« Je vois que mon un ne répugne pas à la tâche. »

La voix fraîche et calme n'exprimait pas la désapprobation – n'exprimait aucune émotion particulière en fait, il s'agissait tout simplement d'un constat – et pourtant Liam sentit un frisson lui courir le long de la colonne vertébrale, ce en dépit de l'immunité de son métabolisme au froid.

La Reine se tenait dans la petite bibliothèque, promenant un regard indifférent sur les rayonnages, et rendant la pièce désespérément étroite et exiguë tant sa présence remplissait le local. Du coin de l'œil, Liam pouvait voir Chara agenouillé par terre, s'efforçant d'être aussi peu remarquable qu'un élément du plancher, et l'envia furieusement l'espace d'une fraction de seconde.

Hélas pour le changelin, il n'était pas un misérable petit valet, mais le Consort désigné de la Reine – elle ne lui permettrait jamais d'échapper à son attention. De fait, il figea son expression en un masque neutre avant de formuler une salutation :

« Ma Reine. »

« Mon Prince, et si tout se passe bien, mon futur souverain d'Annwn » répondit-elle, une lueur indéfinissable luisant brièvement dans ses prunelles insondables.

Ah, c'était donc de cela qu'il s'agissait. Nettement prévisible, puisque c'était le grand évènement perturbateur de la journée – Liam n'éprouva aucun pétillement de surprise dans les recoins de sa poitrine, rien qu'une certaine irritation et le désir d'en finir.

« Si tout se passe bien » décida-t-il de répéter.

C'était tout un art, parvenir à exprimer des émotions et des sentiments tout en conservant l'immobilité et la sérénité d'une statue de granite. Liam était un brin troublé par la virtuosité avec laquelle l'humble débutant à la court qu'il était se lançait dans l'entreprise, et il avait le pressentiment qu'il ne ferait que polir et raffiner ce talent dans le futur.

En quoi donc avait consisté sa vie préalable, pour qu'il se fonde dans le mode de vie unseelie avec moins de difficultés qu'il ne l'aurait cru ?

Sa Majesté cligna lentement des yeux, et le changelin songea qu'elle lui rappelait un large fauve d'une blancheur immaculée, tapi dans la neige et attendant qu'une proie assez stupide ou imprudente passe à proximité.

« La Bonne Famille est des plus exaspérantes lorsqu'elle décide de se faire remarquer, que ce soit parmi le Peuple ou parmi les mortels » reconnut-elle avant d'ajouter : « Mais en dépit de leur espièglerie, ils sont loin d'être aussi subtils et aussi puissants qu'ils aiment à s'en vanter. Ils se plaindront et vagiront de désarroi une fois que tu auras passé un an et un jour dans la contrée qu'ils n'ont jamais réussi à conquérir, mais ils seront contraints de te jurer fidélité pour le restant de tes jours. »

Le cerveau de Liam tournait à plein régime, décryptant furieusement les informations ainsi fournies par la souveraine.

Un an et un jour qu'il lui faudrait passer dans la contrée d'Annwn – lieu d'abondance où erraient des meutes de chiens féroces et des tribus hostiles qui ne voyaient aucun problème à dévorer la chair de leurs ennemis. Une épreuve digne de la Cour de l'Hiver – chez eux, il fallait réussir si l'on ne voulait pas mourir, et votre unique récompense pour avoir survécu était la perspective de nouvelles épreuves car l'Hiver était une lutte continuelle contre la mort qui rôdait tout autour de vous, n'attendant qu'un seul faux pas pour vous emporter.

Oui, Liam était supposé être leur Roi, mais du point de vue des fae affiliés à la Cour, il n'était encore qu'un parvenu ayant épousé la Reine. Il n'avait pas fait ses preuves, n'avait aucunement démontré qu'il avait la volonté de survivre ainsi que la ruse et la force nécessaires pour concrétiser cette volonté – les qualités prisées par-dessus tout au sein des représentants de la partie unseelie du Peuple. Bien sûr que l'un ou l'autre dignitaire aurait fini par le défier tôt ou tard – Gwyn ap Nudd avait tout bêtement été le plus rapide d'entre eux.

Le changelin n'en désirait pas moins rager contre l'injustice de son sort. Il n'avait même pas voulu cette stupide position pour commencer, mais à présent les sortilèges s'étaient infiltrés sous sa peau et dans la moelle de ses os, impossible de se désister ou le dirigeant du Tylwyth Teg n'aurait même pas le temps de l'écorcher vif car la propre magie de Liam se retournerait contre lui.

Il pouvait la sentir, un courant glacial susurrant dans ses veines et le poussant inexorablement vers Annwn, menaçant de prendre le contrôle de ses membres à la manière d'un marionnettiste contrarié de voir son pantin demeurer ballant et nigaud. Deviendrait-il un prisonnier dans sa propre chair, s'il ne jouait pas le jeu ?

C'était drôle, la relation des fae avec la magie – ils pouvaient s'en servir tant qu'ils avaient assez d'imagination, d'un simple claquement de doigt, mais elle leur imposait ses règles en échange. Liam ne se rappelait pas avoir été humain, mais il avait la certitude confuse que la pratique de l'arcane pour qui était mortel ne s'avérait pas si contraignante, bien que nettement moins puissante.

Le changelin s'abstint de soupirer. La Reine était toujours dans la même pièce que lui, scrutant ses traits comme si elle espérait le voir céder à la panique et aux larmes. Il ne lui accorderait pas ce plaisir, il n'était pas si faible que cela en dépit des nœuds en train de se former dans ses entrailles.

« J'imagine que sa Majesté n'aura aucun souci à régner seule tandis que je soumets la Bonne Famille en son nom » lança-t-il nonchalamment.

Il crut voir les sourcils de sa royale interlocutrice frémir, comme si elle avait été sur le point de les froncer et s'était retenue au tout dernier moment. La pique avait donc fait mouche.

Les souveraines féeriques travaillaient dur pour donner l'impression qu'une seule et même femme gouvernait la Cour de l'Hiver ou celle de l'Été depuis la nuit des temps, mais il n'en demeurait pas moins une ligne de succession, et la Reine actuelle venait à peine de monter sur le trône – une position infiniment vulnérable, une période où la nouvelle dirigeante avait besoin de tout le soutien qu'elle parvenait à dénicher afin de ne pas trébucher et de se laisser ouverte à une attaque.

Le Consort était supposé constituer un inébranlable pilier soutenant son épouse et suzeraine, Owyn et Deirdre n'avaient pas cessé de le répéter à Liam afin de l'obliger à prendre conscience de la gravité de son rôle. Et voilà que le pilier en question venait d'être escamoté par un chef de tribu crasseux à l'accent gallois des plus prononcés.

Liam n'aurait pas cru Gwyn ap Nudd si fin politique, ça lui apprendrait à juger sur la mine. D'un autre côté, il se pouvait sincèrement que le chef du Tylwyth Teg n'eusse pas réfléchi aussi loin et désire uniquement faire main basse sur Annwn. La question demeurerait vraisemblablement sans réponse, comme tant d'autres lorsque cela concernait le Peuple qui aimait à se voiler de mystère et à jouer aux devinettes.

« Mon Prince aura tout loisir de préparer son départ pendant une semaine » dévoila son interlocutrice. « C'est plus qu'assez pour mettre ses affaires en ordre, d'autant qu'il n'en a pas encore beaucoup et a rempli son devoir le plus pressant. »

Merci bien de lui rappeler qu'il était principalement un donneur de sperme. Et merci aussi – plus sincèrement cette fois – de lui annoncer la date de son départ.

Une semaine. Dans une semaine, Liam devrait être prêt à plonger en terrain hostile où il n'aurait aucune garantie de trouver des alliés, et où il lui faudrait survivre le plus longtemps possible à l'aide de pouvoirs qu'il ne maîtrisait pas encore et d'une psyché potentiellement instable à laquelle il hésitait à se fier.

Pourquoi cela sonnait-il si familier à ses oreilles ?