Quand Liam ouvrit les yeux, la qualité de la lumière indiquait qu'il était dans les environs de midi. Plutôt étonnant qu'il ait autant dormi, ou peut-être pas tellement que cela ? Après tout, le changelin avait passé une bonne partie de la nuit avec des nerfs tendus brutalement, un peu comme les cordes d'un violon pour que l'instrument chante bien, sauf que dans le cas présent, les seuls bruits que la gorge de Liam aurait produit se seraient résumés à des cris d'épouvante des plus stridents.
Un violon pouvait être strident, mais uniquement entre les mains d'un musicien amateur ignorant ce qu'il faisait. Ce qui… et bien, un amateur sans la moindre idée de ce qu'il faisait, voilà une description correspondant pas mal au jeune homme fraîchement marié à la Reine de l'Air et des Ténèbres, n'est-ce pas ?
Enfin, ce n'était pas le moment de déplorer son sort, il avait déjà fait ça hier soir, et la journée d'avant-hier, et pratiquement chaque instant depuis qu'il s'était réveillé dans la contrée des fae. Maintenant, c'était le moment de survivre.
Avec un soupir, Liam se passa une main sur la figure. Pas trace de barbe, et la dissonance entre la peu lisse sous ses doigts et la conviction à moitié enfouie dans les tréfonds de ses instincts qu'il devrait détecter quelques poils récalcitrants lui conféra brièvement la nausée, pas un bon mélange avec le creux niché au fond de son estomac.
Trouver de quoi grignoter, ce serait vraisemblablement une bonne idée. Il se trouvait au beau milieu d'une forêt, et il avait aidé Deirdre à ramasser des légumes et des herbes dans le potager de la dacha, il courait probablement peu de risque de s'empoisonner en ramassant un fruit bizarre. Un principe de base, quand les couleurs sont bien pétantes, jaune ou rouge vif par exemple, à éviter d'emblée. Regardez les baies d'if, ou les amanites tue-mouche.
En cas de doute, Liam pouvait toujours observer le cerf blanc et si sa monture refusait de toucher un truc ou un autre, ce serait sans doute un bon indicateur. En parlant du cerf, celui-ci l'observait placidement de ses larges yeux vaguement dédaigneux, des moustaches vertes pendant de sa bouche alors qu'il mâchonnait une bouchée d'herbe.
Le changelin haussa machinalement une épaule.
« Navré de ne pouvoir partager ton petit-déjeuner, mais si je m'amusais à brouter ce qui pousse directement du sol, mes tripes m'en feraient entendre de dures. La forme humanoïde, c'est assez fragile, j'espère que tu le comprendras. »
Le cerf expulsa bruyamment une bouffée d'air chaud par les naseaux avant de détourner la tête, exprimant muettement et splendidement son mépris pour la condition de ces prétentieux bipèdes qui se déclaraient les rois du monde mais tombaient malades au moindre prétexte. Enfin, c'était l'impression qu'il donnait.
Si ça se trouvait, l'interprétation de Liam était entièrement à côté de la plaque et il ne devrait même pas tenter de comprendre son unique compagnon d'épreuve s'il ne souhaitait pas que son cerveau décroche irrémédiablement. Mais avait-il réellement le choix ? Il lui faudrait survivre pendant un an et un jour par lui-même, les tribus indigènes feraient de leur mieux pour l'écorcher et le massacrer au lieu de s'arrêter pour un brin de conversation civilisée autour du feu de camp, et les anachorètes en règle générale développaient des excentricités plus ou moins prononcées alors qu'ils renonçaient volontairement à la compagnie d'autrui pour se vouer à l'étude ou à la prière, parfois les deux.
Bon, Liam pouvait demeurer tranquille en ce qui concernait la barbe que les ermites ne pouvaient jamais couper puisque ce serait une marque de vanité, ses joues glabres seraient épargnées par la pilosité emmêlée et crasseuse à souhait qui s'épanouissait gaiement en l'absence de peigne et de savon. Bon sang, là tout de suite, il ne dirait pas non à du savon. Ou à un maigre ruisseau, juste histoire de se tremper les cils et les aisselles, parce que dormir dans ses vêtements… au réveil, on réalisait juste à quel point c'était dégueulasse.
Rien qu'un pantalon et une tunique pour une année entière. Liam allait devoir se montrer prudent avec, si les habits prenaient trop de taches ou de déchirures, il en serait réduit à déambuler nu et ça l'arrangerait encore moins. Les peuplades du coin appréciaient peut-être, mais ça n'était pas son cas, il ne réussirait qu'à s'enrhumer. Attendez, non, il avait rejoint la Cour d'Hiver, le froid ne l'affectait plus. Mettons alors qu'il ne parviendrait qu'à s'érafler, c'était plus logique.
Que pensera sa chère et tendre épouse si Liam lui revient couvert de cicatrices ? Vu l'importance que l'Hiver accordait à la force nécessaire pour survivre, elle pourrait les considérer comme la preuve visuelle qu'elle n'a pas épousé une chiffe molle. Qu'il était capable d'endurer l'inconfort et d'en revenir, un petit peu amoché certes mais il était vivant et au bout du compte seule la vie comptait.
Seulement, juste parce que Liam pouvait endurer la douleur, cela ne signifiait pas qu'il voulait la subir. Il n'était pas masochiste, merci bien. La plupart des gens appréciaient leur petit confort, et quiconque passait la journée dans le fin fond de la campagne sans une tente ou un simple couteau cherchait davantage les embêtements que le retour triomphal permettant de se pavaner virilement devant toutes ces poules mouillées même pas fichues de quitter l'abri douillet de leur chambre.
Pour sa part, Liam les enviait beaucoup, les poules mouillées en question, surtout avec son estomac se manifestant vocalement, visiblement insatisfait qu'un simple inconfort physique ne suffise pas à ce que l'organisme auquel il était attaché décide de se bouger et de lui donner de la nourriture à digérer.
Bon, plus moyen de tergiverser ni de retarder le bazar, l'heure d'alimenter la chaudière sonnait avec insistance. Et surtout, le cerf blanc le regardait à nouveau, l'air de se demander comment on pouvait être aussi imbécile et négliger de prendre soin de son corps alors qu'on avait tout le nécessaire à disposition.
« Si je ne m'abuse » commenta Liam plus pour lui-même que pour son compagnon à quatre pattes, se levant et faisant craquer ses genoux et ses épaules de manière tout à fait inquiétante, « il y avait des ronciers dans cette direction, et ça veut dire des mûres. Si les oiseaux et les écureuils n'ont pas déjà tout dévoré. »
Et s'il y en avait, des fruits. Vu que le Solstice d'Hiver venait de passer, cela n'aurait pas dû être le cas, mais la contrée d'Annwn était réputée pour sa fertilité abondante riant au nez des saisons, alors franchement, c'était le cadet des soucis de Liam. Ou pire encore, le benjamin de ses soucis. Le dernier-né encore enroulé dans ses langes et incapable de rester propre.
Bon, programme du jour, découvrir l'existence des mûres, en avaler autant qu'il peut sans vomir parce que des fruits tôt le matin, c'est furieusement acide sur la langue et pas très agréable mais ça restait quelque chose de consistant dans l'estomac, puis trouver un coin tranquille pour se décharger les reins vu qu'il avait la vessie pleine, et après ça se mettre en quête d'un ruisseau histoire de se laver les mains.
Rester propre serait crucial, parce qu'il refusait d'attraper la gastro-entérite ou la diarrhée ou le choléra, et quand il reviendrait à Caer Sidi ce ne serait pas en pouilleux empestant le château des caves aux cimes des plus hautes tours.
La situation était précaire, mais Liam gardait quand même sa dignité.
Bonne année à vous tous ! Et un nouveau chapitre pour célébrer 2024 !
