La grande salle de Caer Sidi était à l'image de l'étincelante, éternellement changeante forteresse de verre : d'un jour à l'autre, personne ne savait jamais à quoi elle ressemblerait, si elle serait de marbre veineux usé par les ans ou de pur albâtre flambant neuf. Même les humeurs de sa Majesté ne constituaient pas un indicateur fiable – en vérité, tout Caer Sidi répondait probablement moins aux commandements de la souveraine que Caer Sidi en soi acceptait des suggestions.
Mais après tout, tel était l'aléa de vivre dans les terres de Faerie : tout changeait constamment, que ce soit sur une impulsion ou dans le cadre d'un plan à long terme, que ce fusse par désir personnel ou sur l'exigence de plus puissant que soi.
Pour ce soir, la grande salle était entièrement d'obsidienne, depuis les dalles méticuleusement polies et ornées de motifs floraux où gambadaient une foultitude d'animaux plus ou moins fantastiques, jusqu'au plafond en coupole où des encorbellements judicieusement placés formaient un vortex étourdissant. D'élégantes tapisseries en camaïeu de bleus rehaussés de fil d'argent ornaient les murs, renvoyant la lueur des chandelles blanches.
Pour le banquet de ce matin, les convives pouvaient s'asseoir à une quinzaine de tables hexagonales en bois sombre, sur des chaises rembourrées en velours et satin, attendant que l'un ou l'autre domestique passe à proximité avec un plateau de nourriture et de boisson. Si les serviteurs portaient du gris si foncé que cela flirtait avec le noir, la majorité des convives était vêtue de drap beaucoup plus clair, dans des coloris étain, perle ou argile.
Personne n'arborait de blanc à l'exception des convives installés sur le dais. Ceux-ci se montaient au nombre de quatre : la Reine-Mère, son Altesse la sœur de sa Majesté, sa Majesté elle-même, et le prince-consort tout juste intronisé.
C'était facile de savoir qui était qui : le nouveau Roi était le seul homme, son Altesse était la moins parée avec ses longues robes et son voile brodés qui devaient la démanger vu la moue contrariée qu'elle arborait, et la Reine-Mère était vieille. Pas juste dégageant l'impression d'avoir vu défiler plus de temps que son interlocuteur ne pouvait l'imaginer – véritablement vieille, des rides creusant des sillons dans ses joues et sur son front tandis que la blancheur de sa chevelure manquait de l'éclat vital qu'avait celle de sa Majesté.
Tous ressemblaient à des poupées de porcelaine et de cire, si imposantes et finement travaillées que les enfants finissent par craindre de jouer avec et préfèrent les abandonner sur une étagère pour les admirer de loin.
En tout cas, c'était l'impression qu'en avait le jeune gnome en tunique anthracite, serrant dans ses bras une lourde carafe remplie de metheglin dégageant un puissant arôme de cannelle et de muscade qu'il était chargé de verser dans les coupes des convives dès que l'une semblait un peu trop vide.
Personne ne lui faisait signe d'approcher afin qu'il effectue sa tâche, cela aurait été de la dernière vulgarité. Un bon serviteur se devait de rectifier les soucis avant même que ceux-ci ne puissent incommoder ses maîtres, autrement il méritait le fouet. Ou bien se retrouvait à servir d'engrais pour les récoltes, ou de jouet à mâcher pour les molosses de sa Majesté.
Le jeune gnome ignorait quel âge il avait exactement, il savait juste que c'était assez pour qu'il puisse se montrer en public sans courir le risque d'être enlevé par quelqu'un voyant une proie facile – les enfants des fae n'étaient plus considérés vulnérables dès qu'ils pouvaient manier le couteau ou la magie sans danger de se blesser accidentellement pour les nobles. Au sein de la valetaille, c'était beaucoup plus courant de garder sa progéniture à l'écart jusqu'à l'âge adulte, de la sorte les risques étaient minimisés.
Aux yeux d'un humain, il semblerait au bord de la puberté, petit comme il était avec une bouille joufflue, mais ceci était monnaie courante parmi les gnomes. Et les gnomes aimaient qu'il en soit ainsi – petite taille voulait dire moins de difficulté pour se fondre dans le décor. Cela faisait d'eux une race très prisée pour servir les nobles.
Ce qui les mettait en compétition avec les brownies, forcément. Ceux-là avaient l'avantage traître de réclamer encore moins pour leur entretien, se contentant de sac pour habillement et de rares croûtes pour nourriture, mais leur tendance à visiter le monde mortel afin de se mettre au service des humains leur valait une réputation peu reluisante.
Surtout parce que le reste de Faerie ne pouvait guère empiéter dans le domaine des hommes, pas sans un effort épuisant pour y entrer, suivi d'un effort épuisant pour y demeurer.
Le jeune gnome n'était pas très certain des détails, ses grand-mères n'avaient pas été généreuses en précision, probablement parce qu'elles aussi ignoraient l'intégralité de l'affaire. Toujours était-il qu'à un moment donné, les humains avaient décidé qu'ils ne voulaient plus permettre aux Sidhes de visiter leur dimension – une histoire d'enfants volés, apparemment, ce qui tenait du ridicule. Si vous ne pouviez pas surveiller vos enfants comme ils méritaient de l'être, alors vous n'aviez aucun droit de vous plaindre quand vous les perdiez. Mais qui pouvait comprendre comment raisonnaient les humains ?
Les humains en colère, donc, avaient eu recours au fer – rien que de penser au métal de mort, le jeune gnome en frissonnait d'épouvante – et à leur propre magie afin d'ériger une barrière entre leur propre monde et Faerie. Une barrière qui ne pouvait être franchie sans effort que par un Sidhe doté d'un pouvoir hors norme, ou parce qu'un humain avait invité un Sidhe à venir le rejoindre dans la dimension des mortels.
Beaucoup de gens n'aimaient pas l'existence de la barrière – la nature des fae leur interdisant l'existence des absolus, bien sûr que l'imposition d'une règle incontournable leur déplaisait. Et ils aimaient encore moins dépendre du bon vouloir d'autrui – surtout parce que le bon vouloir des humains n'était jamais garanti, ils se fâchaient pour des raisons incompréhensibles et ne précisaient jamais ce qu'ils voulaient exactement, et jamais ils n'admettaient que c'était leur faute.
Non, les humains ne voulaient pas des fae, et pourtant ils voulaient que les brownies les servent. À partir de là, c'était facile de comprendre l'opinion que les humains avaient des Sidhes en général : bon pour la valetaille et rien d'autre.
Ce genre d'opinion, c'était difficile à pardonner. Pour ceux comme le jeune gnome, passe encore vu que sa tâche était de servir, mais traiter un noble comme ça ?
Le jour où la barrière tomberait – parce que rien n'est éternel en dépit des illusions que se font les fae comme les mortels – les humains allaient le regretter. Vraiment beaucoup.
Mais l'heure n'était pas aux considérations philosophiques, et d'ailleurs le jeune gnome n'était pas là pour ça mais pour servir à boire. Et pour aller remplir sa carafe quand celle-ci se vidait, et se remettre à servir à boire.
C'était une danse assez délicate, de se déplacer sans rentrer dans une chaise ou un autre des domestiques, et cela sans émettre le moindre bruit, mais c'était une qu'il maîtrisait assez bien pour ne pas attirer de réprimandes. Ni l'attention des nobles.
Enfin, il n'aurait dû attirer l'attention de personne, surtout pas celle du prince-consort. Mais l'espace d'une brève seconde, une paire d'yeux vif-argent se posa sur lui et il faillit trébucher d'épouvante.
Heureusement, ça ne dura guère, l'attention du nouveau Roi se portant promptement ailleurs, mais ce fut quand même une interminable seconde.
