Heureusement, personne après Gwyn ap Nudd ne fit mine d'insulter ou défier ouvertement la Reine de l'Air et des Ténèbres – le représentant de la Bonne Famille ou plutôt du Tylwyth Teg pour les traditionalistes préférant parler gallois ayant usé tout le quota d'audace pour le restant de la journée. Après l'orage, l'éclaircie.
Néanmoins, les conséquences de son audience persistaient à peser sur les pensées de Liam, en nuage noir et gonflé de foudre ne demandant qu'à s'abattre sur lui. De quoi lui gâcher le banquet de midi – il ne réalisait même pas ce qui se trouvait dans son assiette, et ne retint qu'un goût acidulé de fruit rouge servi pour le dessert sur tout le repas.
Si l'anxiété lui coupait l'appétit, sa tenure en tant que Consort durerait aussi longtemps qu'il lui faudrait pour mourir de faim, une perspective guère ragoûtante.
Aucun évènement officiel n'était prévu pour cet après-midi, les réjouissances ne devant reprendre que le soir avec le départ de la Chasse Sauvage – une procession pour le moins terrifiante dont le meneur variait souvent, désigné au hasard parmi les courtisans et vassaux de la Court s'étant distingués au préalable. En tant qu'époux de la souveraine, Liam se verrait probablement contraint de participer à la Chasse un jour, même si ce n'était que pour accompagner le groupe.
L'idée lui nouait l'estomac ; la Chasse n'était pas très exigeante concernant la nature de ses proies, après tout. Ça pouvait être un cerf, tout comme ça pouvait être un paysan ayant le malheur de se promener là où il n'aurait pas dû. Traiter une personne comme du gibier, comme moindre que soi…
La répugnance que lui procurait ce cauchemardesque scénario était trop bien enracinée en lui pour ne pas provenir de son existence humaine. Plus il récupérait d'indices sur la nature de son ancienne vie, plus Liam s'inquiétait sur l'ancien lui. Deirdre et Owyn lui avaient déclaré qu'ils n'avaient pu mettre la main sur lui que parce qu'il avait tenté de se suicider, et obtenir des raisons quand à pourquoi il avait pris cette décision – et bien, ça lui portait un coup au moral.
Mais il ne pouvait pas se concentrer sur cela, pas maintenant. Non, il lui fallait profiter du battement de l'après-midi afin de se renseigner sur l'incident de ce matin.
Il ne pouvait pas demander à son épouse, celle-ci s'était éclipsée aussitôt que l'obligation de passer du temps en compagnie de son mari avait été levée. Il ne pouvait pas demander à la Reine-Mère ni à son Altesse, il ignorait où celles-ci s'étaient esquivées ni si elles lui fourniraient des renseignements complets. Idem pour le Clairvoyant, même si le changelin plus âgé acceptait de seconder son congénère, il était supposé demeurer à l'écart et ne donner de consultation que lorsque la sécurité de la Court en dépendait.
Mais Liam ne dépendait pas uniquement de ces gens-là.
« Chara ? Montre-toi. »
Une fae appelée par son nom se devait d'y répondre, et le valet juvénile ne faisait guère exception à la règle. Un tapotement de pieds nus sur le dallage, et elle était là à lui faire une profonde révérence, ses doigts émergeant à peine des longues manches vertes de sa tunique brodée de fleurs jaunes aux poignets et à l'ourlet.
« Je dois en savoir davantage sur le Tylwyth Teg et Annwyn » annonça Liam sans ambages. « Informe-moi de ce que tu sais, ou amène-moi là où je pourrais trouver des réponses, je te prie. »
Le sourire énigmatique de Chara s'approfondit, et elle fit signe à son maître de la suivre dans les couloirs tortueux – jusqu'à le mener au seuil de la bibliothèque.
Il ne s'agissait pas d'une grande bibliothèque, à peine une petite pièce, mais Liam n'en tomba pas moins amoureux sur le champ des armoires de merisier décorées de gravures d'oiseaux, remplies de rouleaux de parchemin et de livres reliés de couvertures satinées. D'autant que l'alcôve était visiblement dédiée à la situation géopolitique, plus datée qu'actuelle, il fallait bien l'avouer, mais il n'en prendrait pas moins tout ce qu'il pouvait glaner.
Pour ce qui était d'en apprendre davantage sur le Tylwyth Teg, ce fut facile vu que leur livre se trouvait rangé dans l'armoire dédiée aux divers clans et multiples lignées de Faerie. Liam s'installa pour lire tandis que Chara continuait à fouiller parmi les ouvrages, recherchant une mention d'Annwyn.
La Bonne Famille consistait davantage en une ligue de cinq clans différents qu'une lignée unique, rassemblant les Ellyllon, les Coblynau, les Bwbachod, les Gwragedd Annwn et les Gwyllion. Leurs demeures tendaient à se situer sous la terre ou sous les eaux, et ils aimaient l'abondance.
Une carte remontant à plus de quatre siècles indiquait leur territoire approximatif. Les frontières avaient vraisemblablement changé depuis, que ce soit la faute de conflits ou parce que le pays lui-même avait eu des caprices, et Liam aurait entièrement négligé la page sans un détail crucial : le nom du territoire à la lisière des domaines reconnus comme appartenant à la Bonne Famille.
Annwyn.
Annwyn était un territoire. Un revendiqué par Gwyn ap Nudd, et que la Reine refusait de leur accorder. Mais pour quelle raison ? Désespérément curieux, Liam s'empara avidement du manuscrit que lui tendit son petit valet.
Apparemment, Annwyn s'étendait sous terre, un domaine suffisamment large pour rivaliser avec Yn Cholloo dans la mer d'Irlande, au sud-ouest de l'île de Man. Les descriptions des lieux ne manquaient pas de poésie, mais insistaient sur l'abondance de gibier et de verdure qui y prospéraient – et même un aveugle verrait la valeur stratégique du domaine, si celui-ci était aussi abondant. Pour une assemblée de clans soucieuse de nourrir ses membres, l'endroit n'avait pas de prix.
Malheureusement pour le Tylwyth Teg, ils n'étaient pas les seuls à vouloir s'accaparer Annwyn. Une tribu répondant au nom Hafgan – ou peut-être s'agissait-il uniquement du nom de leur chef, le texte n'était pas bien clair – ne cessait d'effectuer des razzias, et en profitait pour massacrer joyeusement tous les membres de la Bonne Famille sur lesquels ils mettaient la main. Ça ou ils les ajoutaient aux proies chassées dans le domaine – Liam espérait sincèrement que ce n'était qu'une exagération de l'auteur.
Et il fallait encore compter avec les hordes de molosses qui rôdaient dans les parages. C'était une race particulièrement prisée par les nobles en raison de ses qualités pour la course et la chasse, mais extrêmement difficile à dresser dans leur état naturel, même quand on disposait des impressionnants pouvoirs d'une Reine, si bien que la quasi totalité des bêtes blanches aux oreilles rouges entretenues par Caer Sidi descendait de spécimens capturés jeunes il y a plus de deux millénaires, au moyen d'une méthode dont plus personne ne se rappelait.
Alors, un domaine prospère, convoité par une meute de sauvages aux tendances potentiellement cannibales, une assemblée qui ne semblait pas avoir grand respect pour la couronne qu'ils étaient supposés suivre, une Reine qui ne voyait aucun problème à sacrifier son mari pour obtenir un avantage politique, et des bandes de chiens féroces. Il existait un mot pour décrire ce genre de situation, et c'était piège.
Liam voulait un peu pleurer devant l'ampleur du désastre qui se profilait devant lui.
Mais aussi, à quoi s'attendait-il d'autre ? Avec la Court d'Hiver, ce genre de sabotage se produisait constamment – si une fae voyait l'opportunité de gagner quelque chose qu'elle voulait, elle n'hésiterait pas à piétiner sa propre famille pour ce faire, tant pis si ça faisait mal à la personne piétinée, celle-ci n'en mourrait pas, n'est-ce pas ?
Et parmi les nobles, c'était encore pire. Les nobles n'étaient pas supposés être faibles et délicats, après tout, mais pouvoir affronter le pire et s'en sortir embaumant la rose, comme si rien n'était plus facile.
Liam devrait se soumettre à l'épreuve concoctée par Gwyn ap Nudd afin de prouver qu'il méritait de revendiquer Annwyn comme son domaine, aucun moyen de reculer.
