Cette nuit-là, Liam dormit seul. Intérieurement, il en éprouvait un indescriptible soulagement qui ne collait pas très bien avec le stéréotype du jeune marié, mais il ne fallait pas oublier qu'il avait épousé une Reine des unseelie et ce n'était pas le type de compagnie auprès de laquelle vous aviez particulièrement envie de vous réveiller au petit matin.

Elle n'était pas supposée lui couper la gorge dans son sommeil, pas sans qu'il lui donne une raison indiscutable de commettre l'acte, mais le changelin n'en préférait pas moins se sentir un peu perdu dans un lit froid, légèrement trop grand et sentant fort la lessive au lieu de parfum. Après sa nuit de noces, il estimait avoir mérité le droit de se reposer et il défendrait bec et ongles ce droit jusqu'à son départ pour une contrée sauvage où il devrait constamment garder un œil ouvert.

Ce n'était pas comme si la Reine avait encore besoin de ses services, à présent qu'elle était enceinte, et si Liam venait à périr malencontreusement pendant son épreuve de survie, et bien, elle ne pleurerait pas quelqu'un qu'elle connaissait à peine. Froid, peut-être, mais c'était l'Hiver – être glacial et dépourvu de sentiment était nécessaire quand un Sidhe était affilié à cette court.

Alors non, Liam n'en voulait pas à sa chère et tendre moitié de rester dans sa propre chambre. Il avait ses plans et elle avait les siens, le secret d'un couple réussi constituait à éviter de se marcher sur les pieds autant que possible. Chambres séparées et loisirs séparés donc. En fait, le mariage parfait n'était pas si différent de vivre en colocation, quand on y pensait…

Ce fut sur cette réflexion que Liam se laissa couler dans le sommeil. Il aurait voulu éviter de rêver, mais bien entendu, le destin avait toute sa dentition contre lui – et c'était connu que lorsque vous étiez stressé par une chose ou une autre, celle-ci vous pourchasserait y compris dans le domaine onirique.

Il vit des collines verdoyantes sur lesquelles poussaient des arbres biscornus et moussus croulants sous les feuilles au point que les troncs vénérables gémissaient sous leur poids. Il vit une horde de chiens aux yeux luisants comme des braises dans la cheminée s'abattre sur un cerf immense dont la ramure cruelle éventra plusieurs des dogues avant que le cervidé ne succombe sous le nombre de ses assaillants. Il vit des fae plus ou moins difformes, plus ou moins couverts de tatouages et de peintures dessinant des motifs tribals réunis autour d'un large feu de camp qui crachait des étincelles mauves et blanches tandis qu'ils chantaient à la manière des pierres, un timbre rauque qui crissait et s'effritait alors qu'il perdait en force pour adopter la friabilité du sable.

Il vit un jeune homme humain à la chevelure noire folle qui était aussi un gigantesque chien noir, criant et pleurant dans les bras de deux hommes du même âge, l'un qui portait des lunettes et était aussi un cerf tandis que l'autre avait le visage et les bras couverts de cicatrices et puait le loup de sortie quand la lune est pleine.

Quand Liam rouvrit les yeux, il avait dans la bouche le goût acidulé du vomi qui hésite à remonter de l'œsophage pour éclabousser partout et une lumière pâlotte filtrait par la fenêtre, indiquant les premières minutes de l'aube.

Le changelin déglutit alors qu'il rassemblait mentalement les lambeaux de songe lui ayant traversé l'esprit et se demandait s'il lui faudrait consulter le Clairvoyant pour une interprétation. Pour un qui habitait dans les terres de Faerie avec leur idée extrêmement fluide de la réalité et des choses externes à celle-ci, il n'était jamais simple de discerner si votre rêve était un songe tout bête, ou si vous aviez reçu le privilège de visionner le passé, le présent ou le futur sous une forme plus ou moins symbolique.

Au bout d'un moment, permettant à la lumière de s'intensifier au point de gagner plus grande intensité qu'une misérable bougie, Liam détermina que la première partie de son rêve n'était sans doute qu'un cauchemar causé par la perspective de son séjour imminent dans la contrée d'Annwn, pas besoin de se préoccuper de cela. Pour la deuxième partie…

L'homme qui était aussi un chien noir lui avait été familier, mais en quoi exactement ? Malgré la concentration de Liam, les traits de l'humain demeuraient brouillés, comme observés à travers du verre sale qui ne pourrait jamais être parfaitement nettoyé.

Le changelin battit précipitamment des paupières afin de contraindre une humidité suspecte à se dissiper avant qu'elle ne puisse couler sur son oreiller et lui inonder les joues. C'était mieux pour lui d'oublier entièrement comment pleurer, à présent qu'il avait officiellement et irréparablement rejoint la Cour d'Hiver.

Lentement, il se plaça en position assise dans le lit – et se rendit compte que son valet se tenait à son chevet, d'humeur décidément mâle et arborant un sourire complètement indéchiffrable au-dessus de sa longue tunique rose fuchsia.

« Ne me dis pas que tu es resté là toute la nuit à me regarder dormir ? » ne put s'empêcher d'interroger Liam que la possibilité rendait anxieux.

Le sourire de Chara parvenait très bien à exprimer combien l'accusation était stupide sans que les lèvres frémissent d'un millimètre, c'était presque impressionnant. Le changelin poussa un soupir.

« Je suppose que je ne vais pas pouvoir prétendre que je suis malade afin d'échapper au protocole de court pour préparer ma stratégie de survie en milieu hostile ? »

Le petit valet pencha la tête sur le côté, s'abstenant de proclamer que toute résistance était futile mais le pensant visiblement si fort que ça donnait une certaine consistance à l'atmosphère, pas assez épaisse pour y découper des moellons mais bien gélatineuse néanmoins. Liam songea que le gamin lui manquerait furieusement pendant un an et un jour passés dans la nature indomptée d'Annwn – et il l'avait rencontré la veille seulement, vous parlez d'un cœur trop saignant.

Oui, Liam savait que l'attachement était sa faute. Les gens rationnels n'étaient pas supposés se demander comment allaient leurs ravisseurs et il n'en regrettait pas moins Deirdre et Owyn, le couple ayant eu l'obligeance de s'occuper de lui après sa transition sans rien exiger de lui que ces mois passés sous leur toit. Le couple qui était sa seule expérience positive depuis qu'il avait ouvert des yeux n'étant plus humains.

Les résidents de Faerie n'avaient jamais les escaliers montant jusqu'au grenier, et Liam ne faisait pas exception à la règle. Le changelin se massa la portion de peau logée entre ses deux sourcils à l'aide de son pouce.

« Il faut que je m'habille avant de descendre pour le petit-déjeuner dans la salle des banquets, n'est-ce pas ? » demanda-t-il d'un ton résigné.

Chara effectua un pas en arrière et s'inclina profondément, tendant gracieusement le bras vers la porte de la chambre dans un message douloureusement clair. Aucune possibilité de se désister alors.

Liam se leva, ses pieds nus frottant sur la pierre. Intellectuellement, il savait qu'il aurait dû avoir froid aux talons et ne pouvait pas s'empêcher d'éprouver une vague surprise que la sensation ne soit pas au rendez-vous. À combien d'opportunités encore son corps serait-il en décalage avec son nouveau quotidien ?

Probablement un bon paquet dans l'avenir proche. Même un amputé de longue date croyait sentir son membre fantôme par intermittence, sauf que Liam avait été amputé de sa nature précédente. Il était curieux d'apprendre si d'autres changelins que lui avaient souffert du problème.

Une question auquel il ne trouverait vraisemblablement pas de réponse.