Du plus loin qu'elle s'en souvienne, depuis sa naissance du limon et des eaux vives, elle n'avait jamais été appelée autrement que Shannon. Mais quand vous partagiez ce nom avec les dizaines de nymphes à avoir jailli du fleuve irlandais de Shannon, et bien, c'était difficile de se sentir spéciale. Difficile de penser que c'était plus une étiquette qu'un nom qui lui avait été attribuée.
Ses innombrables sœurs, les aînées comme les cadettes, lui ressemblaient toutes presque parfaitement, à la manière des gouttes d'eau pourrait-on dire : peu importe la fille de la rivière à laquelle vous vous adressiez, c'était la même silhouette élancée, le même teint bleuté à force de pâleur, la même longue chevelure emmêlée d'un noir verdâtre qui paraissait incapable de sécher, les mêmes larges yeux humides dont la couleur refusait de rester constante. La seule chose en mesure de la différencier des autres, c'était la commissure gauche de ses lèvres tombant un peu plus bas que l'autre, et encore n'était-ce pas simple à remarquer.
Ses innombrables sœurs, les aînées comme les cadettes, s'employaient généralement comme lavandières. Après tout, le linge avait besoin d'être lavé, les nymphes passaient leur temps à barboter dans l'eau, l'association se tenait. Ses premiers souvenirs étaient remplis par des gargouillis de draps détrempés et l'odeur entêtante du savon, et avant de comptabiliser un an de vie elle savait déjà comment faire partir une tache fusse-t-elle de boue ou de sang.
Là où ses innombrables sœurs avaient été surprises, cela avait été de la voir partir à Caer Sidi pour se mettre au service de la cour d'Hiver, loin du fleuve et loin de ses sœurs. Oh, les nobles aussi avaient besoin de linge propre – peut-être encore plus que les roturiers en dépit de pratiquer des activités souvent moins salissantes – mais ils n'en restaient pas moins la cour d'Hiver, des fae s'étant écartés de la magie dans son état primitif. Pourquoi une nymphe, une incarnation de la magie sauvage, voudrait-elle se mêler à ces aristocrates cherchant à donner des règles à la nature ?
Elle n'avait pas expliqué que peut-être, après être née et avoir grandi dans le chaos, elle se sentait intriguée par l'existence de règles. Elle était juste partie, et elle était arrivée pile alors que son Altesse commençait à préparer son mariage et l'arrivée de son futur parèdre au château. Et un nouvel habitant à Caer Sidi, et bien, il lui fallait des domestiques, n'est-ce pas ?
Les règles imposées à la Shannon étaient simples : veiller à ce que le linge soit toujours impeccable, veiller à ce que le bain ne laisse rien à redire, veiller à ce que les carreaux et les dallages soient impeccablement propres, et faire usage d'une robe et d'un peigne. En toute franchise, c'était cette dernière consigne qui lui donnait le plus de difficulté : ayant vécu jusque là dans un environnement aquatique, elle n'avait encore jamais eu besoin de s'habiller ni de se coiffer et ses piteux efforts ne parvenaient qu'à lui conférer un air vaguement souillon.
C'était d'autant plus navrant qu'elle allait enfin faire la connaissance de son maître, l'homme que son Altesse s'apprêtait à accepter dans son lit et sur son trône. Enfin, d'un autre côté, il ne serait pas plus reluisant, après une journée entière de chevauchée pour parvenir à la forteresse et plusieurs heures de méditation sur son future dans la chapelle souterraine, en dépit d'un bref récurage entre les deux.
Mais une fois intronisé comme prince consort, il aurait définitivement l'allure et la tenue imposantes, tandis qu'elle… et bien, elle ne se voyait pas réussir à paraître un peu plus civilisée.
La Shannon repoussa du mieux qu'elle put ces pensées lugubres alors qu'elle terminait de verser le dernier seau d'eau dans le large baquet de bois d'aubépine. L'eau était propre et pas assez chaude pour risquer de brûler la peau délicate de qui s'y plongerait, un petit seau avait été rempli de poudre de saponaire afin d'accomplir son office de nettoyant, ne manquait plus que la personne à l'intention de laquelle ces préparatifs avaient été réalisées.
Ce fut à ce moment que Chara pénétra dans la pièce. En temps normal, un domestique n'aurait pas dû porter un nom, fusse-t-il quelconque, mais Chara était l'enfant du couple régnant Sous la Colline et plus un attaché diplomatique qu'un serviteur. La Shannon ne comprenait vraiment pas pourquoi il se placerait volontairement dans une position subordonnée à un monarque extérieur à sa court d'origine, mais tout chez Chara était mystère : son âge véritable car on lui donnait aussi facilement huit ans que treize, ses pensées toujours dissimulées derrière un visage inexpressif qui occasionnellement arborait un sourire trouble, jusqu'à son sexe qui pouvait passer de garçon à fille pour revenir à garçon en l'espace d'une minute.
Elle nourrissait le vague soupçon que Chara aimait la confusion générale que causait sa seule présence, autrement il aurait fourni des précisions depuis belle lurette.
« Est-ce que le maître est arrivé ? »
Chara hocha la tête, alla se pencher au-dessus du baquet pour inspecter l'état du bain qui reçut un reniflement approbateur, puis s'en retourna à la porte qu'elle ouvrit largement – et le maître, le futur prince consort fit son entrée.
Sa peau était parfaite, si claire et nette que la Shannon en avait mal aux yeux et se vit contrainte de fixer le carrelage qu'elle avait récuré voilà deux heures à peine. Elle espérait qu'il n'y aurait pas trop d'éclaboussures, elle ne voulait pas avoir à ressortir la serpillière si tôt.
« Votre bain attend » déclara-t-elle docilement, comme elle en avait reçu l'instruction, et attendit d'être congédiée.
Quand il prit la parole, sa voix résonna de manière étonnamment douce entre les murs carrelés de la salle de bain, très loin des tonalités impérieuses et absolues qu'elle avait jusque là entendues à la court.
« J'apprécie tes efforts, heum… comment puis-je t'appeler ? »
Elle cligna des yeux puis releva la tête, son chignon glissant de travers sur sa nuque, et croisa un regard vif-argent placide attendant une réponse. Apparemment non, elle ne venait pas d'avoir une hallucination auditive.
« … Je suis née du fleuve Shannon » se décida-t-elle à avouer – ce n'était pas comme s'il s'agissait d'un secret, après tout. « Je ne suis qu'une simple Shannon. »
« Shannon » répéta-il, et elle sentit un frisson lui courir le long de la colonne vertébrale, car dans la bouche du futur parèdre de son Altesse ne venait pas d'être évoqué le fleuve irlandais ni ses innombrables sœurs mais bel et bien son insignifiante personne. « Es-tu rattachée à ma suite ? »
Elle déglutit, sentant que Chara la détaillait avec toute l'attention portée à quelqu'un sur le point de subir une mort atroce et exotique.
« Si je vous déplaît, Seigneur... »
« Loin de là » décréta cet homme de plus en plus impossible, « je pense que ce sera un plaisir de t'avoir dans mon entourage. Tu peux disposer. »
Au bord de l'évanouissement, la Shannon se sauva par la porte aussi vite que possible sans laisser paraître son désarroi, le regard de Chara lui transperçant le dos à la manière de la grêle. Une fois le battant refermé, elle s'écroula sans grâce sur le dallage à motifs géométriques.
Un bientôt prince, s'adressant à la valetaille ?! N'était-il pas au courant que les domestiques étaient supposés ne pas être vus, entendus ou remarqués de quelque manière que ce soit ? Ou bien se permettait-il pareille inconvenance sur la base logique qu'il ne s'était pas encore uni à son Altesse et était donc d'un statut plus ou moins équivalent à la servante chargée de veiller à ce que son linge demeure immaculé ?
Le linge. Elle avait dû préparer du linge en vue des noces – bon, les draps du lit avaient déjà été embarqués, mais elle pouvait toujours inspecter de nouveau la chemise de nuit, ça lui calmerait les nerfs.
Il s'agissait d'une chemise de chanvre tout bête, à peine blanchi et dépourvue de manches, dégageant l'odeur propre et fade des noix de lavage. Le rituel nuptial qui consacrait l'ascension de la Reine de l'Air et des Ténèbres nécessitait le moins d'interférence possible, et cela signifiait des vêtements très peu élaborés – si peu élaborés que les plus démunis des paysans auraient eu honte de s'en vêtir.
Quoique, lorsque c'était votre nuit de noces, vous pensiez forcément à autre chose que votre chemise.
