En matière de chambre nuptiale, Liam avait eu le culot d'imaginer que celle-ci contiendrait un lit. Un vrai avec des draps et des oreillers, juste assez pour être moelleux sans vous engloutir, juste assez pour ne pas se réveiller avec des vertèbres si meurtries d'inconfort que les os étaient forcément couverts de bleus.
Mais bien sûr, comme il n'était pas chanceux à ce point, la chambre nuptiale avait bien plutôt des allures de chambre sacrificielle attendant sa victime : entièrement dallée de pierre froide, des runes luisant d'un sinistre éclat blanc bleuté glacial courant sur les murs et le sol, au centre un large autel rectangulaire festonné de branches de pin vertes et de houx chargés de baies rouge vénéneux sur ses flancs.
Et bien sûr, ne pas oublier la grande prêtresse – l'actuelle princesse héritière de la cour d'Hiver féerique, sous peu Reine de l'Air et des Ténèbres, sa future épouse.
À première vue, elle paraissait aussi jeune que lui mais il ne fallait jamais jurer de rien avec les Sidhes, surtout les nobles puissants. Plus petite que lui, pas beaucoup mais néanmoins assez pour qu'il lui faille se percher sur la pointe des pieds afin qu'elle puisse l'embrasser sans trop de gêne. Sa peau était blanche – pas les tonalités roses et beiges normalement sous-entendues par la description d'une personne caucasienne, mais blanche comme du sucre glace ou du papier tout juste sorti de chez l'imprimeur. Sur cette peau blanche à vous donner mal aux yeux avaient été tracées toujours plus de runes, à l'aide d'une encre noir rougeâtre flamboyant d'une lueur encore mouillée.
Cette encre attirait l'attention sur sa silhouette en forme de goutte, fine et plate au niveau des épaules et de la poitrine pour s'élargir aux hanches, hissées au sommet de jambes puissantes avec lesquelles elles encadraient un ventre légèrement musclé. Réalisant qu'il détaillait avec un peu trop d'insistance cet abdomen au nombril vaguement protubérant, Liam força son regard à remonter vers le visage de sa vis-à-vis.
Elle était loin d'être laide, étant dotée de traits parfaitement réguliers, et pourtant il ne l'accuserait certainement pas d'être belle – il y avait quelque chose de trop étudié dans les angles de sa bouche et de son nez, de quasi prémédité dans les courbes de ses lèvres blêmes et de son front lisse. Quelque chose oscillant sur la fine frontière séparant la fascination de la révulsion.
Elle renifla, rejetant la tête en arrière pour faire danser la fine chevelure neigeuse effleurant son cou et ses épaules en mèches grossièrement coupées, et empala son futur consort d'un regard aussi noir qu'une caverne obscure pendant une nuit sans lune.
« Alors c'est toi » fit-elle.
Y avait-il de l'accusation dans sa voix ? Du soulagement ? Ou un simple constat ? Derrière Liam, la porte de la chambre rituelle se referma dans un soupir, signalant l'évasion de Chara et laissant les futurs époux en tête-à-tête.
Dans ses poumons, le souffle s'était lentement changé en échardes froides menaçant de lui transpercer la poitrine. Liam s'obligea à se tenir droit, renvoyant à son interlocutrice l'impassibilité de son regard.
« C'est moi » se borna-t-il à répondre. « Et vous aussi, je suppose. »
Un sourcil quasi incolore, quasi impossible à discerner sur la peau blanche, fit mine de s'arquer.
« Tu m'as l'air bien poli » remarqua-t-elle.
« Je n'ai rien d'autre à quoi me raccrocher » lui rétorqua-t-il, un soupçon d'aigreur exaspérée s'injectant malgré lui dans son timbre.
Les yeux noirs le scrutèrent, et la mortification s'abattit sur Liam. Mais que pouvait-il dire si ce n'était la vérité ? Face à celle qui aurait bientôt tout pouvoir sur lui, quelle arme et quel bouclier lui restait-il en dehors des usages de bonne société, lesquels garantissaient au moins qu'il saurait de quelle manière elle devrait réagir ?
Dix secondes ou une heure passèrent, difficile de jauger l'écoulement du temps, puis elle se détourna pour se diriger vers l'autel. Curieusement, elle ne s'allongea pas aussitôt dessus, s'emparant plutôt de deux larges cruches posées juste à côté, des récipients de céramique bleue et jaune dont les couleurs vives détonnaient furieusement dans cette salle rituelle, puis s'assit sans plus de façon sur l'autel afin de déboucher les cruchons.
Intrigué malgré lui, Liam s'avança. Les yeux noirs se posèrent à nouveau sur lui, et il inclina la tête sur le côté.
« Pour… faciliter le processus » déclara-t-elle d'un ton vaguement pincé.
Ah.
« Alcool ou aphrodisiaque ? » interrogea-t-il sans ménagement.
« Hydromel dans la cruche jaune, aphrodisiaque dans celle-ci » indiqua-t-elle en tapotant le récipient sur ses genoux. « Par quoi veux-tu commencer ? »
Bon, et bien, puisqu'ils y étaient, inutile de tourner encore autour du pot. Le contenu de la cruche bleue clapota assez bruyamment dans l'air frigide alors qu'il portait la céramique à ses lèvres pour avaler péniblement trois gorgées, manquant s'étrangler alors que l'acidité virulente de baies rouges et l'épaisseur écœurante du miel inondait sa langue. Il échangea non sans empressement son cruchon contre celui de sa vis-à-vis, s'efforçant de se rincer la bouche par l'amertume rehaussée de pomme de l'hydromel.
Lorsque les deux cruches furent reposées, il pouvait sentir un désagréable vertige pulser entre ses tempes tandis que la sueur perlait le long de sa colonne vertébrale et de ses jambes et que son bas-ventre se contractait. En face de lui, sa future épouse avait la respiration sifflante, ses mamelons fonçant et se redressant d'eux-mêmes alors qu'elle l'invitait à s'approcher.
« Tu es trop habillé » siffla-t-elle alors qu'elle lui retirait sa chemise de nuit sans grande délicatesse, ses mains froides rendues maladroites par l'impatience.
Dans le recoin de son esprit encore rationnel, Liam musa qu'en fait, il était si peu vêtu que ça frôlait l'indécence publique, et comment osait-elle le critiquer alors qu'elle-même ne portait en tout et pour tout que de la peinture rituelle ? Cependant, ses protestations se cantonnaient à la portion rationnelle de sa psyché, et après l'alcool et l'aphrodisiaque, celle-ci ne se défendait trop guère.
Au lieu de vocaliser sa plainte, il décida d'embrasser sa future épouse sur les lèvres. Ce fut maladroit. Ce fut humide. Vu l'absence de critique, il décida qu'il ne s'était pas si mal débrouillé, et se laissa faire alors qu'elle l'incitait à s'allonger tout contre elle sur l'autel.
La pierre et les runes fredonnaient – une psalmodie détachée, distante, si les étoiles voulaient chanter le résultat ressemblerait probablement à cela, et le pouvoir qui s'exsudait à chaque caresse, chaque étreinte était de même nature, froid et impersonnel et trop vaste pour être vraiment compris ou embrassé d'un seul regard.
Le pouvoir s'extirpait de la pierre et des runes afin d'imbiber la chair, et changeait au passage – mais comment pouvait-il en être autrement, alors que le matériau était si différent, alors que l'interprétation de la magie selon un être sapient différait de l'interprétation de la magie selon le monde naturel ?
Liam suffoquait presque sous le double assaut, le pouvoir le pénétrant alors qu'il pénétrait le corps en dessous de lui, l'un donnant et l'autre offert, l'une compréhensible et l'autre pas, et lui entre les deux permettant aux énergies de se mêler et se mélanger, permettant à la rivière de filtrer à travers lui pour se déverser dans sa partenaire, laquelle partenaire hoquetait et sanglotait tout bas avec lui, levant vers lui un regard noir humide chargé d'effroi autant que d'émerveillement, un regard noir où nageaient des astres d'argent incandescent.
« Arawn » souffla-t-elle dans un râle d'agonie et de naissance confondues, « mon Roi. »
Il se courba au-dessus d'elle pour la baiser au front, et une décharge d'électricité statique lui embrasa les lèvres.
« Mab » haleta-t-il en réponse, « ma Reine. »
