Le cortège ne s'arrêta définitivement qu'à la tombée de la nuit, ne s'autorisant que quelques brèves pauses le temps de reprendre son souffle et de permettre à la monture de Liam de se désaltérer plutôt que de s'effondrer et de crever. Lorsqu'ils ralentirent pour de bon, le ciel avait adopté une nette coloration dorée, parsemée ça et là de nuages ambrés replets, et leurs ombres s'étiraient de manière aussi démesurée qu'inquiétante sur les herbes hautes.
Difficile de préciser comment les hommes verts déterminaient les frontières précises de la contrée d'Annwn, si l'on se fiait uniquement au visuel. À priori, rien ne semblait plus sauvage, plus indompté ou plus périlleux une fois passé ce large rocher moussu adossé à un tronc abattu si rongé de pourriture qu'à tous les coups, il s'effriterait dans la main au premier contact. Il y avait des arbres et des herbes et des champignons et des insectes vrombissant sous le couvert des feuilles et de la terre humide.
C'était sans compter l'infime murmure se promenant nonchalamment sur la peau de Liam, poussant la maigre pilosité qui lui restait à se hérisser cruellement, une guêpe aux couleurs bien pétantes n'attendant que le premier signe de panique pour percer l'épiderme de son dard et déverser son poison dans la veine et le muscle.
Pour le meilleur et pour le pire (surtout le pire, probablement), Annwn avait remarqué Liam, et la contrée retenait son souffle pour voir ce que l'intrus allait imaginer afin de la divertir. Et même si le prétendant au trône réussissait dans son entreprise, rien ne garantissait que cela serait à son avantage pour la suite des évènements.
En vérité, à quoi bon un Roi qui ne s'exprimait que par grognements bestiaux et couchait dans la paille des écuries plutôt que dans un lit, si intense avait été son acclimatation à la sauvage région ? Peut-être que la Cour d'Hiver pouvait s'en accommoder, nombre de Fae n'étaient pas tellement humanoïdes pour commencer, mais Liam pressentait que sa chère et tendre moitié ne se réjouirait pas tellement de partager son lit avec un barbare.
Les hommes verts ne riaient plus, contrairement à l'escorte bruyante et joyeuse qu'ils avaient constitué en l'accompagnant à Caer Sidi pour le mariage. Les écorces recouvrant leurs corps grinçaient au moindre frémissement, le bruit des troncs balayés par le vent quand la tempête hésite entre se déchaîner ou retourner au bercail.
Le porte-parole fit craquer son cou – et quelle cacophonie, Liam crut brièvement que la nuque de la créature arborescente allait se briser tout net, à la manière d'une brindille qui se fait marcher dessus – avant de se tourner vers le changelin perché sur le cerf blanc.
« Le Prince est arrivé, et l'épreuve attend » déclara-t-il. « Dans la contrée d'Annwn, intouchée par les Cours, épargnée par l'ordre si ce n'est celui de la nature, il doit s'aventurer, et n'en revenir que dans un an et un jour, pas une heure de plus, pas une heure de moins. »
Le frisson naquit au sommet du crâne de Liam, coula le long de sa nuque afin de suivre sa colonne vertébrale, descendit l'arrière de ses cuisses et vint se nicher à l'extrémité des ongles de ses orteils. Certes, il connaissait déjà le programme, mais se faire rafraîchir la mémoire pile avant d'entamer le problème, sur le seuil de l'arène, cela contribuait follement à faire augmenter la tension nerveuse.
Domine ta peur, ou la peur te dominera.
Avoir la trouille était autorisé. Revenir en tant que cadavre ne l'était pas. L'échec lui était interdit, il ne pouvait pas l'oublier s'il voulait s'échapper un jour d'Annwn, plutôt que de se métamorphoser en engrais pour les champignons.
Il expira longuement par le nez et refit mentalement l'inventaire de ce qui se trouvait dans le petit sac qu'il avait réussi à dissimuler sous sa chemise – parce que les règles insistaient pour qu'il se dépêtre de cette histoire avec le moins d'aide possible, qu'il ne devait compter que sur ses propres ressources, et apparemment c'était tricher que de vouloir amener un briquet. Bon, en tant que Sidhe affilié à la Cour d'Hiver, Liam n'avait nul besoin d'un briquet, ce serait même contre-productif vu sa récente intolérance envers les hausses de température, mais il s'agissait du principe de base.
Oh, et les techniques de dressage reçues par son panier à linge. Ce papier, il avait été contraint de s'en débarrasser, et maintenant il espérait que les exigences hautement stressantes de la survie ne lui videraient pas l'intérieur du crâne au moment inopportun où il se retrouverait face à une meute de molosses écumants et recherchant de quoi souper – vu les chiffres de recensement, il pourrait échapper à une rencontre de ce type peut-être une semaine, voire une semaine et demie s'il avait réellement de la chance, et quand il prenait en compte son passif il savait qu'il ne disposerait pas d'aussi longtemps afin de se préparer.
Dans le pire des cas, il devrait se fier à ses jambes, mais généralement les chiens couraient plus vite que les gens. Surtout quand la personne pourchassée était de souche aristocratique et davantage concentrée sur ses études pour survivre en milieu royal sans boire de poison ou subir une humiliation publique abjecte, et Liam ne pouvait pas exactement prétendre qu'il ne rentrait pas dans cette catégorie. Et d'une, il n'aurait pas été crédible du tout, et de deux, les Fae n'arrivaient pas à mentir, c'était un tel fondement de leur existence que les humains en étaient conscients.
Dans son champ de vision, le cerf blanc remua nonchalamment une oreille, le genre de geste visant à chasser une mouche invisible au restant du monde mais que l'affligé percevait beaucoup trop bien. Vraiment, Liam aurait déjà dû descendre du large dos puissant, mais se retrouver si haut perché, loin des dangers du sol, avait quelque chose de franchement rassurant, surtout à cet instant, quand il s'apprêtait à risquer sa vie et sa santé mentale.
« Si tu acceptais de venir avec moi, je ne dirais pas non, tu sais » soupira le changelin.
Le cerf blanc tourna entièrement la tête et le dévisagea d'un regard ambré curieusement attentif pour un animal, et un grattouillis sur sa nuque informa Liam que les hommes verts imitaient la bête et le considéraient avec toute l'attention dont ils étaient capables.
Son cœur rata un battement dans sa poitrine.
« Tu commanderais un habitant de la forêt ? » interrogea le porte-parole des êtres arborescents, sa voix impossible à qualifier, était-ce de la condamnation ou de l'outrage ou une curiosité fade qu'il exprimait ?
« Je ne commande pas » rectifia Liam dont la pulsation cardiaque demeurait nettement erratique, « je demande simplement. S'il ne souhaite pas m'accompagner, ça s'arrête là et c'est tout. »
Le moment s'étira dans la durée, le temps semblait avoir décidé de se mettre en suspens, à la manière de ces insectes noyés dans l'ambre, la résine fossilisée capturant à jamais leurs sursauts d'agonie pour les piéger éternellement dans cet ultime instant. La comparaison était d'autant plus appropriée que la lumière du soir prenait une coloration dorée plus sombre, un prélude à la nuit qui s'avançait inexorablement.
Le porte-parole choisit de vocaliser à nouveau.
« L'épreuve commence, pour un an et un jour, pas une minute de plus, pas une minute de moins. Reviendras-tu un échec, ou reviendras-tu un Roi ? Le choix est entre tes mains. »
Sous le couvert des arbres plongés dans l'atmosphère crépusculaire, la voix grave était empreinte d'une dignité cérémoniale et inquiétante dont elle n'aurait pas disposée à la pleine lueur du jour. Liam avala sa salive.
Le cerf n'avait pas fait mine de le désarçonner. En lieu de quoi, l'animal blanc s'avança languidement entre les arbres pour que lui et son cavalier s'enfoncent dans l'inconnu.
