Une forêt en pleine lumière du jour était déjà frappée du sceau de l'étrangeté – il s'agissait d'un rien dans l'atmosphère, une infime sensation de pénétrer dans un monde défendu, un monde n'obéissant qu'à ses propres lois et se riant de celles inventées par des esprits piégés dans la chair plutôt que dans le bois et la pierre. Rien de tel que de se tenir auprès d'un arbre moussu pour se découvrir franchement insignifiant dans la grande marche de la planète, du moins était-ce l'opinion de Liam.

S'aventurer en forêt la nuit ? Le facteur d'étrangeté se décuplait, au strict minimum, et il était nettement plus probable qu'il soit amplifié des centaines de fois. En l'absence de la rassurante lumière du soleil, le couvert se changeait en une masse oppressante d'ombres flottant au-dessus de la tête du promeneur, chaque frémissement de feuille gagnait une intensité menaçante, et l'envie de se rouler en boule et de ne plus jamais bouger afin de ne pas être aperçu par quoi que ce soit rôdant entre les arbres, et il devait forcément y avoir quelque chose car les ombres ne voulaient pas demeurer immobiles, ce désir de gamin effarouché blotti sous ses couettes se réveillait brutalement et envahissait la moindre fibre de votre corps.

Oui, Liam se sentait décidément très gamin alors que sa blanche monture – tâche pâle dans les ténèbres – s'avançait précautionneusement entre les troncs pour éviter que sa ramure ne s'entortille dans les branches basses, feuilles mortes et terre humide crissant et murmurant sous ses pas mesurés. Bruit et couleur indiquant une présence pour un prédateur de mauvaise humeur ou au ventre creux, voilà une décision pouvant coûter cher. Malgré tout, le changelin se retrouvait incapable de regretter son invitation impulsive, autant qu'un marmot envoyé se coucher de bonne heure se raccroche joyeusement à un ours en peluche déglingué.

Au moins le cerf était-il en mesure de fuir, et vite, si poursuite il devait y avoir dans le noir. Liam ne se rappelait plus très bien les statistiques concernant la chasse à courre, combien de daims et biches et autres proies rentrant dans la même catégorie parvenaient-ils chaque année à échapper aux mâchoires écumantes des meutes lancées sur leur piste ? Il aurait dû questionner Owyn alors qu'il se trouvait encore sous le toit du maître piqueux et de son épouse, cela lui aurait mieux servi que ces leçons d'étiquette qui ne lui seraient guère d'un grand secours vu les circonstances présentes, mais d'un autre côté, qui aurait soupçonné qu'il se verrait lancer une épreuve pareille plutôt que de rester à Caer Sidi, aidant la nouvelle Reine à consolider son pouvoir ?

Était-ce un son, à sa gauche ? Le bruit feutré d'un mouvement ? Liam avait presque mal aux oreilles à se concentrer, presque mal à la poitrine tant son cœur se meurtrissait à coups répétés de bonds contre ses côtes, presque mal à ses articulations tant ses muscles se raidissaient, dans l'attente instinctive d'un beuglement féroce, de dents saillantes impatientes de taillader et lacérer la chair, d'une haleine puante et humide à force de consommer du sang.

Promenons-nous dans les bois, tant que le loup n'y est pas…

Non, ce n'était pas aussi simple et banal que la peur du loup, ou en l'occurrence la peur d'un dogue. C'était une peur aussi vieille que l'humanité primitive, quand les tigres avaient des crocs trop longs pour leur permettre de clore la gueule sans mal, quand les seules armes disponibles étaient une branche enflammée et un silex semi-émoussé, quand la perspective d'une existence où le danger serait parqué dans la nature sauvage n'offrait aucun réconfort puisque la civilisation n'était pas encore un concept imaginé par un rêveur trop audacieux pour son propre bien.

C'était une peur si profondément inscrite dans la moelle et les os que même changer de race ne suffisait pas à l'éteindre entièrement. Une découverte que Liam se serait bien passé de découvrir, songea-t-il lugubrement, son cerveau à peine capable de formuler cette pensée tant il se consumait dans la paranoïa virulente et néandertalienne induite par un souhait désespéré de ne pas mourir.

Mais qui pourrait bien l'entendre, ce souhait ? La contrée d'Annwn était truffée de bêtes pour lesquelles la loi se résumait à tuer ou être tué, et il était prêt à parier que nombres de tribus affiliées avec le Tylwyth Teg n'attendaient que le moment propice afin de l'attirer dans une embuscade. Son unique allié était sa propre personne, à des kilomètres à la ronde, et il voulait s'enfouir le visage dans les mains pour sangloter à gros bouillons mais cela aurait furieusement résonné dans les ténèbres et hors de question de commettre pareille sottise. Déjà qu'il n'avait aucune chance de son côté, il n'allait pas en plus commettre l'équivalent de se rouler dans la sauce brune et de brandir un écriteau le proclamant un souper gratuit pour le premier malveillant croisant son chemin.

Pendant qu'il ruminait son désarroi, le cerf continuait de se frayer une voie entre les arbres, le pas lent mais assuré, parfois baissant sa tête droite pour éviter qu'une branche ne heurte son œil attentif.

À un moment ou un autre, il faudrait que l'animal s'arrête. C'était de la simple raison, après une journée entière de chevauchée, monture ou cavalier, cela importait peu, le repos devenait nécessaire. Et tous vos efforts visant à ignorer vos limites n'aboutiraient qu'à votre écroulement tandis qu'elles se rappelaient implacablement à votre bon souvenir.

Il faudrait un abri. Oh, ce ne serait pas un palais, loin de là, trois branches et une large plaque de mousse suffiraient. Ou peut-être dénicher un trou entre les racines d'un tronc et se plier en trois, en quatre pour rentrer à l'intérieur, lorsqu'on était assez éreinté l'on ne remarquait même plus les crampes. Et qui sait, devoir se vautrer dans la terre, se frotter contre l'écorce râpeuse jusqu'au retour du soleil, cela pourrait camoufler l'odeur de la proie. Les dogues venus d'Annwn avaient un bon odorat, ils reniflaient l'objet de leur convoitise de l'autre côté de la rivière, après une semaine d'attente – en partie car tout le monde s'attendait à ce que ces molosses puissent le faire, et Faerie étant d'abord et avant tout le Royaume où rien n'était réel à moins d'y croire, les molosses le pouvaient, aussi simple que cela.

Si c'était aussi simple de survivre, rien qu'en ayant la conviction d'y parvenir, la certitude de la victoire à venir. Mais perdu dans l'obscurité, Liam ne parvenait pas à se persuader que son aventure finirait autrement que dans l'estomac vorace de tel ou tel animal sauvage.

S'il passait la nuit sans que son cœur ne lâche sous l'intensité de la terreur, s'il revoyait la lumière se faufiler entre les feuilles humides de la fraîcheur matinale, peut-être se laisserait-il croire qu'il était en mesure de survivre, mine de rien. Au moins deux jours. Et s'il se répétait cela assez longtemps, jour après jour, semaine après semaine, mois après mois, on ne savait jamais, il verrait revenir les hommes verts pour le ramener à Caer Sidi auprès de la Reine, pour admirer l'expression déconfite de Gwyn ap Nudd dépité devant l'échec de son piège. La vie était marquée du sceau de l'imprévisible, après tout.

Mais cela attendrait le jour, le nouveau matin, le premier lever de soleil sur l'épreuve. Pour l'instant, Liam était toujours en selle, toujours perché sur le cerf blanc qui poursuivait sa route, à la recherche d'un arrêt adéquat pour y dormir quelques heures sans se faire dévorer.

Ce n'était pas la bonne heure pour se montrer optimiste.