Lorsque les barrières entre Faerie et le monde mortel étaient encore assez troubles pour que passer d'une dimension à l'autre soit aussi simple que de mettre le pied dans un cercle de champignons ou tomber dans la mauvaise source, les Cours d'Été et d'Hiver pouvaient passer une bonne semaine, voire un mois, perchées sur leurs montures, à harceler un gibier intéressant jusqu'à ce que celui-ci s'effondre enfin d'épuisement ou soit terrassé par une flèche ou encore, miracle des miracles, leur échappe complètement.
Mais cela, c'était avant que les humains ne dressent des protections de fer et d'acier devant leurs maisons, refoulant si abjectement les Sidhes que la Grande Chasse n'était plus qu'une légende dans les deux mondes, souvenir d'un passé si ancien que seuls les contes et légendes permettaient d'en conserver la mémoire.
À la place, les nobles unseelie autant que seelie devaient se cantonner à leur propre domaine quand l'envie leur prenait de dégourdir leur fier destrier et de faire chanter arcs et couteaux à dépecer, et encore l'aventure ne durait-elle que l'équivalent d'une nuit.
Owyn se demandait parfois si les humains regrettaient d'avoir expulsé une partie du fantastique et du merveilleux de leur existence. Combien parmi les mortels se promenaient-ils encore dans les bois, l'oreille aux aguets afin d'entendre cris et rires joyeux accompagnés du martèlement des sabots, la rumeur précédant la procession des âmes en quête de divertissement ?
Mais ce n'était pas pour bayer aux corneilles qu'il suivait actuellement la troupe suante et éreintée, bavardant plus bruyamment qu'une murmuration d'étourneaux alors que chevaux, cerfs et autres montures se dirigeaient à pas lents vers Caer Sidi à peine visible dans la trouble lueur de l'aube. Non, il était présent pour les chiens et uniquement pour eux.
Nerveux et énergiques par nature, les molosses au poil blanc immaculé n'avaient reçu que de l'eau à boire pendant la journée précédant la chasse pour que la faim décuple leur férocité et leur rapidité une fois que les noble seigneurs et dames lâchaient leur laisse et les lançaient sur la piste d'un sanglier ou d'un paysan – en règle générale, les fae se calfeutraient prudemment dans leur logis quand une chasse était annoncée dans leur région mais on trouverait toujours un imbécile qui n'avait pas fait attention à la date ou jugé qu'il avait une tâche autrement plus importante à remplir que de préserver sa peau et sa vie.
Cette année-là, deux gnomes avaient été abattus assez rapidement, suffisamment sots pour ne même pas essayer d'acheter leur survie en s'avérant un gibier difficile à pister mais tombant aussitôt à genoux afin d'implorer grâce. Inutile de préciser que pareille couardise avait exaspéré les chasseurs, dont le meneur Dando de Cornouailles avait promptement ordonné à Owyn et aux autres piqueux de lancer les chiens contre la racaille.
Cloués au sol par des lances d'argent et de bronze, les gnomes n'avaient guère offert de résistance pendant que la meute s'abattait sur eux et les réduisaient en fragments sanguinolents. Un petit en-cas pour les dogues qui avaient ensuite redoublé d'enthousiasme et débusqué un renard à la fourrure si intensément cramoisie qu'elle paraissait tissée de grenat, cinq lagopèdes dodus à souhait, trois daguets dont les bois avaient été sur le point de se muer en armes redoutables et même un colossal ours brun dont les griffes meurtrières parvinrent à éventrer un cheval et crever l'œil d'un noble venu des régions écossaises.
Une chasse réussie, telle était la conclusion qui s'imposait aux nobles ravis des trophées autant qu'aux serviteurs les ayant accompagnés afin de prendre soin des montures et des limiers – un seul cheval de perdu et les écorchures subies par les chiens s'évanouiraient dans un jour ou deux avec de la pommade et du repos – et ramener les bêtes abattues à Caer Sidi pour les servir à table ou les empailler ou les dépouiller de leur atours afin de célébrer la chasse et la lutte sans cesse recommencée pour la survie.
Pour sa part, Owyn considérait la chasse comme un succès pour une autre raison, une intimement liée au fait que les Sidhes de haute souche tendaient à oublier que la valetaille avait des oreilles ouvertes alors qu'ils discutaient des derniers ragots de la Cour. En l'occurrence, l'épreuve qui attendait le nouveau Consort de sa Majesté, le Prince à peine présenté à l'Hiver et déjà mis au défi de démontrer sa valeur par la Bonne Famille.
Le fils d'Owyn.
Bien entendu, l'homme-fauve allait écouter quand il était question de Liam – ce serait probablement le seul moyen pour lui d'obtenir des nouvelles du garçon à moins que ce dernier ne les convoque lui et Deirdre à la Cour (très peu de chances que cela arrive, Liam était nettement plus susceptible de les oublier dans leur petite maison à la campagne ou d'ordonner leur meurtre) et si cela lui donnait des armes afin de protéger Liam, il avait une justification encore plus solide pour agir de la sorte.
Alors il écoutait attentivement tout en vérifiant que les chiens n'étaient pas trop fourbus pour trottiner à côté des montures, les épaisses laisses de cuir fermement tenues dans ses mains pendant que les nobles jacassaient au-dessus de sa tête sur le stratagème de Gwyn ap Nudd et comment la contrée d'Annwn avalerait tout rond le nouvel époux de sa Majesté.
Owyn connaissait le nom Annwn, il le fallait bien puisqu'il prenait soin des chenils royaux et que les dogues qui y résidaient descendaient de la souche infestant l'endroit. L'homme-fauve savait qu'un animal domestique divergeait inévitablement de son ancêtre sauvage après des années et des années de croisements attentifs pour créer une bête docile et accoutumée à la présence de ses maîtres bipèdes, mais il n'en demeurait pas moins un maître piqueux versé dans le dressage des chiens.
Annwn était une contrée dangereuse, Faerie dans l'ensemble était dangereuse, mais si Liam parvenait à dompter quelques uns des molosses errant dans les plaines et sous le couvert des arbres… au moins aurait-il des alliés qui lui permettraient de survivre nettement plus longtemps que s'il demeurait seul contre le restant du pays, climat, tribus et animaux confondus.
Cependant, il fallait encore que l'information parvienne à Liam, avant que le garçon ne lève le camp pendant un an et un jour loin de toute trace de civilisation. Owyn priait sincèrement pour que son fils ne boude pas automatiquement la moindre tentative de lui prêter appui, simplement parce qu'elle provenait des deux personnes qu'il nommait ses ravisseurs – ce serait le comble de la stupidité déguisée en fierté et amour-propre, et Liam était loin d'être un imbécile, il n'aurait pas été choisi pour épouser la souveraine de l'Air et des Ténèbres et engendrer des princesses du sang dans le cas contraire.
Voyons, comment s'y prendre ? Owyn ne pouvait pas monter directement dans les appartements du Consort afin de prodiguer ses conseils de vive voix, un courtisan ou un domestique le verrait et s'empresserait de le raconter partout avec des conséquences absolument désastreuses pour Liam. Ce serait plus prudent d'écrire un message, mais l'homme-fauve grimaçait à la perspective de résumer le noble art du dressage à une poignées de lignes écrites à la sauvette, c'était presque une souffrance physique pareille à celle du peintre voyant un philistin jeter de la peinture en vrac sur une table et appeler cela un tableau moderne.
Et à qui confier le mot ? Il faudrait que ce soit un membre de l'entourage de Liam, quelqu'un qui n'aurait pas encore de raison de le trahir ou qui pouvait être convaincu d'entrer dans le jeu sous peine de représailles. Quelqu'un en mesure de se déplacer à sa guise, qui pourrait porter quelque chose sans que ça se remarque…
La lingère. La nymphe de rivière. La fille qui descendait au lavoir avec son panier rempli de draps et d'habits dont la blancheur indiquait un destinataire de rang supérieur.
Du lavoir au chenil, ce n'était pas un si long trajet.
