Liam savait qu'un bon serviteur se devait de disparaître autant que possible pour effectuer sa besogne, mais ça ne l'en déprimait pas moins de voir les domestiques frémir et sursauter chaque fois qu'il leur jetait un coup d'œil, à croire qu'il était un messager de la Mort ou un Basilic. Il se demandait seulement s'ils allaient bien !
Afin de pouvoir régner en paix, le principe fondamental était de ne pas se faire détester, surtout par les gens qui s'occupaient de vous au quotidien car ceux-ci disposaient d'une capacité proprement terrifiante à vous pourrir la vie, voire vous tuer carrément, et vous ne le verriez jamais venir. Donc, pour bien entamer sa carrière de mari de la nouvelle Reine, Liam se devait de jauger le degré de satisfaction de la valetaille concernant leurs monarques.
Inutile de préciser que la tâche s'annonçait difficile, vu les réactions qu'il provoquait avec un simple regard. Liam ne voulait même pas imaginer ce qui se produirait s'il essayait de leur poser directement des questions – au strict minimum, syncope, peut-être bien rupture d'anévrisme.
Il en faisait, un Roi, et ce n'était qu'au niveau des domestiques. Qui savait ce que les courtisans, ministres et autres fonctionnaires pensaient de lui ? Le jeune homme ne pouvait se défaire de l'impression paranoïaque que tous ces gens en vêtements pâles pouvaient lire le fond de sa pensée et voir qu'il n'était qu'un misérable changelin rêvant de retourner à une vie fermière, auprès des ravisseurs lui tenant lieu de parents adoptifs.
Finalement, peut-être que la consigne défendant aux domestiques de se faire remarquer avait du bon – se retrouver ainsi propulsé au centre de toutes les attentions tenait du cauchemar abject.
Assise à côté de lui, son épouse de fraîche date arborait l'air soigneusement indifférent que les monarques se devaient de maîtriser avant de pouvoir monter sur leur trône. D'un autre côté, elle avait grandi entourée par ces nobles, alors leurs regards scrutateurs avaient probablement autant d'effet sur elle que la pluie sur un canard.
Assise de l'autre côté de lui, sa belle-sœur l'ignorait complètement. Elle n'avait daigné lui prêter attention que juste avant leur entrée dans la grande salle, lui adressant une grimace indéfinissable avant de fixer avec insistance le ventre de sa Majesté – laquelle avait reniflé impérieusement avant d'ordonner l'ouverture des portes.
Message reçu : sa fonction se réduisait à un distributeur de sperme aux yeux de son Altesse. Liam se demandait s'il pourrait la faire changer d'avis à son endroit, mais le départ de leur relation ne promettait absolument pas. Et vu comment elle interagissait avec sa propre sœur, une conduite qu'il n'était pas entièrement certain de pouvoir attribuer à l'étiquette royale, il y avait une forte probabilité pour qu'elle ne veuille même pas soutenir sa Reine.
L'indifférence, passe encore. Mais si elle se mettait à agir de manière franchement hostile… nombre de conflits de succession sanglants avaient été causés par des frères et sœurs jaloux, et ce n'était que dans le monde humain. Entre des Sidhes, les résultats tiendraient du cataclysme – et aucun moyen de savoir ce qu'elle commettrait avant qu'elle ne le fasse.
Owyn avait prévenu Liam que la paranoïa lui deviendrait vite une seconde nature, mais le jeune homme ne s'attendait pas à ce que ça démarre le lendemain immédiat de ses noces. Beau cadeau de mariage, ça.
Et en plus de la belle-sœur, son Altesse le bras droit de sa chère et tendre épouse la Reine de la Court d'Hiver, il fallait compter avec la grand-mère par alliance. Là-dessus, Liam hésitait : si la convention insistait farouchement que les belle-mères constituaient immanquablement les pires adversaires de leurs brus et gendres, rien n'était dit sur le sujet des grand-mères. Peut-être parce qu'elles avaient déjà eu le temps de décharger leur haine et leur venin sur la génération précédente, ou parce qu'elles étaient déjà mortes.
Mais comme il se mariait dans une famille Sidhe, la situation se devait d'être compliquée, forcément, alors il avait droit à une grand-mère par alliance ayant vu mourir sa fille (il était pratiquement sûr que la Reine précédente avait été la fille de la Reine-Mère plutôt qu'une nièce quelconque, puisque le poste de Reine nécessitait d'engendrer une héritière).
La Reine-Mère… elle arborait la tête de l'emploi. Depuis son arrivée à la forteresse, Liam avait vu des Sidhes de toutes les formes et de toutes les couleurs, des grands et des petits, des presque humains et des pratiquement bestiaux, mais aucun de ceux qu'il avait croisé n'avait affiché les marques de l'âge.
La Reine-Mère était vieille, et elle paraissait vieille, sa peau doucement chiffonnée constellée par des taches argentées, sa démarche précautionneuse, ses cheveux plus décolorés que brillants. Elle s'habillait de manière seyant à une matrone, longue robe austère sous un épais manteau de laine immaculée – à sa large ceinture de cuir blanc pendait une chaîne d'argent à laquelle était accroché un trousseau de clefs, assorti de deux boîtes en porcelaine peintes de motifs floraux bleus et d'un sceau en argent.
C'était significatif : une femme détenant les clefs des armoires, des appartements, du garde-manger et autres lieux de stockage était une femme influente, puisqu'elle décidait qui avait accès à quoi et quand. Et dans le cas présent, ce n'était pas la Reine elle-même qui détenait ce pouvoir, c'était sa grand-mère. Séparation délibérée des domaines d'influence, ou conflit plus personnel ? Liam devait absolument se renseigner sur la question afin d'éviter un faux pas potentiellement dangereux.
Avant son départ, il se rappelait le Clairvoyant le mettant en garde, lui disant que la Reine-Mère était du genre vieux jeu. Cela signifiait-il qu'elle lui serait hostile d'entrée de jeu, parce qu'il appartenait à la faction de sa petite-fille ? À cause du changement de régime qu'il symbolisait ? Des opinions qu'il pouvait avoir ?
Bon sang, vous étiez supposé pouvoir compter sur votre famille en cas de coup dur, pas être obligé de vous battre contre eux parce qu'ils représentaient le plus grand péril auquel vous deviez faire face !
Cette constatation… aurait dû enrager Liam. Le dégoûter. Au lieu de quoi, il n'éprouvait que lassitude et écœurement, des sentiments aussi épuisés que résignés.
Est-ce que… sa famille humaine avait été hostile envers ses propres membres ? Owyn avait dit que les changelins étaient choisis parmi ceux n'ayant plus de famille auprès de laquelle retourner, et que Liam avait tenté de se suicider avant qu'ils ne lui imposent la métamorphose… était-ce à cause de cela ? Vivait-il dans une famille si odieuse qu'il aurait considéré la mort préférable ?
Non, il ne pouvait pas accepter cela comme ça. Les Sidhes ne mentaient jamais directement, mais cela ne signifiait aucunement qu'ils étaient sincères. Owyn aurait plausiblement pu ne révéler qu'une partie de la vérité.
Mais au fond de lui, Liam sentait une brume noirâtre s'insinuer autour de son cœur, pour l'instant satisfaite de ne rien faire, mais il sentait bien qu'elle se resserrerait de manière inexorable jusqu'à étranglement.
Qu'elle l'étoufferait jusqu'à ce que ce soit plus facile de devenir la statue qu'il prétendait être, assis à côté d'une épouse qui lui avait été imposée, ne ressentant ni chaud ni froid parce que la pierre demeurait insensible à ce type de considération.
Déjà, c'était tentant. Au moins la pierre n'aurait pas si peur. Au moins la pierre n'éprouverait pas un tel sentiment d'échec devant ce qui l'attendait.
Mais bien sûr, Liam était trop lâche pour ça. Il n'avait même pas réussi à mourir correctement avant que sa vie ne bascule, et maintenant il ne pouvait même pas pétrifier son propre cœur.
