscures dans son visage taillé à coups de serpe. Sa tête et ses épaules étaient ensevelies sous un voile frangé entièrement immaculé, et sa robe présentait le détail singulier de broderies d'argent. Dans sa main reposait un grand bourdon de pèlerin dont elle frappa sèchement le sol alors que le cortège approchait.

« Fils des forêts » salua-t-elle d'une voix forte, « hommes des bois, arrêtez-vous donc ! Pourquoi délaisser vos arbres ? Pourquoi importuner notre future souveraine ? »

L'espace d'un instant, Liam craignit avoir été amené à la mauvaise porte, seulement pour que le porte-parole des hommes verts réponde sans tiquer :

« A toute célébration un cadeau, et à toute femme un consort si tel lui fait envie ! Nous avons amené à la Reine son prince et le père de ses enfants. Voyez donc ! »

Le froid regard noir entreprit de détailler Liam qui fit de son mieux pour ignorer ses courbatures et sa fatigue, affectant nonchalance et assurance du haut de son cerf. Plus facile à dire qu'à faire, et sa transpiration déjà aguerrie par la journée de trajet menaça de se réactiver à plein régime.

Il dut faire meilleure figure qu'il ne l'imaginait, car la bouche de la femme se pinça dans une grimace approximativement accueillante avant qu'elle ne s'adresse de nouveau à son vis-à-vis porte-parole.

« Hommes verts, bienvenue à vous et dix remerciements pour votre service. Les écuries et le chenil sont ouverts à vos bêtes, et nos quartiers d'hôtes à votre cortège. Votre tâche est achevée, que le repos vienne. »

« Douze ans de prospérité sur Caer Sidi » s'inclina le porte-parole, promptement imité de ses congénères, « et la bénédiction de nos forêts ! »

Sur ces mots, deux jeunes gens se détachèrent du cortège de bienvenue – vu leur habillement modeste, sans doute des pages ou des valets ou des palefreniers – ce que Liam prit comme un indice de descendre de sa monture. Après trois arrêts, il avait pris le coup et n'eut qu'à glisser une demande polie dans l'oreille blanche poilue pour que le cerf fléchisse les genoux et lui permette de mettre pied à terre sans mal.

Il se demanda fugitivement s'il reverrait l'animal. Tout dépendait, musa-t-il, des hommes verts qui pouvaient aussi bien décider de ramener le cerf dans leurs forêts que de le laisser aux bons soins de la forteresse. Au moins les probable-valets semblaient compétents, à voir la façon dont les molosses leur faisaient fête et les suivaient docilement.

Une main froide sur son poignet. La femme aux yeux noirs le considérait, ses narines dilatées et une touche de désapprobation dans les commissures de ses lèvres – oups, sentait-il si mauvais que ça ?

« Il est temps pour vous de procéder à la seconde ablution » décréta-t-elle, et il aurait voulu que la terre s'ouvre sous ses pieds pour l'engloutir devant ce rappel aussi poli qu'accablant de son statut couvert de transpiration puante – à tous les coups, sa tunique était irrécupérable.

« Si vous me montriez le chemin » parvint-il à répondre sans s'émietter.

« Certainement. J'ai beau avoir mes désaccords avec ma sœur, je ne lui souhaiterais jamais un mariage rien moins que parfait. »

De mieux en mieux, songea lugubrement le jeune homme en se laissant entraîner vers le portail en bois d'ébène, non seulement il apparaissait complètement débraillé, ce serait la première impression que sa belle-sœur aurait de lui.

Il ne s'attendait pas à avoir de la belle-famille, vu combien lourdement le Clairvoyant, Deirdre et Owyn avaient insisté sur les difficultés qu'avaient les fae à concevoir, mais en rétrospective, une lignée qui faisait des pieds et des mains pour fournir un partenaire fertile à chacune de ses héritières pouvait être raisonnablement soupçonnée d'avoir plus d'enfants que la majorité ? Ça et il s'agissait d'une lignée royale – c'était toujours plus prudent d'engendrer un cadet ou deux, dans le cas où l'aîné se retrouverait incapable d'assumer ses devoirs pour une raison ou une autre.

Ça pouvait s'avérer désastreux, si elle décidait de le saboter. Ça pouvait aussi s'avérer un avantage, si elle décidait de devenir son allié. Comme toujours avec le Peuple, ça pouvait aller dans un sens ou dans l'autre.

Pour l'instant, elle semblait vouloir aider, alors il prendrait ça.