Ensuite je lis un livre et même deux ou trois
J'ajoute quelques couleurs qui ne plaisent qu'à moi
Puis c'est guitare, tricot, gâteaux et quelquefois
Je me demande où est la vraie vie
C'est seulement à partir de sept ans que Nana est autorisée à descendre dans la cour intérieure sans être accompagnée. Après tout, personne parmi les serviteurs ne veut expliquer à leur maîtresse que sa fille s'est empoisonnée en touchant une des plantes qui y pousse.
Tout comme la grand-mère de Nana avant elle, sa mère aime les plantes, aussi bien les admirer que les cultiver. Au troisième étage de la havelî, elle a même un petit laboratoire privé pour préparer ses décoctions et philtres – même avec quelqu'un d'autre, Nana ne peut pas y entrer du tout.
Un arbre neem tout fin se dresse au centre, et à son ombre pousse de la belladone et de la ciguë. Du chanvre indien, de l'odollam, du datura et de la digitale s'épanouissent dans des pots rangés le long des murs. Du lierre s'étire sur les murs, et des plates-bandes de jasmins élégants et d'hellébores côtoient des lauriers-roses.
Le jardin est à l'image de Talia al Ghul, aussi beau à admirer que mortel à toucher.
Cinq fois par jour, c'est la prière.
Nana ne se rappelle pas trop quand elle a commencé à se joindre à ceux des serviteurs qui sont musulmans, elle a oublié quand elle a reçu un tapis de prière à elle, elle n'est plus sûre si c'est la cuisinière ou une femme de chambre qui lui a dit quels mots formuler.
Elle ne pense pas que sa mère approuve, mais celle-ci ne dit rien, alors Nana continue, cinq fois par jour, et les prières rentrent en elle un peu plus profond jour après jour.
Une fois, elle a demandé à Nour qui fait les poussières dans la bibliothèque de lui expliquer Allah. Nour a répondu que comprendre personnellement le divin, c'était une affaire entre Nana elle-même et Allah, alors non, elle ne pouvait pas. Elle lui a prêté un Coran un peu effiloché, par contre.
Nana essaie de le lire un peu chaque soir, et parfois, elle pense qu'elle comprend presque.
Le seul jouet de Nana, c'est un assortiment de poupées russes. Un cadeau de Tessa, bien entendu. Les poupées sont du bois peint en bleu et blanc et noir, et de la plus grande à la plus petite, il y en a sept. Parfois, Nana prétend que les plus petites sont de courageux résistants qui doivent combattre les Talibans, mais éviter les commandos américains au passage.
(Elle entend les serviteurs parler des Américains dans les couloirs, comment ils sont en train de tuer tout le monde en Afghanistan, les civils comme les Talibans, comment ils pourraient vouloir venir au Pakistan aussi.)
(Elle pense que son père pourrait être Américain.)
Nana n'a pas besoin de jouets. Du moins, c'est l'opinion de sa mère. À la place, pour ses anniversaires, elle reçoit une leçon de jardinage privilégiée avec Talia, ou une chronique illustrée de Bâgh o Bahâr, ou encore une boîte à secrets en fine laque.
Une fois, u'mmi lui a offert un couteau. Un petit qui coupe très bien, et la mère de Nana lui a expliqué comment le cacher sous sa kurta et comment le porter pour le tirer sans problèmes.
Apparemment, c'est une question de prudence. C'est mieux pour Nana d'avoir un couteau et de ne pas s'en servir que de se retrouver dans la situation inverse.
(Nana ne demande pas de quelle sorte de situation il s'agit.)
Ce ne sont plus seulement des exercices de yoga et de gymnastique qui figurent dans l'emploi du temps de Nana.
Elle a un professeur particulier pour lui apprendre à utiliser son couteau, et bientôt il la trouve assez bonne pour l'autoriser à en utiliser deux. Il y a aussi un petit monsieur japonais qui vient lui apprendre le ju-jitsu et la manière de ligoter quelqu'un sans lui laisser l'opportunité de se détacher. Katoï qui met du maquillage et porte des cheveux très longs mais a la poitrine très plate lui montre quelques technique muay-thaï et lui déclare très sérieusement que tous les coups sont valables quand tu te bats, y compris mordre, cracher dans les yeux ou frapper dans le dos.
Elle reçoit aussi des leçons de théâtre : comment marcher comme un garçon, comment changer de vêtements en une minute à peine, comment exagérer un accent au point de faire presque caricature. Elle est aussi très douée pour contrefaire les voix, même Tessa n'en est pas revenue d'entendre un baryton de vieillard sortir de sa bouche de petite fille.
À côté de ça, le garçon de courses du moment la laisse regarder pendant qu'il crochète des serrures. La cuisinière critique son incapacité à glisser une poudre soporifique dans un plat de curry sans gâcher le goût de la sauce. L'archiviste avec son mouchoir sur la tête renifle devant les pattes de mouche qu'elle essaie de faire passer pour de l'anglais écrit.
Nana doit apprendre beaucoup de choses, et à cause de ça, elle n'a plus tellement le temps pour errer dans les quarante pièces remplies de tapis et de meubles en bois précieux qui lui servent de maison.
Toute sa vie, Nana l'a passée à l'intérieur de la havelî, et plus elle grandit, plus elle se rend compte que ce n'est pas normal du tout, à force d'écouter les serviteurs discuter de la vie en-dehors des murs quand ils ne savent pas qu'elle tend l'oreille, ou de se faire détailler la Russie et les nombreux pays visités par Tessa quand celle-ci n'était pas entrée au service de sa mère.
Elle sait qu'elle doit rester à l'intérieur. Même plusieurs années après, elle se rappelle trop bien la terreur sur le visage de son u'mmi quand elle a suggéré la possibilité qu'elle mette un pied hors de la maison.
(L'ombre de son grand-père projette loin, et longtemps.)
Et puis, même si elle s'en allait, qu'elle quittait sa maison, la maison de sa mère, où irait-elle ? Ce n'est pas comme si elle connaissait un autre lieu où vivre. Lahore même, la ville où se dresse fièrement la havelî, lui est inconnue. La seule autre ville qui lui soit vaguement familière est Saint Pétersbourg dont Tessa lui a tant parlé, et c'est en Russie, autrement dit à l'autre bout du monde.
(Elle ne sait même pas dans quel pays habite son père.)
Alors elle reste. Quel autre choix a-t-elle, vraiment ?
Parfois, Nana se sent seule.
C'est ridicule, bien entendu, au milieu de la foultitude des serviteurs. Tessa est une présence constante, et sa mère fait de son mieux pour venir dès qu'elle peut. En fait, Nana pense qu'elle est vraiment très, très gâtée.
Elle se sent quand même seule. C'est un ressenti qui se cache sous ses côtes et lui chasse l'air des poumons, surtout la nuit quand elle se retrouve dans son lit aux draps frais toujours trop parfumés à la cannelle. Un ressenti qui lui tombe au fond de l'estomac quand un cri de gamin particulièrement strident parvient à franchir la barrière des fenêtres pour atterrir dans son oreille.
Nana se sent seule, comme uniquement peut l'être une petite fille parmi une société où personne n'a moins de vingt-cinq ans. Oh, tout le monde l'aime dans cette société – elle est leur princesse, après tout, la fille de leur maîtresse.
C'est juste que lorsque Nana voit un visage d'enfant, c'est lorsqu'elle s'assoit devant le miroir de sa chambre pour que ses cheveux soient peignés et nattés. Dans les fenêtres lorsqu'elle passe devant. Dans l'eau de son bain avant qu'elle ne trouble son reflet par des remous et du savon.
Elle veut un autre enfant dans la maison. Elle se fiche du comment, elle veut juste croiser quelqu'un qui n'aura pas à se pencher pour lui prendre la main, quelqu'un dont les enjambées seront de la même taille que les siennes.
Seulement, elle ne sait pas si sa mère sera d'accord – au bout du compte, u'mmi n'a jamais accédé à sa demande de chat. Alors, elle décide de se tourner vers Allah, qui est supposé toujours écouter pour ce genre de choses.
Cinq fois par jour, Nana s'installe sur son tapis de prière, elle ferme les yeux et tâte cette absence de souffle entre ses côtes. Elle ne demande pas, elle montre. C'est idiot de réclamer des choses à Allah, tout ce qu'on peut faire, c'est l'informer qu'on a un problème. Après, il interviendra. Ou pas. Tout dépend, on ne peut jamais être sûr.
Nana n'est pas sûre, mais elle espère. Cinq fois par jour.
Puis je relis mes livres, je rêve d'aventure
J'ajoute de la couleur, il en manque j'en suis sûre
Et puis je brosse et brosse et brosse ma chevelure
Dans cette prison où j'ai grandi
Et je me demande, et demande, et demande, et demande
Où se cache la vraie vie ?
Oui, c'est bien la chanson Où se cache la vraie vie du film Raiponce. Appropriée, non ?
