La Shannon aurait nettement voulu se passer de sa participation – contrainte, certes, mais participation néanmoins – à une intrigue de cour. Elle était supposée n'être qu'une misérable lavandière ! Bonne à battre ou ignorer quand elle ne s'occupait pas du linge ! En quoi cela la qualifiait-il pour transmettre des messages secrets ?
Mine de rien elle avait fugacement envisagé de se cacher dans une alcôve afin de jeter un coup d'œil aux feuillets que le maître piqueux avait fourré dans son panier de draps propres sans demander son avis sur la question, mais avait promptement chassé la tentation. Premièrement, elle ne voulait pas risquer de se retrouver encore plus impliquée dans cette histoire, et ça signifiait fermer les yeux et se boucher les oreilles aussi fort que possible.
Deuxièmement, apprendre un secret signifiait devenir un potentiel risque de fuite, juste au cas où quelqu'un vous faisait boire ou vous torturait suffisamment pour vous arracher des bribes d'information, et dans de pareilles circonstances, soit le fouineur vous tuerait pour vous empêcher d'alerter votre maître de la fuite, soit votre propre maître vous ferait regretter votre incapacité à tenir votre langue peu importe la quantité de boisson ou de douleur en jeu. Un sort pareil, très peu pour la nymphe de rivière, merci infiniment.
Troisièmement, et peut-être le plus crucial, personne n'avait jamais enseigné la lecture à la Shannon. Elle n'était pas comme Chara, enfant du couple régnant Sous la Colline qui avait reçu les privilèges et l'éducation convenant à son rang – elle n'était qu'une Shannon parmi des dizaines d'autres, tout juste bonne à récurer les draps et les parquets jusqu'à ce que ceux-ci soient purgés de la moindre trace de crasse. À quoi bon offrir à une servante des talents dont elle n'aurait jamais l'utilité, quand elle pouvait travailler et se ruiner la santé et les doigts à la tâche ?
Elle n'avait donc pas touché le message, se cantonnant à sa tâche de messagère – aussi inattendue que temporaire, en tout cas elle espérait de toutes ses forces que le maître piqueux n'allait pas se juger satisfait de sa performance au point qu'il lui demanderait une répétition de celle-ci, ce serait vraiment la fin pour elle – et fuyant dès les feuillets parvenus entre les mains de leur destinataire.
Une fois les draps et les habits rangés comme il fallait, soigneusement pliés dans les armoires destinées à les recevoir, la Shannon avait estimé qu'elle méritait un zeste de réconfort et était descendue à la cuisine afin de vider deux larges coupes d'hydromel – d'ordinaire, elle ne buvait rien, une goutte d'alcool suffisait à la faire loucher, mais les intrigues de cour n'étaient pas bonnes pour son niveau de stress.
La cuisinière chargée de veiller sur les fûts de boisson lui avait adressé un regard franchement soupçonneux, mais n'avait rien dit avant de lui remplir un gobelet. Sans doute qu'elle savait à quelle maisonnée la nymphe de rivière avait été assignée et pensait qu'un brin de courage liquide était nécessaire quand il vous fallait satisfaire les caprices les plus saugrenus et imprévisibles de la famille royale – la Reine douairière était tristement notoire au sein de la valetaille pour le nombre indécent de chambrières et d'échansons et de valets réduits à l'état de ruines par ses soins cruels et négligents, quand ils survivaient plus de cinq mois dans sa maisonnée.
L'Hiver n'était pas une saison agréable, surtout quand vous n'étiez pas assez influent pour vous permettre de dévier les conséquences sur moins fortuné que vous.
Après avoir bu cul sec ses deux coupes de liqueur, la Shannon s'était obligée à consommer une tartine de seigle et de beurre épais – c'était pire d'être ivre quand l'estomac était vide, la nourriture diluait vaguement les effets de l'hydromel – puis elle s'était empressée de remonter dans la petite chambre qu'elle devait partager avec Chara – vu qu'ils servaient la même personne, l'intendant jugeait que les faire coucher dans la même pièce réduirait les complications et c'était un raisonnement qui se tenait, Chara constituait un colocataire assez poli bien que réservé alors la lavandière ne se plaignait pas – afin de s'écrouler sur son petit lit étroit et de permettre à l'alcool de la frapper de plein fouet.
Elle n'avait pas exactement été assez rapide pour ne pas finir le trajet à quatre pattes, trop saisie de vertige pour rester debout sur ses jambes et définitivement consciente que c'était une posture atrocement humiliante, mais heureusement elle n'avait croisé personne dans cette portion du couloir, et Chara était elle ne savait où mais certainement pas dans leur chambre commune.
La Shannon avait beau apprécier l'éthique de travail de son collègue, elle ne lui faisait pas confiance pour ce qui était de ne pas bondir sur l'occasion de garder une scène aussi désolante en mémoire et de s'en servir contre elle, juste pour rire ou dans un but plus sinistre.
Il fallait constamment se tenir sur ses gardes entre les murs de Caer Sidi – constamment craindre d'attirer trop l'attention, bonne comme mauvaise, originant de la valetaille ou des courtisans de haute naissance – constamment lutter pour demeurer dans l'abri des ombres.
Parfois, la nymphe de rivière regrettait un peu le choix qu'elle avait fait, de venir quémander un emploi à la forteresse de verre alors que ses innombrables sœurs la mettaient en garde et l'avertissaient qu'elle s'en mordrait les doigts plus tôt que tard. Pourquoi fallait-il que ce soit maintenant, alors qu'elle n'avait plus aucun moyen de se dérober ?
Elle avait été assignée à la maisonnée du nouveau Roi, après tout. Quand un marmiton en avait assez de se faire crier dessus par la cuisinière, quand un palefrenier ne pouvait plus supporter de patauger dans le crottin dès qu'il se levait, il pouvait s'enfuir dans les bois et personne ne s'en soucierait. Tout au plus, l'intendant le maudirait pour l'obligation de le remplacer. Mais une demoiselle de compagnie ou un valet attitré qui s'évanouissait sans crier gare, et bien ça insinuait des choses – des manigances de cour.
Si la Shannon tentait de s'enfuir, quelqu'un chercherait à la rattraper et là, elle subirait un interrogatoire – parce que le traqueur voudrait apprendre les faiblesses du Prince Consort, ou parce que la Reine la soupçonnait de vouloir trahir son époux. Peu importe l'angle sous lequel elle regardait la perspective, celle-ci ne lui donnait guère envie.
Elle n'était qu'une lavandière, elle n'avait jamais demandé à servir la royauté et à se retrouver mêlée aux complots qu'engendraient inévitablement les bien-nés, par ennui ou parce que la grandeur engendrait le dépit qui engendrait l'envie qui engendrait les ennemis. Et pourtant elle était là, empêtrée dans les ennuis au point qu'elle ne distinguait plus la lueur du jour, et c'était sur le point d'empirer avec le départ imminent de sa Majesté pour la contrée d'Annwn.
Combien de temps réussirait-elle à endurer la pression avant de devenir irréparablement folle ou de mettre fin à son existence ? Très sincèrement, elle n'était pas pressée d'obtenir la réponse à cette question particulière – la nymphe savait que sa tolérance à la douleur était plutôt basse, elle n'était pas issue de l'Hiver qui produisait des âmes dures et impossibles à briser à moins d'une brutalité proprement inouïe, elle était un produit de la magie sauvage. Indomptée, certes, imprévisible, certes, mais rien dans cela ne la prédisposait à une démonstration de fermeté psychique et morale.
Et malheureusement, la puissance au sein de la Cour d'Hiver demeurait majoritairement une affaire de volonté adamantine. Une affaire de caractères si bien trempés par la forge du destin et de la souffrance que plus rien ne les ferait ciller, ne serait pire que ce qu'ils avaient traversés dans le passé.
La Shannon n'était pas de cet acabit, et elle s'en était toujours réjouie – à grande âme, grand péril, après tout. Et elle était trop peureuse, ou peut-être trop raisonnable, pour s'exposer au danger.
Même si une petite voix lui rappelait qu'elle avait choisi de se faire engager à Caer Sidi, alors peut-être n'était-elle pas si raisonnable que cela.
