Il fallait vraiment que Liam gagne un sang-froid à toute épreuve – quelque chose qui n'était pas gagné d'avance, le séjour qu'il avait effectué sous le toit d'Owyn et Deirdre l'avait vu bien trop souvent se mettre en rogne et pas uniquement à cause de sa rancœur concernant la transformation lui ayant été infligée sans que son consentement fusse demandé.

Ses ravisseurs et le Clairvoyant l'avaient tancé après chaque coup de gueule, lui rappelant que tant d'émotivité serait tenue pour une démonstration de faiblesse une fois qu'il aurait été intronisé Prince Consort – une invitation à la provocation, et il existait plus d'un courtisan et adversaire politique qui saisirait l'occasion des deux mains, que ce soit simplement pour rire ou pour des visées plus sinistres.

Liam devait se changer en statue de pierre, impossible à émouvoir peu importe les circonstances. Il devait conserver une humeur égale qu'il pleuve ou qu'il grêle, un conseil qu'il lui semblait avoir déjà entendu mais n'était-ce pas une question de bon sens, une vérité que n'importe qui pouvait saisir tellement ça crevait les yeux ?

À présent, il venait de gagner une nouvelle raison pour étouffer définitivement ses mouvements d'humeur, lorsqu'il avait voulu se débarrasser de ce costume royal qui l'étouffait une fois en sécurité dans l'intimité de ses appartements personnels et avait accidentellement expédié sa chaussure dans l'œil de sa femme de chambre.

Elle avait dit que ce n'était rien, mais bien sûr qu'elle dirait ça, la pauvre fille, elle était la servante et lui le maître, elle n'était pas sensée avoir raison quoi qu'il advienne. Liam avait vu le sang s'accumuler sous la peau délicate de sa pommette, promettant de décorer ce visage résigné d'un hématome noirâtre d'ici quelques heures.

Elle était fae, donc ce n'était pas une blessure très grave. Elle avait probablement souffert pire avant d'entrer à son service, Faerie n'était pas une contrée tendre envers ses résidents, surtout ceux qui n'étaient pas jugés assez importants pour bénéficier de la protection directe des nobles.

Et pourtant, Liam se sentait bourrelé de remords pour lui avoir fait mal. Sans le savoir, soit, mais ça restait sa faute. Elle ne pouvait pas se défendre contre lui et il l'avait blessée.

Ce n'était pas correct, pas du tout. La noble ascendance devait contraindre à un comportement honorable, le privilège devait entraîner la responsabilité. Si la dévotion d'un serviteur était récompensée par la cruauté et la négligence, pour quelle raison le serviteur devrait-il continuer de prodiguer ses services au maître ? Et non, s'abstenir de cogner ne constituait aucunement une conduite vertueuse et respectable, ne pas commettre le mal n'était pas obligatoirement synonyme de bonne action.

Il en faisait un beau monarque pour ses sujets féeriques, et il venait à peine d'entrer en fonction ; qu'est-ce que ça présageait pour les décennies à venir ? Pour l'exemple qu'il donnerait aux générations futures, au marmot vraisemblablement déjà conçu dans le ventre de sa délicieuse et impitoyable épouse ?

Liam voulait un peu crier. Voulait un peu attraper une chaise et la balancer contre le mur. Mais non, c'était de se laisser aller qui l'avait mis dans cet état, n'est-ce pas ? Se contrôler, il devait se contrôler. Devait coller le masque de pierre directement sur sa peau et oublier qu'il avait jamais eu un visage capable de sourire et grimacer.

S'il voulait devenir fou, il aurait probablement tout l'espace pour ça une fois expédié dans la contrée d'Annwn. Là-bas, il n'y aurait que des autochtones crasseux et dégénérés ainsi que des meutes de chiens pour le regarder faire ses crises de nerfs, et il aurait tout loisir de les tuer sans avoir à se sentir coupable pour cela.

Mais son départ n'aurait pas lieu avant une semaine, et dans l'intervalle il devait se préparer – se perfectionner, mettre ses affaires en ordre. Ce dernier point ne devrait pas être trop dur, il n'avait encore rien à son nom, aucun agenda politique ni sentimental, il n'était encore qu'une nouveauté n'ayant pas eu le temps d'enfoncer son poinçon dans la cire molle et d'y graver un sceau.

Non, ce serait une fois revenu qu'il commencerait à être davantage qu'un titre associé à un épouvantail en tenue blanche, agrippé au bras de la nouvelle souveraine. Une fois revenu, les Sidhes vivant à la cour et hors de celle-ci sauraient qu'il avait survécu un an et un jour malgré la Bonne Famille, ce serait un début de réputation, le début de la légende d'Arawn – le nom que lui avait accordé sa Majesté.

Au contraire de la Reine qui ne portait jamais qu'une seule et même dénomination, le Consort variait – si sa Majesté était éternelle, prétendant à l'immortalité via une lignée de femmes faisant de leur mieux pour être impossibles à distinguer les unes des autres, les mâles partageant le trône avec elle étaient visiblement des individus différents, changeant avec les saisons afin de signifier renouveau et fécondité. Liam avait la vague conviction que les rôles seraient inversés dans le monde mortel, mais les fae adoraient raisonner d'une manière entièrement contraire à celle des humains.

Arawn. Il pouvait sentir la blancheur laiteuse des syllabes sur sa langue, une blancheur menaçant de virer à l'âcre et entêtante ivresse de la bière, une saveur qui promettait un pouvoir primitif ne se laissant dompter qu'à grand-peine. Il était pratiquement sûr que la dénomination avait été portée avant lui, par un suzerain nettement plus sauvage que son humble et pitoyable personne.

Ce prédécesseur l'influencerait-il au point que Liam y perdrait sa propre individualité ? Les noms étaient importants pour les Sidhes à la nature si fluide et malléable, nommer un être revenait à le définir de façon irréfutable, et le Clairvoyant n'avait pas exactement sous-entendu qu'une fée pouvait se laisser dévorer par l'étiquette dont elle avait été affublée, mais il avait certainement dévoilé des indices pointant dans cette direction particulière…

Ou bien Liam trouverait-il en lui des ressources inespérées autant qu'implausibles, lui permettant d'influencer le sobriquet au lieu de permettre au contraire de se produire ? Qu'on lui permette d'exprimer de sérieux doutes sur le sujet, d'autant qu'Arawn risquait de s'avérer la clef de sa survie en plein cœur du territoire hostile où il allait finir – Liam avait besoin de tous les avantages sur lesquels il réussissait à mettre la main, et la promesse de puissance contenue dans ces syllabes… il était trop désespéré pour cracher dessus.

C'était ainsi que commençaient les grandes tragédies, il en avait conscience : un homme animé des intentions les plus pures mais dépourvu des moyens qui le verraient parvenir à ses fins sans ruiner sa moralité ni souiller ses mains et sa conscience. Et une fois un crime commis pour de bonnes raisons, c'était plus facile de se cacher derrière de piètres justifications pour accaparer de plus en plus de pouvoir et d'influence…

Il allait mourir, n'est-ce pas ? Quand bien même il reviendrait au bout d'un an et un jour, Liam ne serait plus ce garçon paniqué ayant ouvert les yeux pour contempler dans le miroir un visage qu'il ne reconnaissait plus, ne pouvait plus reconnaître – il aurait été seul avec ce pouvoir pendant trop longtemps pour que ça ne le change pas.

Et le pire, c'était qu'il était trop lâche pour s'en tenir à ses convictions et ne pas donner tout ce qu'il avait pour réchapper à l'épreuve. Après son réveil et la réalisation terrifiante que son passé lui avait été arraché, il ne voulait pas replonger dans le gouffre noir de l'inconnu ayant englouti son ancienne identité et son humanité. Il voulait vivre.

Vu le dégoût frémissant au tréfonds de ses entrailles, pas la justification la plus glorieuse qu'il puisse trouver.