Le changelin avait cru que les jours lui paraîtraient interminables alors qu'il s'efforçait de ne pas donner au Tylwyth Teg la satisfaction de crever lentement de soif, de froid, ou de se faire mâchonner par les prédateurs en maraude dans la forêt, mais le temps filait étonnamment vite quand on était préoccupé. Ou quand on cherchait un abri avant que la nuit tombe.

Il se donnait vraiment du mal pour trouver un point positif à la situation, la maigre consolation que son épreuve pourrait ne pas trop malmener son moral. Après tout, si ça passait vite…

Mais d'un autre côté… la solitude n'avait pas que du bon. La solitude quand on était cerné par les dangers, se demandant constamment si une tribu hostile ou un ours en mal de dîner surgirait des fourrés, cela causait un effet usant sur la psyché.

Il dormait de plus en plus longtemps. Du moins, il pensait que c'était le cas, puisque le soleil avançait toujours plus loin au-dessus des frondaisons quand il ouvrait les yeux. Voilà ce qu'il en coûtait de s'adonner à la paranoïa, le stress finissait par exiger un prix en échange d'aiguiser ses instincts de survie.

Liam ne voulait pas tellement perdre autant d'heures à somnoler. Le cerf blanc avait beau monter la garde – et le changelin commençait à nourrir une reconnaissance désespérée à l'endroit de l'orgueilleuse créature, son unique compagnon dans cette épreuve, le seul être qui ne semblait pas prier pour sa mort ou comploter pour utiliser sa survie à des fins politiques nébuleuses – la bête à cornes n'en devait pas moins se reposer également, et si tous les deux manquaient de vigilance précisément quand il ne le fallait pas, à cet instant périlleux où leurs vies dépendaient d'un fin cheveu, le résultat serait déplorable. Pour eux deux.

C'était la raison primaire, celle que son cerveau s'entêtait à répéter et rabâcher afin de ne pas laisser de place à la seconde raison, celle qui rôdait à la lisière de ses pensées. Celle qui pouvait n'être que le début d'un délire paranoïaque, et c'était la possibilité la plus rassurante, car l'autre…

Liam ne pouvait plus se souvenir si son esprit était doté de protections empêchant qu'on se glisse dans ses souvenirs et ses réflexions. Il savait intellectuellement que pénétrer la psyché d'autrui était possible, tout comme il savait respirer et courir, une connaissance dont il ignorait l'origine car l'information avait été apprise si longtemps auparavant.

Et il avait l'abominable soupçon que quelque chose profitait de son inconscience afin d'effleurer son esprit sans défense.

La stratégie tombait sous le sens. Le cerveau plongé dans un rêve crachait une invraisemblable variété de scénarios farfelus, si bien que le rêveur acceptait tout ce qu'il voyait et entendait pendant son sommeil comme le produit évident de son imagination débridée après une journée à se tenir bien sage. La plupart du temps, le dormeur ne se souvenait même pas de son rêve, celui-ci s'effaçant au réveil, s'évaporant avec la rosée dans la chaleur avancée du matin.

Le moment parfait pour qu'un malveillant cible sa proie. Qui accorderait de l'importance à une silhouette étrange se promenant à la lisière de votre songe, en vérité ? Et peut-être que la nature chaotique d'un rêve pouvait gêner la recherche d'information, mais quand le mental détendu était vulnérable à la suggestion, il était facile pour un maître manipulateur de convaincre sa victime de lui donner ce qu'il convoitait.

Et à son réveil, la proie ne se rendrait même pas compte qu'elle devrait paniquer, demander à l'aide, se placer sur la défensive. Oui, les jeux mentaux figuraient parmi les branches les plus intrinsèquement terrifiantes de la magie quand leur potentiel était exploré au maximum par des individus sans vergogne ni scrupules.

Liam voulait croire qu'il n'était que la victime de son isolement, de sa propre terreur de tomber dans une embuscade. Qu'il n'était qu'un misérable type luttant pour garder la tête hors de l'eau en s'attachant à un cerf qui ne pouvait répondre à ses monologues – oui, c'était stupide de parler tout haut quand on pouvait l'entendre, mais le changelin ne pouvait pas garder les mots à l'intérieur de son crâne pour l'éternité, ils finissaient par se déformer et se vider de signification, et si jamais il perdait l'usage de sa langue à force de ne point s'en servir ? Dans les contrées des Fae, ça pouvait très bien se produire, la réalité devenait ce que les Fae voulaient qu'elle soit, ou même ce qu'ils pensaient qu'elle devrait être. Pour l'instant, Liam n'avait pas encore causé d'incident, mais ayant été intronisé comme le Consort de la Reine de l'Air et des Ténèbres, ça arriverait tôt ou tard.

Il ne voulait pas perdre sa langue. Il ne voulait pas perdre sa voix. Il ne voulait pas perdre le moyen de se faire entendre par autrui.

Il y avait probablement une couche de symbolisme dans l'affaire. Il y avait toujours du symbolisme et des métaphores, dans le monde humain autant que dans le pays des Fae, mais parmi les Sidhes, la séparation tendait à se brouiller davantage. C'était difficile de garder ce qui était et comment ça devrait être séparés.

Autant que ce serait difficile pour un changelin de garder en mémoire qui il était – un humain obligé de revêtir la peau et la conduite d'un Sidhe – pour ne pas succomber à qui il était supposé devenir – un Sidhe qui se trouvait avoir été fabriqué avec la chair et les os d'un humain, mais personne ne se douterait de rien après avoir vu la créature agir dans son milieu naturel.

Liam refusait de se perdre. Il refusait d'oublier. Mais s'il était obligé de se concentrer sur sa survie, sur la possibilité que son esprit était assailli pendant qu'il n'y prêtait pas attention – et si l'objectif du mystérieux intrus dans sa psyché consistait précisément en cela, le contraindre à se rapprocher de la nature fae qui lui avait été imposée, le rapprocher du nom qu'il ne voulait pas reconnaître comme le sien, le pousser à petits coups vers le précipice jusqu'à ce qu'il soit trop tard pour ne pas dégringoler, trop tard même pour se raccrocher à la falaise par le bout des ongles ?

Non. Non, il ne devait pas céder à un accès de paranoïa, il ne pouvait pas laisser monter la frayeur au point qu'elle se changerait en panique et l'empêcherait de réfléchir, lui sciant les membres et le réduisant à un petit tas piteux qui sanglotait dans la mousse et les herbes humides. Ce n'était vraiment pas le bon moment, et ce n'était absolument pas l'endroit qui convenait.

La panique, c'était un luxe réservé à l'intérieur d'une chambre douillette avec des verrous solides sur la porte et les fenêtres pour que personne ne puisse surgir à l'improviste et assister à votre déconfiture. Ou c'était une tactique à induire sur le champ de bataille, dans le camp de l'adversaire, afin de remporter plus aisément la victoire.

Liam devait se contrôler. Devait rester calme. Conserver son sang-froid, tant pis s'il se mettait à voir des feuilles bouger de manière étrange et se demander chaque fois si ce n'était que le vent, ou un écureuil en promenade, ou un molosse prêt à lui arracher la gorge. Tant pis si quelqu'un s'amusait à jouer avec son mental pour des raisons obscures.

Il fallait qu'il survive, c'était son premier objectif et le plus important. Le reste, il s'en inquiéterait plus tard.