Probable conséquence de son statut de changelin, Liam ne pouvait pas s'empêcher de s'attendre à être incommodé chaque fois qu'il s'immergeait dans de l'eau froide – et maintenant que la Court d'Hiver l'avait réclamé, il ne se récurait plus que dans l'eau froide, voire quasi glaciale – seulement pour ne même pas frissonner alors qu'il effectuait ses ablutions.
Vu les circonstances présentes, cela aurait été malheureux : la pauvre Shannon paraissait déjà si nerveuse de le rencontrer, il ne manquerait plus qu'il n'apprécie pas les efforts qu'elle avait déployés pour le servir.
Bon, il n'avait sans doute pas calmé sa nervosité en s'adressant à elle – Owyn et Deirdre ainsi que le Clairvoyant lui avaient martelé qu'un serviteur était sensé ne pas se faire remarquer par la noblesse, surtout par la famille régnante, même quand ledit serviteur effectuait un travail exemplaire. La domesticité se devait de faire oublier jusqu'à son existence, sous peine de rappeler à leurs maîtres la sphère inférieure de leur race – et ce serait si désagréable, n'est-ce pas ?
Pour sa part, Liam projetait d'enfreindre outrageusement cette partie de l'étiquette en privé. Il n'était pas assez idiot pour agir ainsi publiquement, les courtisans sauteraient aussitôt sur l'opportunité de l'écorcher vif et pire. Mais quand il était dans ses appartements, dans sa propre chambre, personne ne pouvait lui dire quoi faire. Personne ne pouvait l'obliger à se conduire en monarque féerique en permanence.
Personne ne pouvait l'obliger à croire qu'un être intelligent chargé de veiller à son bien-être n'avait aucune valeur intrinsèque en tant que personne. C'était une certitude si fermement ancrée au fond de lui-même qu'elle venait forcément de la vie qu'il ne se rappelait plus, et il s'y raccrochait des deux mains.
D'autant que cette Shannon semblait être une travailleuse consciencieuse, remplissant le baquet suffisamment pour qu'il soit en grande partie submergé une fois assis dedans mais pas au point que l'eau déborde, et accrochant un petit seau de poudre savonneuse sur le rebord. Oui, il pensait réellement qu'il ne regretterait pas de l'avoir dans son entourage.
Ce troisième bain fut nettement plus méticuleux que celui qu'il avait pris ce matin, et celui auquel il avait eu droit avant d'être emprisonné trois bonnes heures dans une salle obscure pour ruminer sur son sort et se préparer à l'épreuve qui l'attendait. Liam se rinça abondamment les aisselles et l'entrejambe pour faire disparaître jusqu'au souvenir de la sueur et des mauvaises odeurs, hésitant brièvement à se laver la tête avant d'y renoncer – son interminable crinière prendrait trop de temps à sécher et il ne voulait pas se coucher les cheveux humides.
Après un bon quart d'heures d'ablutions, l'eau du bain avait pris une nuance blanchâtre et le petit valet – non, il s'appelait Chara – lui tendit obligeamment une serviette alors qu'il s'extirpait du baquet.
Tout en remerciant machinalement l'enfant – lequel ouvrit des yeux très rouges devant cette infraction criante à l'étiquette – Liam remarqua que la serviette était blanche. Il avait été prévenu que les membres les plus haut placés de la Court d'Hiver portaient du blanc, mais il ne s'attendait pas à ce que cela s'applique également à leurs affaires. Quoique, pour différencier les possessions royales de celles des courtisans, ça devait beaucoup aider. Moins de chance de confondre et donc de s'attirer la furie d'un employeur contrarié.
Pendant qu'il s'essuyait, Chara quitta brièvement la salle de bains afin de revenir porteur d'une longue chemise sans manches, tombant jusqu'aux chevilles de Liam une fois enfilée et légèrement rugueuse contre sa peau ramollie par l'humidité. Il surprit son reflet dans l'eau trouble du baquet et grelotta.
Il ressemblait à une victime sacrificielle, sur le point d'être amenée aux druides afin de se faire couper la gorge ou brûler vif. Le Roi de l'Année, après tout, n'avait point d'autre but que d'être acclamé le temps de son union avec la Reine de Mai afin de bénir le pays, puis d'être sacrifié afin de laisser la place à un nouveau prétendant à son trône. Tout ça pour assurer la bonne marche des saisons et des générations.
Il avait été choisi comme offrande à la Reine sur le point de coiffer la couronne, et pour cela le garçon qu'il avait été et dont il ne connaissait plus le nom avait été impitoyablement sacrifié, tout cela pour forger un prince consort digne de régner sur la partie Unseelie du Royaume de Faerie.
Les garçons choisis par les druides avaient probablement considéré la perspective de leur sacrifice comme un honneur, endoctrinés qu'ils l'avaient été par leur culture. Liam voulait seulement vomir.
Une toux aux allures de reproche l'arracha à ses pensées sinistres – Chara penchait la tête, lui adressant un sourire énigmatique qui pouvait autant exprimer la taquinerie que le reproche.
« Je suppose qu'il est temps d'y aller ? » fit Liam, s'étranglant presque avec la boule de panique occupée à se former au niveau de ses cordes vocales.
L'enfant lui adressa une révérence exagérée, s'inclinant si bas que les pointes du long carré auburn de sa chevelure frôlèrent le dallage, avant d'indiquer la porte d'une main émergeant à grand-peine de la manche bleue de sa tunique. Message reçu.
« Tu devras me montrer le chemin, je ne sais pas où doit se dérouler la cérémonie. »
Le sourire de Chara demeura inébranlablement fixé sur ses lèvres fines, à croire que le visage de l'enfant était un masque taillé dans un étrange granit doré. Si Liam était tout à fait d'accord pour accepter la Shannon au sein de sa maisonnée personnelle, il commençait à se demander s'il ne ferait pas mieux de décliner poliment les services de Chara – il y avait quelque chose dans sa manière d'être qui finissait par vous mettre mal à l'aise. Mais pouvait-il faire cela sans offenser la famille du petit – ou était-ce de la petite ? En y regardant mieux, oui, il s'agissait d'une fille.
Liam aurait pourtant juré que Chara était bel et bien un garçon tout à l'heure. Enfin, comparé à tout le reste, un valet incertain de son sexe ne figurait pas bien haut sur la liste des choses risquant de lui causer des torts irréversibles.
En tête de liste figurait la Reine de l'Air et des Ténèbres, la femme qu'il s'apprêtait à épouser. Oui, il était supposé être la seule personne à la court en mesure de lui parler franchement sans encourir de punition, mais ça ne signifiait pas qu'elle serait son alliée. Déjà que la réaction de sa belle-sœur n'avait pas été favorable – la femme l'avait détaillé avec le froid regard dégoûté d'une ménagère devant un cabot galeux qu'elle s'apprête à chasser de sa porte à grands coups de pieds au derrière. Et les sœurs… au sein d'une fratrie, on était supposé se soutenir mutuellement. Enfin, Liam pensait que ça fonctionnait ainsi. Il était bien placé pour le savoir, non ? Il avait eu un frère, après tout.
Il ne voulait pas être marié à quelqu'un qui ferait de sa vie un cauchemar et qu'il ne pourrait jamais laisser derrière lui – le Royaume de Faerie ne reconnaissait pas le divorce, les vœux maritaux prenaient très au sérieux la clause jusqu'à ce que la mort nous sépare. Il ne voulait pas ça du tout, et il ne pouvait que prier pour que son Altesse soit du même avis ou du moins assez apathique pour le laisser en paix.
Il ne pouvait que prier tandis que Chara le guidait le long des couloirs, l'amenant à la chambre nuptiale.
