N'importe quelle cour royale était infestée d'intrigues, Liam le savait sans jamais en avoir reçu de confirmation verbale – d'où lui venait cette certitude, il avait l'impression que ça remontait à l'existence humaine dont il ne se rappelait plus que des bribes confuses, il avait donc été de bonne naissance ? Jolie preuve de snobisme de la part de l'Hiver, choisir un fiancé au sang bien bleu pour leur future Reine – et il savait également que tôt ou tard, il trébucherait sur l'une d'entre elles.
Ce qui le surprenait, c'était simplement que celle-ci lui fusse amenée dans le panier à linge. Mais en y repensant, les domestiques n'étaient pas supposés être vus, et quand ils l'étaient, ils se retrouvaient aussitôt fourrés dans la catégorie des éléments du décor.
Alors qui irait imaginer un élément du décor cacher quelque chose d'important afin de l'amener à une personnalité notable de la Cour ? Liam reconnaissait que c'était finement mené.
Quand la Shannon était remontée dans ses appartements ce soir, elle paraissait étonnamment nerveuse – fait remarquable quand elle était déjà bien anxieuse en présence de son maître – et à sa honte immense, Liam avait bêtement cru qu'elle réagissait de la sorte à cause de la chaussure qu'elle avait reçue dans l'œil, conclusion logique, n'est-ce pas ?
Et puis, la nymphe de rivière avait commencé à ôter le linge de son panier, et en plus des draps et des habits blanc immaculé, elle avait retiré une liasse de feuillets couverts d'encre de l'osier tressé, et Liam avait illico été aux aguets.
« Il semblerait que tu doives faire plus attention à tes ustensiles de travail » avait-il déclaré à la lavandière, son visage d'une inexpressivité granitique refusant de laisser entrevoir le tumulte des émotions sous le couvercle. « Autrement, tu pourrais ramener une vilaine surprise, un de ces jours. »
La Shannon avait froncé le nez d'un air désemparé.
« Votre humble servante ne peut malheureusement pas empêcher un serviteur de rang plus élevé de fouiller dans les affaires de messire, à moins d'en avoir la permission expresse » fut l'explication qu'elle daigna fournir.
Décidément, l'étiquette pouvait vraiment constituer une chaîne entre les poignets et les chevilles, autant qu'elle faisait office de bouée de sauvetage dans les situations sociales où vous ne pouviez vous raccrocher à rien d'autre sans encourir le risque d'y perdre des plumes.
« Tu peux t'enfuir, ou distribuer des gifles, ou agir comme bon te semblera du moment que plus personne n'interfère avec ton travail » avait décrété le Prince Consort fraîchement intronisé. « Noble ou roturier, cela importe peu, est-ce clair ? »
La nymphe de rivière s'était profondément inclinée, l'épais chignon noué de manière affreusement précaire sur sa nuque menaçant de se défaire et de libérer un ruisselet de boucles sur les épaules et le dos de la lavandière.
« Votre humble servante entend et obéit, Majesté » avait-elle répondu, avant de s'esquiver en douce pour ranger le linge dans les armoires appropriées, laissant Liam seul avec les feuillets.
Des feuillets qui remplissaient le changelin de sentiments pour le moins conflictuels, une fois lus et l'écriture identifiée, lui permettant de deviner de qui originait le message.
Liam ne voulait plus penser à Owyn et Deirdre, le couple qui croyait pouvoir l'appeler leur enfant – qu'ils croupissent donc dans leur coin de campagne, loin de la Court et de Liam, loin de quiconque pourrait vouloir les exploiter comme la faiblesse du changelin mais pour cela il faudrait qu'il existe un attachement, sauf que cet attachement n'était pas si inexistant que cela, n'est-ce pas ? Après plusieurs mois à vivre sous le même toit, Owyn et Deirdre préoccupés de lui fournir les outils et les conseils nécessaires pour le voir survivre en dépit de l'Hiver…
Une conduite que l'homme-fauve, le maître piqueux, semblait déterminé à ne pas abandonner, et Liam voulait rager devant la présomption qu'il avait besoin de l'aide de son geôlier, mais il n'était pas trop fier au point de s'aveugler par son arrogance. Le changelin n'était pas prêt à affronter Annwn, pas maintenant et peut-être jamais, alors s'il pouvait ramasser autant d'avantages qu'il pouvait… leur provenance n'avait aucune importance, en vérité.
Il ne jeta donc pas les feuillets dans le pot de chambre – ses appartements n'avaient pas de cheminée, et la corbeille à papier ne manquerait pas d'être prise d'assaut par des espions, mais personne n'aimait fouiller dans les matières fécales et en plus ça tâcherait le papier au point de le rendre illisible – et se contenta de lire, quoique en serrant furieusement des dents.
Les molosses. Owyn lui avait envoyé des conseils pour dompter les molosses qui rôdaient en bandes dans la contrée d'Annwn – bon, dompter poussait sans doute l'optimisme un peu trop loin, mais éviter de se faire dévorer d'entrée de jeu ? Liam ne se plaindrait pas, en dépit de soupçonner que le manuel extrêmement simplifié de dressage ne remplacerait guère des siècles et des siècles passés à sélectionner les bêtes les plus dociles et à renforcer leur docilité via récompenses et punitions appropriées.
C'était une bonne idée – les dogues constituaient un adversaire dont il n'aurait pas à se préoccuper si le stratagème fonctionnait, et la Bonne Famille aurait beau s'époumoner et crier à la tricherie, ils seraient forcés de concéder que Liam s'était débrouillé avec ce qu'il avait trouvé sur les lieux de sa mise à l'épreuve. Ses chances de revenir vivant étaient… bon, elles n'étaient toujours pas fantastiques, mais elles avaient cessé d'avoisiner le zéro plat. Voyons un peu le futur du bon côté, autrement il n'avait plus qu'à se coucher et épargner à l'Hiver la peine de le traîner ailleurs pour son exécution !
Peut-être qu'il devrait envoyer un mot de remerciement à Owyn…
Non. Le changelin étrangla cette impulsion dès qu'elle naquit dans le tréfonds de sa psyché. Il ne devait plus rien à son geôlier, si celui-ci voulait continuer à interférer dans son existence alors c'était le problème de l'homme-fauve et Liam ne lui devait absolument rien.
Aussi, ce serait des plus étranges pour l'époux tout frais de la Reine de vouloir s'adresser à un maître piqueux – un courtisan doté d'intentions plus ou moins pures ne manquerait pas de le remarquer, et ça partirait forcément en dégringolade. Liam ne serait pas là pour le voir, vu qu'il s'apprêtait à partir pour un an et un jour loin de Caer Sidi, mais sa Majesté serait aux premières loges et elle n'apprécierait vraisemblablement pas le cadeau.
Liam était un novice en matière de bonheur conjugal, mais il ne tenait pas à ruiner l'indifférence cordiale qu'il partageait avec sa royale épouse – or, lâcher un problème sur le dos de la femme pendant qu'il se sauvait ailleurs ressemblait à une méthode imparable pour commettre exactement cela.
Le changelin avait perdu ses souvenirs de la vie humaine, il n'avait pas perdu sa cervelle. Il voulait survivre à la contrée d'Annwn, et il voulait revenir à Caer Sidi sans avoir à se ronger les sangs à la perspective de devoir regarder par-dessus son épaule aussi dans la forteresse de verre.
Bon, c'était là que résidait la Cour de l'Hiver, il lui faudrait regarder par-dessus son épaule de toute façon, mais ce serait nettement moins dangereux que d'avoir la Reine prête à lui arracher les yeux pour ses péchés.
L'Hiver devait apprendre à prévoir sur le long terme, parce que personne ne pouvait survivre plusieurs mois enseveli sous la neige et la glace sans cela. Le monarque régnant sur l'Hiver se devait d'incarner les qualités de la saison plus que n'importe qui d'autre.
Liam devait apprendre à singer l'Hiver. Il n'avait pas le choix.
