Avant de quitter la demeure d'Owyn et Deirdre, Liam avait été prévenu que les célébrations qui suivraient ses noces n'auraient pas lieu pour le mariage lui-même – après tout, une Reine digne de son titre n'avait nul besoin d'étaler ses affaires privées au regard de ses sujets. Si elle voulait un mari, elle prenait un mari et voilà tout.

Non, la raison pour les réjouissances était la tenue du Solstice d'Hiver – la nuit la plus longue de l'année, le moment où le pouvoir de la court qu'il allait rejoindre serait à son apogée avant de décroître progressivement. Indiscutablement, il s'agissait de la date la plus cruciale dans le calendrier de la Court d'Hiver – la date pendant laquelle de nombreux rituels étaient accomplis si le besoin s'en faisait ressentir, comme les noces d'une Reine.

Liam ne pouvait pas déterminer si c'était mieux ou pire ; d'un côté, personne ne mettait l'accent sur son nouveau statut et il s'en portait très bien. De l'autre, il se retrouvait catapulté dans les obligations de son poste royal sans aucun ménagement, et si jamais il commettait un pet de travers, tout le monde se dépêcherait de lui tomber dessus.

Alors qu'il accompagnait sa Majesté dans la salle du trône pour le défilé des ambassadeurs, il pria fort n'importe qui en mesure d'exaucer son vœu et favorablement disposé envers sa personne de lui accorder un visage impassible et une journée peu ou pratiquement pas catastrophique.

La salle du trône était étirée en longueur et semblait avoir été taillée dans un arc-en-ciel. En vérité, les murs, le sol et le plafond étaient de verre, mais ce verre avait la consistance et la froideur de la glace, une glace dans laquelle des reflets ne cessaient de changer de couleur – passant du bleu au violet rougeâtre avec un détour par le vert-jaune. C'était spectaculaire et conférait un léger vertige, au point qu'un visiteur regrettait et appréciait en égales mesures les tapis et tapisseries bleu foncé et gris argent couverts de motifs géométriques, rompant la danse hypnotique des reflets par leur indéniable présence.

À une extrémité de la salle se dressait un dais modeste, supportant un trône taillé dans de l'albâtre gypseux, un siège de construction si fine et dont la pierre paraissait si translucide que la perspective de s'y asseoir donnait des sueurs froides, certainement il s'agissait d'un siège d'apparat fait pour être regardé sous peine de se briser dans le cas contraire. Voir sa Majesté s'installer paisiblement dessus et le trône supporter son poids sans même un gémissement n'était probablement pas bon pour la santé mentale voire cardiaque.

Un tabouret de bois blanc garni d'un coussin avait été déposé à côté du trône pour que le nouveau Consort puisse demeurer auprès de sa Reine et être visible aux yeux des serviteurs, courtisans et vassaux présents dans la salle, un étalage du pouvoir de la souveraine.

La consigne pour la matinée s'annonçait trompeusement simple : les représentants de diverses factions allaient s'avancer afin de saluer la Reine de l'Air et des Ténèbres et l'assurer de leur allégeance continue pour l'année à venir, pendant que Liam se bornerait à jouer les décorations sur le dais. Il avait retenu les formules de politesse nécessaires si quelqu'un voulait lui adresser directement la parole (il espérait que le mariage ne serait pas considéré comme un motif suffisant pour faire une entorse à l'étiquette de court mais ne se faisait guère d'illusion, il y aurait toujours des idiots et de grossiers personnages) mais dans l'ensemble, il jouerait les statues en mesure de respirer.

Il s'autorisa une longue inspiration alors qu'un héraut portant un lourd tabard gris sombre brodé d'animaux blancs qu'il ne reconnaissait pas en raison de la distance frappait le sol de sa canne et annonçait le début du défilé.

Et quelle parade c'était ! Au sein de la court, les Sidhes arboraient une apparence nettement humanoïde en dépit de quelques détails révélateurs de leur véritable nature et respectaient le même code vestimentaire, mais les vassaux venant s'incliner devant le trône – il y en avait pour tous les goûts, grands et petits, insectoïdes et constitués de brumes ou de lumière indistincte, revêtus de fourrures ou de plumes ou même de boue aux textures et couleurs plus variées les unes que les autres.

Plus d'un osa couler un regard dans la direction du tabouret de Liam, discrètement dans la majeure partie des cas mais deux ou trois se hasardèrent carrément à le dévisager avant ou après s'être tourné vers sa Majesté, et le Consort put sentir la sueur menacer de lui poisser le dos à chaque reprise.

Cependant, il fallait bien que l'orage éclate.

« Gwyn ap Nudd, souverain du Tylwyth Teg ! » aboya le héraut.

L'être qui s'avança ressemblait à une petite montagne habillée de peaux décolorées, une cape de plumes de chouettes jetée sur ses épaules. La couleur de sa peau était difficile à déterminer, car chaque centimètre de son visage était recouvert d'une substance noirâtre qui aurait pu être de la peinture ou tout bêtement de la crasse, contrastant avec la chevelure laineuse et deux prunelles d'un blanc brillant.

Deux prunelles blanc brillant qui croisèrent les propres iris vif-argent de Liam – et Gwyn ap Nudd retroussa les lèvres sur des dents larges et solides, à première vue capables de broyer des noix dans leur coquille sans aucun mal.

Le changelin soutint le regard sans daigner frémir d'un cil. Il ne pouvait pas se permettre de laisser apercevoir la moindre émotion, sous peine de donner une ouverture par laquelle le vassal au visage noirci s'empresserait de s'engouffrer. Pas par malveillance ou inimitié personnelle, c'était seulement que la Court d'Hiver, non, les Sidhes en règle générale étaient tels.

Enfin, le nouvel arrivant se décida à porter son attention vers la souveraine – dont le visage était si dépourvu d'expression que ça parvenait à exprimer la franche désapprobation de manière étonnamment bruyante.

« Je constate que votre héraut a mauvaise mémoire, Majesté » lança-t-il sans la moindre gêne. « Mutiler mon titre de la sorte ! »

L'atmosphère dans la salle du trône était déjà peu accueillante, mais la déclaration de Gwyn ap Nudd la rendit activement glaciale – aussi bien dans le sens métaphorique que littéral, des vagues de froideur s'exhalant du corps de la Reine face à cette insulte franche, car c'était une insulte de sous-entendre que la souveraine était incompétente de s'entourer de domestiques incompétents, mélangée avec une accusation brutale.

Des dizaines d'yeux dévisageaient le spectacle, attendant de voir si la scène finirait en curée sanglante. Liam regrettait amèrement de se trouver aux premières loges.

« N'es-tu pas Gwyn ap Nudd, qui dirige la Bonne Famille ? » riposta la Reine du ton monocorde dissimulant la furie abjecte d'une femme prête à arracher des yeux sans rien d'autre que ses ongles.

« Je le suis » concéda son interlocuteur, l'air aimable. « Et je suis également le maître d'Annwyn, ou l'auriez-vous oublié ? »

Annwyn. Ça disait vaguement quelque chose à Liam, il ne se rappelait plus quoi. Une… histoire de chiens ? Non, pas exactement, mais ça avait un rapport avec les chiens.

« Je n'oublie pas qui est le maître d'Annwyn, et ce n'est assurément pas toi » décréta la souveraine – encore une insulte, mais vu que Gwyn s'était montré impoli le premier, elle était en mesure de lui répondre sur le même ton.

« Oh ? Et de qui à part ma personne pourrait-il s'agir, je me le demande... »

La voix du vassal s'éteignit alors que ses yeux revenaient se perdre du côté de Liam, et ses dents jaunâtres luirent dans son faciès noirci.

« Ah, je vois. Vous m'excuserez si je vérifie que le candidat est à la hauteur de ses fonctions, Majesté. »

« Vous êtes excusé » dit froidement la souveraine, sans même consulter son mari sur le sujet.

« En ce cas, mon peuple s'en remet à votre sagesse et à votre puissance, Majesté. Puissiez-vous n'en point abuser. »

Liam savait que la journée ne s'achèverait pas sans péril pour lui, mais ça n'en restait pas moins déprimant de voir ses suspicions confirmées.