Mine de rien, ramasser des mûres s'avérait plus périlleux que prévu. Liam avait la conviction que le cerf blanc rigolait sans bruit alors qu'il se couvrait les mains et les avant-bras d'éraflures plus ou moins profondes, certaines laissant fuir des gouttelettes de sang étonnamment sombre.
Aux dernières nouvelles, le sang n'était-il pas supposé couler rouge vif avant de s'oxyder à l'air libre ? Pourtant le changelin avait beau s'entailler l'épiderme, il ne jaillissait qu'un épais liquide sombre comme la nuit qu'il venait de passer sous les frondaisons de la forêt. Encore un détail auquel il ne s'attendait pas, qui lui nouait les tripes en un sac de nœuds si serrés que les mûres prendraient vraisemblablement un temps fou à digérer. Sur combien d'autres trébucherait-il avant de s'y habituer ?
Voulait-il seulement s'y habituer, ne plus éprouver la moindre révulsion face à un rappel qu'il n'était plus humain ? Liam frissonnait, et non à cause de la fraîcheur matinale dans les ombres des fourrés.
Heureusement, il n'avait pas les intestins tourmentés au point de ne pas pouvoir évacuer les déchets produits par ses reins. Finir constipé dans sa situation, cela aurait été une énième humiliation et il nageait déjà dedans jusqu'aux yeux.
Après avoir recouvert de brins d'herbe et de feuilles le résultat de sa nécessité corporelle (vu que les chiens chassaient au flair, et que la contrée d'Annwn abritait les cousins primitifs des dogues tant prisés par la noblesse féerique, mieux valait encore ne pas leur fournir l'occasion de se familiariser avec son fumet ni de leur signaler qu'un intrus rôdait dans leur territoire), Liam soupira longuement et se tourna vers sa monture qui lui renvoya un regard plat.
« Je suppose qu'une promenade matinale te tenterait ? » suggéra le changelin d'un ton badin, mais sans beaucoup croire en une réponse positive, vu que l'animal avait passé la journée d'hier à le porter sur son dos depuis Caer Sidi.
Il ne s'y trompait guère, car le regard sombre du cervidé réussit à perdre encore plus d'aménité, en dépit de ne pas en exprimer une goutte pour commencer. Assez impressionnante prouesse, en vérité, sauf pour le bougre qui s'en retrouvait la cible.
L'aspirant à la survie leva les mains dans un geste d'apaisement, qui en outre visait à lui protéger le visage d'un coup d'épois si d'aventure le cerf tenait à manifester physiquement son excès de mauvaise humeur.
« Nous nous trouvons actuellement en territoire inconnu, sans la moindre idée de l'emplacement d'une source d'eau, ou d'une source de provision, ou d'un possible nid de créatures hostiles à la recherche d'un amuse-bouche ou d'un jouet à tourmenter. La connaissance, c'est le pouvoir, comme on dit, mais dans le cas présent, il s'agit de simple bon sens. Nous devons trouver un refuge à peu près convenable plutôt que de nous terrer dans le premier trou venu. »
Face à son argumentation logique, le cerf souffla bruyamment par les naseaux et tourna sa tête orgueilleuse vers l'arbre sous lequel Liam avait somnolé.
« Oui, c'était la première nuit dans la nature, excuse-moi d'avoir improvisé » ironisa le changelin. « Un premier essai a l'obligation d'être brouillon et déplorable, mais si les tentatives qui suivent ne montrent aucun trace d'amélioration, c'est que l'esprit derrière le projet mérite un grand coup de latte dans le fondement histoire de le motiver à faire preuve d'un zeste d'enthousiasme. »
L'animal blanc renifla et inclina le cou en arrière pour se tâter le flanc, peut-être à la recherche de puces ou d'éraflures ou encore de nœuds dans son poil fourni.
« Paresseux, va » maugréa Liam. « Je te ferais savoir que le perfectionnisme mène loin, n'en déplaise aux accusations infondées de se montrer chieur et tatillon. »
En son for intérieur, le changelin percevait un murmure désapprobateur en face de son insistance à poursuivre une conversation à sens unique (ça qualifiait probablement comme un monologue) avec un animal certes pas mal éveillé pour un quadrupède, mais un brouteur d'herbe néanmoins et n'était-ce pas un brin ridicule ? Qui deviendrait son prochain interlocuteur, une vache ? Les bovins également étaient cornus et adeptes de ruminer leurs repas, alors l'option était moins grotesque qu'au premier abord.
Et il percevait aussi un autre murmure. Pas une voix, celui-ci. Davantage le souffle de l'eau qui se ride à la surface de la mare, le frémissement des branches sous le poids de leurs feuilles et de leurs brindilles, l'inspiration de la terre juste avant le réveil des herbes et de la mousse. Un chuchotis à peine perceptible, mais quand vous vous rendiez compte que c'était là, impossible de ne pas se rendre compte que ça ne s'arrêtait pas. C'était présent, aussi présent que l'air, aussi présent que la lumière et les ténèbres, et les fins cheveux sur la nuque de Liam se hérissaient de leur mieux, comme si quelqu'un regardait par-dessus son épaule et qu'il n'était pas autorisé à se tourner pour discerner le visage de cette personne.
Et pourtant, à défaut de visage, il avait un nom sur le bout de la langue. Un nom pour le murmure, un nom qu'il savait être correct et pour cette raison précise il hésitait ne serait-ce qu'à s'en souvenir. Les noms avaient du pouvoir, après tout. Si Liam nommait le murmure, il lui donnerait pouvoir sur sa personne en concédant la base de son existence dans le monde, lui accorderait une place dans sa psyché et son quotidien, et cela…
Il n'était pas prêt. Pas encore. Il pataugeait encore dans les ramifications de son enlèvement, de sa métamorphose et son aliénation de la race humaine, de son actuelle épreuve de survie pour l'amusement d'un chef de tribu hostile au concept qu'il représentait malgré lui, le changelin n'avait tout bêtement pas le temps ni la capacité mentale d'ajouter une autre crise identitaire à son programme surchargé.
Une crise identitaire qu'il pouvait uniquement retarder et délayer, pas fuir indéfiniment car ce nom sur le bout de sa langue, rôdant à la lisière de ses pensées, celui-ci avait été déjà prononcé et attribué la nuit de ses noces. La nuit où il lui avait fallu s'apparier avec la nouvelle Reine de l'Air et des Ténèbres, la nuit où elle avait été reconnue et approuvée en tant que souveraine de l'Hiver et des Unseelie par la magie lui accordant une dénomination par le biais des cordes vocales de Liam.
Et en échange, la magie avait emprunté les cordes vocales de la jeune Reine afin de conférer une dénomination à Liam. Le nom supposé le façonner en tant que parèdre de sa Majesté, en tant que Roi pleinement réalisé et fier de remplir ses devoirs. Le nom qui ne manquerait pas de l'avaler s'il n'y prenait garde, car l'Hiver était la saison du prédateur et un prédateur ne partageait pas, il ne cohabitait pas, il s'emparait et il dévorait sans scrupule ni remords.
Le nom qui attendait patiemment à la lisière de son inconscient, prêt à remonter à la surface et à s'imposer au plus petit signe d'un manque de vigilance mais satisfait de se tapir en embuscade pour le moment. Son heure viendrait tôt ou tard, à quoi bon pinailler pour un jour ou deux, pour un mois ou trois ?
Le Roi serait couronné, et l'avis de Liam sur la question ne méritait aucunement que l'on s'y intéresse, bien qu'il fusse la chair de laquelle émergerait ce Roi.
Sa seule rébellion possible, c'était de reporter constamment cette émergence, jusqu'à ce que sa résolution le trahisse. Mais de la volonté, il en avait à revendre.
