La contrée ne respirait pas, mais cela ne l'empêchait nullement d'avoir un souffle. C'était une vérité que les humains avaient oubliée depuis si longtemps que pour s'en souvenir, il leur aurait fallu remonter bien plus loin que l'arrière-grand-mère de leur arrière-grand-mère quand ils prêtaient l'oreille à la mémoire du vent.
C'était une vérité que les Sidhes tendaient à écarter de leurs préoccupations du moment, eux aussi. Tant qu'ils pouvaient s'amuser dans leurs nobles et misérables demeures, ils n'avaient pas à s'en soucier alors pourquoi donc le faire ?
Non, ceux qui cohabitaient avec le souffle de la contrée, c'étaient les arbres et les animaux et la rivière, et peut-être également les tribus vaguement sauvages qui traitaient la notion de civilisation comme une obscénité digne de se voir couvrir de crachats et d'injures. Ceux qui vivaient et mouraient dans le cœur même de la contrée, sans arrêt – car leur cycle de vie défilait à une vitesse folle, s'éteignant presque aussitôt après avoir été allumé, tandis que la contrée suivait la lente progression tectonique prenant sa source dans les tréfonds de la planète.
La contrée remarquait peu le passage des années. Celles-ci s'avéraient toujours si courtes, en vérité, aussi courte que la respiration pour un humain ou un animal. Combien de souffles en une seule journée ? Ce n'était pas le type de question qui vous venait à l'esprit sur un coup de tête.
Néanmoins, la contrée remarqua l'arrivée du garçon. Car elle remarquait peu le passage des années, mais elle en avait néanmoins une vague conscience, et elle avait noté que cela faisait un certain temps depuis la visite d'un jeune aspirant à la royauté en son sein, dans ses terres, sous ses frondaisons. Pas longtemps, pas pour la contrée, et qui savait si cela faisait longtemps pour le Peuple dont la mesure du temps pouvait s'avérer relativement élastique selon la nature de l'être auquel vous vous adressiez. Longtemps pour un humain, cela allait sans dire, la race mortelle trouvait que mourir à cent ans, c'était âgé, mais il n'était pas question d'humain ici.
Avant, peut-être. La contrée pouvait renifler les relents d'humanité dans l'essence du jeune aspirant à la royauté, les couleurs fades qui persistaient à durer car elles étaient là d'abord, elles avaient occupé la place pendant un laps de temps supérieur. Mais cela finirait par changer, au fur et à mesure que les teintes vives de Faerie imbibaient cette âme, plongeaient en cette âme à la manière de la teinture dans un fin lainage. Tôt ou tard, il ne resterait rien de la nuance originelle, seule la couleur teinte serait visible, et quand bien même les dégâts tenteraient de ramener la nuance du début, il resterait obligatoirement une trace du processus transformatif, accusée ou légère.
C'était amusant, la façon dont la jeune âme frémissait en face de la teinture. Un petit lapin face au gosier du renard, presque. Un faon se pelotonnant sous un buisson alors que l'orage grondait au-dessus de sa tête. Un refus de se résigner à la réalité des choses – c'était amusant, et surtout c'était intrigant.
Intrigant car ne pas accepter l'état du monde, beaucoup prétendaient le faire mais se limitaient à des pleurnicheries et récriminations, des paroles en l'air durant à peine une brise, rien qui vaille l'attention de la contrée. Trop éphémère, trop inconsistant pour mériter d'être remarqué, incapable de laisser une trace plus durable que le gel froid qui fondait à la première caresse de la lumière matinale.
Beaucoup déclaraient ne pas tolérer l'emprise du monde sur eux. Peu parvenaient à briser le diktat du monde sur eux afin de renverser la situation et d'imposer leur vouloir sur le monde, tant pis si ce n'était qu'un mot, qu'une action, la fourmi commandait l'ours et cela resterait dans les mémoires, y compris celle de la contrée, tant c'était remarquable.
Le jeune aspirant à la royauté avait la sourde volonté de s'opposer à l'emprise du monde, mais en ferait-il quelque chose ? Il s'y efforçait déjà, mais y parviendrait-il ? Même un échec serait honoré, car quitte à se briser les reins, à se perclure le squelette dans son entier, pourquoi ne pas le faire en pourchassant le grandiose ? À quoi bon se ruiner pour une ambition médiocre, à quoi bon soupirer après la fleurette quand on avait l'opportunité de convoiter les étoiles ?
Telle était la marque d'un Roi, nourrir des désirs parfaitement démesurés, car le Roi n'était pas seulement un homme, le Roi se devait d'incarner la contrée et la contrée n'avait aucun sens de la mesure si ce n'était à une échelle planétaire, effarante aux yeux de vies éphémères qui ne pourraient jamais se réconcilier pleinement avec la vaste amplitude du monde dans lequel elles avaient eu la chance de naître.
Un jeune aspirant à la royauté se promenait à présent dans le cœur de la contrée, et la contrée avait remarqué sa présence. Avait remarqué la possibilité qu'il puisse devenir son représentant parmi ces existences agitées et capricieuses qu'étaient les Sidhes, et désormais se posait la question – y parviendrait-il ?
Qu'il soit digne ou pas de recevoir cet honneur, cela importait peu. La capacité à recevoir quoi que ce soit, surtout quelque chose d'aussi subjectif que la Royauté, constituait une invention de premier choix parmi le Peuple autant que parmi les humains. Pour la contrée, seuls les faits demeuraient, les actes à jamais figés dans la pierre et dans l'ambre, fossiles préservés pour les générations futures comme témoignage d'un passé enfui à jamais loin d'eux.
Soit le jeune aspirant à la royauté échouerait dans son voyage, son ambition noyée dans la froide glaise recevant les cadavres afin de les réduire à un terreau plus fertile à d'autres désirs, soit il survivrait jusqu'à son intronisation pour que sa volonté puisse se dresser contre le monde. Il n'y avait pas à chercher plus loin, il n'y avait pas à se tracasser davantage. C'était la sérénité des collines et des volcans et des vallées et des plaques tectoniques, la sérénité qui demeurerait avec la contrée peu importe l'issue de l'épreuve se déroulant actuellement en son sein.
Il n'y avait que l'attente, la constatation du résultat patientant à la fin de celle-ci, et la contrée pouvait attendre. L'impatience était un luxe pour ceux dont la vie se comptait en années, pas en ères géologiques. L'impatience était autant une fiction que l'honneur, une invention de ces êtres colorés et bruyants qui se donnaient un mal inimaginable pour cultiver des airs de raffinement et de civilisation, un mal tel que cela dépassait l'entendement des animaux et des plantes. Vraiment, il fallait être humain pour comprendre l'humanité, et il fallait être du Peuple pour comprendre le Peuple.
La contrée avait constaté cette vérité à moult reprises, chaque fois qu'un jeune Roi acceptait la couronne et devenait son incarnation. Toujours, un détail finissait par aller de travers pour une raison mystifiante. Jamais la contrée ne se décourageait, cependant, car un aspirant à la royauté finissait par trouver le chemin menant à elle, et que pouvait-elle faire d'autre que de le reconnaître quand il s'entêtait à suivre son idée ?
Encore et encore, cela se produisait, et le jeune Roi ne cessait de lui montrer des choses que jamais la contrée n'aurait imaginé. Probablement un privilège de l'existence éphémère, cette capacité à enfanter le nouveau et l'imprévisible, le jamais vu auparavant.
Que deviendrait celui-là, s'il survivait assez longtemps ?
La contrée patienterait, et elle verrait bien. Elle finissait toujours par voir.
