Deirdre était préoccupée, ce qui la changeait nettement de son entrain usuel. Et il y avait de quoi, mine de rien ! Son homme occupé à travailler à la Cour, gardant l'œil sur la maisonnée de leur fils en l'absence de celui-ci, le Clairvoyant trop soucieux de comploter et de déjouer des plans mijotés par des fripouilles à l'encontre du trône pour prendre la peine de visiter, et son cher fils obligé d'aller coucher dehors et de vivre à la dure au lieu de se délasser dans des draps bien propres et un vrai lit.
Si elle avait été présente lorsque ce bougre de Gwyn ap Nudd avait annoncé son défi pour le nouveau Consort, foin de toute discrétion, elle lui aurait arraché les yeux avec bonheur. Mais elle n'avait pas bougé de la petite datcha, sur le conseil d'Owyn qui proclamait qu'elle s'ennuierait à la Cour ou qu'elle provoquerait un énième esclandre et veux-tu donc que notre fils ait honte de sa mère qui ne se rappelle plus comment se tenir, et le dirigeant du Tylwyth Teg avait donc conservé ses yeux, ce qui était bien dommage.
Enfin, elle pouvait attendre. Et le bonhomme avait beau savoir se défendre, il lui fallait néanmoins dormir à l'occasion, et là elle tiendrait sa chance de se venger. Parce qu'on ne joue pas une frasque d'aussi mauvais goût au jeune Roi le lendemain de ses noces, voyons ! Ce n'était pas des manières du tout !
Bon, d'accord, en vérité il s'agissait d'une semi-tradition, obliger le jeune Roi à faire ses preuves et se montrer digne de trôner à la droite de sa Majesté, et nombre de courtisans pariaient de larges sommes et de périlleuses faveurs sur l'identité du premier assez culotté pour jeter son gant dans l'arène, il fallait bien s'amuser. Mais là c'était différent ! C'était le fils de Deirdre ! Son Liam, à elle. Abandonné au beau milieu de la forêt.
Owyn prétendait que tout allait bien dans ses lettres, mais elle le connaissait, son homme, elle pouvait déchiffrer son désarroi et sa nervosité dans chaque ligne, dans la courbe et la ligne de chaque lettre tracée à l'encre maronnasse sur le papier de mauvaise qualité, et en passant elle s'avouait un brin surprise qu'il lui écrive sur du papier au lieu d'écorce de bouleau, la première option coûtait tellement plus cher et la seconde était tellement plus facile à trouver, demandez simplement à un arbre de vous accorder une pelure de son tronc et voilà, affaire pliée.
Owyn se tracassait et n'expliquait pratiquement rien dans ses lettres rédigées dans l'effervescence de l'anxiété. Il ne pouvait rien expliquer, pas quand le pli destiné à sa femme courait le risque d'être intercepté et lu par des regards hostiles. Excès de paranoïa, certains accuseraient, mais Deirdre avait servi sa Majesté – la précédente – comme l'une de ses innombrables femmes de chambre, et la Souveraine aimait réfléchir à voix haute dans l'intimité de ses appartements, n'oubliant jamais que les murs avaient des oreilles mais assez curieusement, elle n'appliquait pas le raisonnement à la valetaille. Probablement car l'ensemble de sa maisonnée la craignait ou la vénérait trop pour respirer sans sa permission expresse.
La précédente Reine n'envoyait que très peu de lettres, et brûlait toujours celles qu'elle recevait. Laisser traîner un papier quelconque était une invitation tacite à ce que quelqu'un le lise, déclarait-elle, et il existait bien trop de curieux en ce monde. Bien trop de fouineurs désireux de se mêler de ce qui ne les regardait aucunement, parfois par cupidité, parfois par amusement, toujours pour le grand daim de leurs victimes.
Si une Reine de l'Hiver et des Unseelie craignait que son courrier ne soit ouvert par un indiscret loin d'en être le destinataire, pourquoi donc cet indiscret éprouverait-il des scrupules à voler le message d'un humble serviteur placé nettement plus bas dans la hiérarchie et incapable de riposter aussi cruellement ? Si bien que Deirdre elle-même avait conseillé à son homme de ne lui écrire que des foutaises bonnes à pleurer d'ennui et à s'endormir les yeux ouverts. Et puis, c'était drôle de décrypter ses humeurs à travers sa calligraphie et la tournure de ses phrases, au lieu de les entendre franchement annoncées – un peu comme un jeu de casse-tête, où elle tripotait et retournait les morceaux de bois emboîtés pour constituer une cage, afin de libérer la mignonne pierre bleue opaque à l'intérieur.
Elle pensait que la mention du dressage des chiens et combien c'était difficile à accomplir constituait un indice. Et bien sûr, un espion ne trouverait pas cela curieux, puisque c'était la lettre d'un maître piqueux, un homme passant des journées entières à s'occuper d'une meute de chiens, à leur retirer les puces et à les faire courir suffisamment pour qu'ils n'aient plus l'énergie de se mordre et de se pincer une fois rentrés au chenil. Évidemment qu'il parlerait de chiens quand son métier tournait autour d'eux.
Owyn adorait les molosses qu'il devait élever depuis leur naissance, lorsque les créatures rosâtres, aveugles et geignardes tenaient dans une seule de ses mains, et Deirdre trouvait cela amusant vu que son homme présentait des caractéristiques de fauve, mais un fae vivait selon ses propres règles, n'est-ce pas ? Et Owyn aimait ses dogues, ces immenses bêtes au poil immaculé, leur sauvagerie encore palpable sous la peau malgré les siècles écoulés depuis que leurs ancêtres avaient été capturés dans la contrée d'Annwn.
Annwn. Hmm. Dressage de chiens. Elle discernait la forme d'un plan, un possible plan puisque son homme n'était pas là pour qu'elle poursuive un interrogatoire plus approfondi, et déjà qu'avec une discussion les yeux dans les yeux il y avait cinq façons différentes pour se comprendre totalement de travers, elle ne présumerait de rien.
Cela dit, elle imaginait très bien son homme fomenter le plan, en maître piqueux qu'il était, parce que les molosses étaient son meilleur sujet et il se sentirait plus à l'aise si une solution incluait des chiens à un moment donné, et puis soumettre le plan à leur fils. Qu'en avait donc pensé Liam ? Son éducation avait été plus concentrée sur l'étiquette royale et les meilleurs moyens de détecter du poison dans son verre, et maintenant il devait suivre dans les traces de son père au lieu de s'élever au-dessus de leur niveau de vie et de leur rang en société ?
Deirdre trouvait la perspective assez drôle, mais à n'en pas douter, leur pauvre chéri avait été loin d'apprécier. Grognon depuis le début, il nécessitait encore du temps afin de trouver son sens de l'humour, les bonnes combinaisons de mots qui lui permettraient de rire enfin, et le jour où cela se produirait, Deirdre voulait réellement être présente et entendre l'écho de ce rire se dissiper lentement. Elle savait que ce serait un son absolument magnifique, tout bonnement magique.
Pourvu que ça n'arrive pendant qu'il était perdu dans la forêt ! Rien d'autre que des arbres et des écureuils et des sauvages peinturlurés à la guède pour entendre ce miracle, ce serait du pur et simple sacrilège. Là, ce bougre de Gwyn ap Nudd mériterait encore pire que de se faire arracher les yeux, pourquoi pas se faire coudre les sept orifices – yeux, narines, bouche, anus et voie urinaire – et le regarder tituber et se déchirer le visage à l'aide de ses ongles pour retirer le fil ?
Hm, ça avait du potentiel. Deirdre continuerait à réfléchir, elle était sûre de pouvoir peaufiner le supplice exquisément.
Et encore un an de passé sur Terre pour moi ! Quelques commentaires en guise de cadeau seraient bien accueillis.
